La dette publique, à qui la faute ?

Ces derniers mois, l’actualité nationale semble essentiellement centrée autour du budget de l’État, c’est-à-dire de l’organisation de ses dépenses et de ses recettes : faut-il diminuer les unes ou augmenter les autres ? Derrière cette question, c’est au fond celle de la dette publique qui se pose. En effet, la volonté d’un budget à l’équilibre entre recettes et dépenses exprime la crainte d’une dette publique estimée déjà trop importante et qu’il ne faut aggraver sous aucun prétexte 1. Cette problématique a toujours été centrale en économie mais elle semble se manifester de manière de plus en plus vive ces derniers temps, depuis que le monde dans sa globalité entre en récession économique. En effet, puisque la taille du gâteau se réduit, il devient nécessaire de réorganiser sa répartition. Problème : personne n’est prêt à accepter une plus petite part que celle à laquelle il s’est habitué. Alors, comme dans toute situation de crise, nous sommes à la recherche de boucs émissaires : de ceux qui seraient responsables de la crise économique et pour lesquels il serait légitime de diminuer leur part du gâteau.

Il est certain que les choix budgétaires de nos dirigeants ont parfois été particulièrement contestables, voire même parfaitement condamnables (avec des cas de conflit d’intérêts), et que ceux-ci jouent un rôle non négligeable dans l’état de notre dette publique. On peut par exemple avoir en tête la privatisation des autoroutes 2, ou plus récemment une « erreur de prévision des recettes » de l’administration de Bruno Le Maire, menant à une « perte brutale de recettes fiscales à hauteur de quarante-deux milliards d’euros » de son propre aveu 3 (résultat entre autres des jolis « cadeaux fiscaux » faits aux plus riches 4). Pour autant la crise budgétaire est bien plus profonde, liée à une récession économique et non pas seulement à une mauvaise gestion. Elle ne se laisse pas expliquer par des décisions locales, sans quoi ce ne serait pas un phénomène mondial.

La récession économique n’est en effet la faute de personne (ou alors de tout le monde). Comme l’explique très minutieusement Jean-Marc Jancovici 5, la production économique est aujourd’hui essentiellement conditionnée par l’utilisation des machines et donc par la disponibilité des énergies fossiles qui les font fonctionner 6. Or, les énergies fossiles ne sont pas des énergies renouvelables, elles sont consommées à un rythme bien plus important qu’elles ne sont produites par la planète et sont donc vouées à s’épuiser au bout d’un moment. Épuisement qui a malheureusement déjà commencé pour le pétrole. Depuis environ 2007, le pic de production mondial de pétrole conventionnel a été atteint, c’est-à-dire qu’il a cessé d’y avoir de plus en plus de barils mis sur le marché d’une année à l’autre. Comme par ailleurs la population mondiale n’a cessé d’augmenter et que les divers pays à travers le monde voient leurs besoins en pétrole s’accroître, nous connaissons depuis quelques années une diminution de l’approvisionnement par personne en Europe et donc une augmentation du prix de l’énergie (avec pour conséquence une inflation généralisée) qui s’accompagne d’une récession économique 7.

Ainsi pour des raisons purement physiques, l’humanité entre en période de récession pour une durée indéterminée, mais, cette réalité n’étant pas agréable, chacun préfère désigner un coupable afin d’avoir bonne conscience dans son refus d’une quelconque restriction matérielle, c’est-à-dire dans son refus de changer de mode de vie. Serait-ce la faute des riches qui ne contribuent pas suffisamment au bien commun alors même qu’ils en ont largement les moyens et que leur enrichissement n’aurait pas été possible sans le cadre offert par la collectivité – bien que leurs investissements dans notre économie semblent déjà vitaux et qu’aucune richesse n’est assez grande pour compenser indéfiniment un épuisement toujours plus important de nos ressources ? Serait-ce la faute des pauvres qui par leur nombre posent problème en ne travaillant pas suffisamment et en abusant de l’aide sociale – bien qu’ils soient ceux qui fournissent le travail sans lequel le capital serait parfaitement infructueux ? Serait-ce la faute des immigrés qui viennent profiter d’une part des nos richesses – bien que notre richesse se construise sur la base des matières premières importées de l’étranger ? Serait-ce la faute des « boomers » qui ont consommé sans réserve l’énergie qui vient à nous manquer, qui ont provoqué l’essentiel du réchauffement climatique et qui, aujourd’hui, soit monopolisent le pouvoir jusqu’à l’extrême fin de leurs jours, soit nous font crouler sous le coût collectif de leur retraite – bien que nous leurs devions qui nous sommes ?

