La franchise et le déni

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La franchise

Pour commencer, un court extrait d’un texte de Cornélius Castoriadis. Publiée en 1986, ce texte date en fait de 1974. Il est tiré de la discussion qui fit suite à son intervention dans une conférence intitulée « Développement et rationalité ». Le titre témoigne d’une époque qui n’est pas si éloignée où on se préoccupait encore de choses telles que le développement et la rationalité.

En politique, les « illusions » comptent autant que la réalité, sinon plus – et c’est évident : autrement il n’y aurait eu, par exemple, les deux grandes guerres. Or parler aujourd’hui du soi-disant modèle du soi-disant développement soi-disant socialiste et le dénoncer, ce n’est pas faire œuvre de philosophe, c’est faire œuvre de politique, c’est dénoncer et tenter de dissoudre ces « illusions » tellement importantes dans leur action « réelle » ; et c’est cela précisément que l’on voit lorsqu’on constate que tous ces mots et tous ces termes véhiculent des représentations, motivent des activités, justifient des réalités radicalement contraires à celles que nous avons dans l’esprit ou que nous serions – moi en tout cas – prêt à défendre. Jean-Marie Domenach demandait  : quelles sont les raisons pour lesquelles les pays en voie de développement adoptent le « modèle socialiste » ? Une de ces raisons, et non la moindre, se trouve précisément dans ces « illusions » et leur force. La même chose vaut pour la « nation ». [1]

La caractéristique première de la présente administration Trump, c’est l’abandon, le refus et même la dénonciation de ce que Castoriadis nommait des « illusions ». Le terme « illusions » dans le texte de Castoriadis est entre guillemets pour indiquer que ce n’est pas tout à fait le bon mot car les « illusions » s’apparentent assez à ce qu’il nomme, en d’autres circonstances, l’imaginaire social. C’est-à-dire à tout ce à quoi l’on croit, tout ce qui fait sens et donne à l’action de l’agent une signification qui va au-delà de son avantage immédiat. Ou, si l’on préfère, ce qui fait que le sens de l’action ne se réduit pas à son seul accomplissement. C’est ce qu’on peut nommer des illusions, des croyances, de l’idéologie, du rêve ou de l’imaginaire social, peu importe et peu importe pour le moment si ce sont des « illusions » qu’on approuve ou des « illusions » qu’on veut dénoncer.

Ce dont l’administration Trump non seulement manque, mais qu’elle refuse et rejette, ce sont ces « illusions » et représentations, et toutes les significations qu’on pourrait qualifier de transcendantes : le développement, la rationalité, la science, le droit, la vérité, la nation, l’égalité, la justice. Trump n’est pas un conservateur qui défend des idées de droite contre des valeurs de gauche ; ce qui se produit cette fois est très différent.

Le slogan « Make America Great Again » ne contredit en rien l’affirmation précédente. Il ne renvoie pas à une réalité transcendante, celle de la nation, parce qu’il se résume en un autre slogan qui en dit la vérité « America First ». C’est-à-dire « moi d’abord ». Ce qui est frappant, c’est la franchise avec laquelle l’administration Trump rejette toutes ces idées ou ces valeurs qu’elle qualifie, sans guillemets cette fois, d’illusions ou mieux, comme le dit de façon si élégante Pete Hegseth le secrétaire de la défense « All that shit » [2]. Ce sont les illusions avec lesquelles les démocrates ont trompé les Américain et les Européens exploité les États-Unis. Elles ont transformé l’Amérique en vache à lait du tiers monde et en terre d’accueil des criminels de partout. C’est pourquoi il faut les rejeter, non pas parce qu’elles sont fausses. Ce ne sont pas des idées fausses qu’il faudrait remplacer par des idées vraies. Que ces représentations soient vraies ou qu’elles soient fausses ne change rien à l’affaire. Penser que cela fait quelque différence, c’est justement succomber à une de ces illusions.

L’administration Trump propose une politique qui n’a pas d’autre valeur ou objectif que son propre intérêt. Elle l’affirme et le répète avec franchise, le monde, c’est « chacun pour soi » et c’est ce que nous allons faire. C’est ce que fait Trump en politique extérieure où il négocie des accords un à un avec les différents pays qu’il commence par menacer de droits de douane exorbitants. Partout la règle est la même, « America First », il n’y a pas de différence entre les alliés, les ennemis et les autres, tous sont des partenaires d’affaire potentiels et rien d’autre. Et en affaire, comme l’enseigne son livre, [3] le seul objectif est de s’en tirer mieux que les autres, de faire une bonne affaire.