Notre recherche d’un bouc émissaire va même plus loin puisqu’elle ne se limite pas à ce premier niveau du problème. Nous accorder sur le fait que cette récession est notre lot commun ne nous dispensera pas de savoir par où commencer nos efforts, autrement dit juger de (ce) qui est le moins utile à la société et dont nous pouvons nous passer le plus facilement. Faut-il en priorité diminuer le budget de la défense puisque faire la guerre et tuer son frère n’a jamais apporté rien de bon – alors même que la crise économique suscite des velléités croissantes chez les autres puissances ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la culture qui semble un luxe comparé aux biens matériels vitaux qui commencent à nous faire défaut – alors même qu’elle permet d’élever son regard pour envisager une sortie de crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la justice qui impacte essentiellement des personnes coupables de crimes ou de délits – alors même qu’elle doit être irréprochable pour légitimer l’ordre social qui est voué à être de plus en plus remis en cause sous l’effet de la crise ? Faut-il en priorité diminuer le budget de la recherche et des hautes technologies dont le retour sur investissement est très incertain au niveau pratique – alors même que seuls des progrès techniques importants pourraient nous aider à limiter l’impact d’un épuisement des ressources sur notre mode de vie ?

Cette recherche du parfait coupable est en réalité vouée à l’échec depuis la révélation de l’innocence de la victime collective. Nous devons tous accepter notre culpabilité sans quoi nous mettrons inévitablement en place un processus de montée aux extrêmes duquel tout le monde sortira perdant. Mais qui aujourd’hui pourra faire ce premier pas et entraîner à sa suite les autres hommes, sans devenir simplement un nouveau bouc émissaire consentant ?

P.-S. – La liste des potentiels boucs émissaires esquissée dans l’article ne se veut en aucun cas exhaustive. De plus, les lecteurs de mes précédents articles seront peut-être surpris de me voir présenter l’armée ou la technique comme de potentiels boucs émissaires, alors que j’ai déjà eu l’occasion de me montrer particulièrement critique à leur égard. J’ai pourtant toujours insisté sur le fait que pour Jacques Ellul, le problème n’est pas la technique mais bien la sacralisation de la technique et faire de la technique un bouc émissaire perpétuerait cette sacralisation. Nous devons toujours rester dans la complexité afin de pouvoir critiquer une chose sans en faire un bouc émissaire.

1 Notons au passage que l’estimation d’une dette trop importante ou non repose essentiellement sur un mécanisme de confiance des investisseurs pour l’avenir et donc sur un critère bien plus mimétique qu’objectif.

2 https://www.cgt.fr/sites/default/files/2019-06/2019_RIP_ADP_Fiche6_SR.pdf

3 https://lcp.fr/actualites/commission-d-enquete-sur-le-deficit-public-en-sept-jours-avec-la-censure-vous-avez-fait

4 https://france.attac.org/nos-publications/notes-et-rapports/article/rapport-la-dette-de-l-injustice-fiscale

5 https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/lenergie-de-quoi-sagit-il-exactement/

6 Environ 85 % de l’énergie primaire que nous consommons au niveau mondial est d’origine fossile (gaz, pétrole, charbon).

7 Il est vrai qu’il existe des progrès dans le développement de l’efficacité énergétique (diminution la consommation d’énergie pour un résultat équivalent) et des nouvelles énergies renouvelables, mais Jancovici montre, preuves à l’appui, que ces progrès ne sont pas à la mesure du problème. Leur rythme de croissance est bien trop lent et bien trop conditionné par l’utilisation des énergies fossiles.

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Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

7 réflexions sur « La dette publique, à qui la faute ? »

  1. Julien Lysenko, merci pour cet article qui met clairement le postulat, sur lequel, vous avez pu développer vos arguments :

    « Cette recherche du parfait coupable est en réalité vouée à l’échec depuis la révélation de l’innocence de la victime collective »

    Et de tirer une conclusion très instructive: « Mais qui aujourd’hui pourra faire ce premier pas et entraîner à sa suite les autres hommes, sans devenir simplement un nouveau bouc émissaire consentant ? »

    Si vous employez l’expression de « premier pas », c’est que vous présupposez des rapports de force (potentiellement conflictuels), sans le dire, ce qui vous entraine, à la suite de René Girard d’écrire:  » nous mettrons inévitablement en place un processus de montée aux extrêmes »

    Mon argumentation devrait inciter tous les girardiens à examiner ce postulat.

    Quant à moi, la question ne se pose plus, je le récuse et, sans jeter la théorie mimétique, bien au contraire, je me tourne vers Simone Weil pour analyser la Force…et …la justice et le sacré.

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    1. Merci pour votre réponse, je ne suis pourtant pas certain de savoir quel présupposé Girardien vous contestez.

      Est ce l’idée de mimesis d’appropriation qui mènerait les êtres humains à la rivalité ? Ou bien est l’idée que la rivalité débouche sur une montée aux extrêmes ?

      En tout cas il me semble peu contestable que les rapports sociaux autour de la question du budget soient conflictuels en fonction des intérêts des uns et des autres : entre syndicats et patronat, entre partis politiques, etc… La généralisation est sans doute abusive mais la célèbre phrase de K. Marx reste très significative : « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ».

      Julien Lysenko

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      1. Bonjour Julien Lysenko,

        j’ai cité votre phrase:

        « Cette recherche du parfait coupable est en réalité vouée à l’échec depuis la révélation de l’innocence de la victime collective. » C’est le postulat que je remets en cause. Ce n’est pas la révélation de l’innocence de la victime collective, qu’aurait dévoilé Jésus, qui voue à l’échec cette recherche du parfait coupable. Cette innocence était connue avant lui.

        Quant à la référence (que vous citez) à K. Marx, je ne la fais pas mienne. Je vous ai écrit que je me référais à Simone Weil, qui analyse les rapports de force et aussi, la lutte des classes. Mais c’est aussi, l’autrice de la critique la plus pertinente du matérialisme historique (dont fait partie votre phrase citée).

        Remettre en cause ce postulat a des conséquences, dont la plus importante est la nécessité d’analyser ces rapports de force : Parler de montée aux extrêmes ou de nécessité de reconnaitre sa culpabilité est un moyen de facilité, à mon humble avis, servant à faire l’impasse sur cette analyse, et à rentrer dans ces rivalités , en promouvant des solutions, objet de ces rivalités, et contribuant à cette montée aux extrêmes, que l’on croit dénoncer. Le commentaire de Hervé Van Baren en est la meilleure illustration.

        Suivre Simone Weil, c’est comprendre son concept de Force et la manière de s’y opposer, qu’elle a cherché, recherché et, là encore, à mon humble avis, trouvé.

        Bonne journée

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    2. Merci pour votre précision, néanmoins si je vous ai bien compris ce postulat m’éviterait de faire certaines analyses ? Je ne crois pourtant pas éviter les sujets les plus épineux, et je ne suis pas certain de ce que vous voulez en conclure. Voulez vous dire qu’il faudrait ouvertement prendre part au conflit et entrer dans la négociation ? Que cela est la seule véritable solution efficace ? Et que cela n’engendre pas toujours au final une montée aux extrêmes ?

      Si c’est ce que vous souhaitez dire je m’inscris en faux. Un mariage réussi n’est pas un mariage dans lequel on négocie son bien être individuel jusqu’à ce que nos chemins se séparent, c’est un mariage dans lequel on renonce à soi par amour de l’autre et où l’on pardonne sans compter. C’est en tout cas l’enseignement du Christ lorsqu’il nous dit par exemple « Vous avez appris qu’il a été dit: oeil pour oeil, et dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre. Si quelqu’un veut plaider contre toi, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. Donne à celui qui te demande, et ne te détourne pas de celui qui veut emprunter de toi. » Matthieu 5:38-42

      En tout cas il ne me semble pas du tout qu’il s’agisse d’une solution de facilité, au contraire, rien de plus couteux sur le moment que de se remettre soi-même en cause (car oui, je le concède, par la suite « mon joug est doux, et mon fardeau léger » Matthieu 11:30).

      Julien Lysenko

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  2. Merci Julien, ton article dénonce bien notre aveuglement collectif. Les économistes ne semblent pas capables de sortir de leur logique. Ils considèrent la dette publique comme acceptable tant que les agences de notation décident qu’un pays peut payer les intérêts. La réalité, c’est que la dette ne peut être remboursée que si la croissance reste positive. Il y a un lien pervers entre dette et croissance qui nous enferme dans un modèle économique délétère pour les générations futures comme pour la planète. Même si des politiciens courageux voulaient mener une politique de décroissance contrôlée, ils ne pourraient le faire sans conduire le pays à la faillite.

    La reconnaissance de notre responsabilité collective, que tu relies si bien au renoncement à chercher des victimes sacrificielles, implique aussi d’accepter la décroissance, la fin des vaches grasses et des sacrifices collectifs douloureux pour ôter d’au-dessus de nos têtes cette épée de Damoclès.

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    1. Hervé, je ne suis pas une flèche en économie (tout juste passable en économie domestique) mais je ne comprends pas votre commentaire. Vous semblez dire qu’une économie orientée vers la décroissance serait casse-gueule ( conduisant le pays à la faillite) et vous dites aussi qu’il nous faut accepter la décroissance et la fin des vaches grasses. Et les sacrifices collectifs douloureux, c’est quoi ? Et l’épée de Damoclès ?

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  3. Merci de m’obliger à préciser ma pensée, Christine.

    La dette est un piège qui nous interdit la décroissance sous peine de faillite. Sans croissance nous perdons la confiance des créanciers, les taux d’intérêts s’envolent et nous ne pouvons plus rembourser. Nous sommes contraints à la croissance, alors même qu’elle donne des signes de faiblesse depuis déjà une vingtaine d’années. Comme la croissance positive est la condition de notre survie, nous l’entretenons par une relance artificielle qui repose essentiellement sur un supplément de dette. Le piège est parfait. J’allais oublier : la croissance positive infinie est un mythe de notre civilisation ; c’est une chimère.

    Du point de vue politique, le seul discours honnête serait : nous devons changer de modèle et choisir la décroissance, et ce choix va nous précipiter dans une crise inédite par sa brutalité et son ampleur, mais plus nous tardons à le faire, plus la chute sera douloureuse. Inutile de préciser que pour gagner une élection, il y a des discours plus efficaces.

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