En ce sens l’administration Trump, malgré les prières publiques et l’importance reconnue à la religion par plusieurs de ses membres, est foncièrement athée. C’est-à-dire qu’elle ne croit en rien d’autre qu’en elle-même. Trump a radicalement désacralisé la politique. Il a déclaré qu’elle ne contenait rien au-delà de l’intérêt personnel, rien d’autre que la recherche de l’avantage propre. Dès le premier jour, il a libéré les manifestants condamnés de l’émeute du 6 janvier et intenté des procès à ceux qui se sont opposés à lui. Vengeance et enrichissement sont les maîtres mots de son deuxième mandat et cela en toute transparence. Il n’y a aucun effort de sa part pour tenter de dissimuler le caractère intéressé, mesquin, cupide et vindicatif de ses comportements. Je le fais, mais je le fais ouvertement, clame-t-il et il ajoute, tandis que les autres, les démocrates, les woke et les Européens le font tout autant, mais ils le cachent. C’est pourquoi Trump peut mentir autant qu’il veut sans perdre la confiance de ses électeurs, parce que mentir ouvertement, ce n’est pas mentir. Les vrais mensonges sont cachés.

On se scandalise de cette façon de faire et on a du mal à la reconnaître pour ce qu’elle est. On y voit de la maladresse : Trump est trop bête, trop soupe au lait pour être capable de cacher son jeu. Ou au contraire, une suprême finesse : ses perpétuels revirements constituent une stratégie qui vise à dérouter l’adversaire, à l’empêcher de prévoir le prochain coup. On cherche à voir dans l’action de Trump autre chose que ce qu’elle est, à savoir, l’affirmation franche et brutale qu’il n’y a rien d’autre que l’intérêt personnel. Que toute la vie politique sinon se réduit, du moins est dominée par cela, et que l’idée selon laquelle la politique contient plus et autre chose que l’intérêt personnel des politiciens n’est qu’un rêve, une illusion trompeuse. Trump utilise les formes du droit pour poursuivre ses adversaires non pas tant afin de justifier son action, mais de telle façon qu’il soit clair que c’est lui qui commande.

Il y a une franchise de Trump. Lui ne raconte pas d’histoire. Il dit les choses telles qu’elles sont et, pourrait-on ajouter, il les fait tels qu’il les dit. Il faut voir dans ce qui précède autre chose que la critique classique de la tyrannie selon laquelle le tyran recherche essentiellement son intérêt personnel. Critique qu’on trouve déjà chez Xénophon, c’est aussi celle que Benjamin Constant adresse à Napoléon et dont de nombreux critiques accusent Staline et c’est elle qui est développée par des auteurs comme Léo Strauss ou Alexandre Kojève. Cependant si les critiques disent que c’est là ce que le tyran fait, que ce sont là ses véritables motivations, Staline ou Napoléon ont déployé des montagnes d’efforts pour convaincre leur sujets que l’enjeu était tout différent, et la fonction du critique est de percer le voile de ces illusions, de les dénoncer comme dit Castoriadis.

Or ici, au contraire, les platitudes sans âme de l’intérêt personnel sont la vérité clairement affichée. Comparé à Hitler, Staline ou Napoléon, Trump ne croit à aucune de ces « illusions », la société sans classe, la supériorité de la race aryenne ou la sanction divine de son droit de régner, et contrairement à Castoriadis, il ne croit même pas à l’action « réelle » de ces « illusions » ou plutôt il croit que leur « action réelle » est désastreuse. C’est ce qui est le plus étonnant. Un état qui abandonne toute prétention à un discours proprement politique, un discours normatif et inévitablement idéaliste. C’est, selon moi, la première caractéristique distinctive de la situation politique américaine.

Le déni de la réalité

La seconde caractéristique distinctive de la politique américaine actuelle est le déni, ou si l’on préfère, l’oubli de la réalité par ses acteurs principaux, et en l’occurrence pas seulement les membres de l’administration Trump, mais tout autant les démocrates. Un exemple frappant de cet oubli de la réalité est la réception de Zelensky qui eut lieu en février dernier dans la salon oval de la Maison blanche. On s’attendait à une rencontre diplomatique classique entre chefs d’état. Rencontre caractérisée par le protocole usuel et où l’on discute d’enjeux géopolitiques fondamentaux et urgents. Nous avons eu affaire à un spectacle, à une dispute de cours d’école dont l’objet était que le président Zelensky ne faisait pas suffisamment preuve d’humilité, n’était pas assez reconnaissant de l’aide reçue des Etats-Unis. Ce n’est pas la guerre, les morts et la destruction qui se sont retrouvés au centre de la discussion. Il n’était pas non plus question de l’agression russe, du danger qu’elle représente pour l’OTAN et l’Europe, ni même des avantages économiques que l’accord que Zelensky venait signer, donnait aux États-Unis. Tout cela avait, sinon disparu, du moins ne comptait plus et était secondaire comparé à ce crime majeur du président ukrainien, qui n’avait pas la bonne attitude, qui était venu rencontrer le président américain vêtu d’un simple chandail et manquait de respect envers ses hôtes, qui agissait comme un petit garçon mal élevé pas même reconnaissant des bienfaits qu’il avait reçus et qui manquait de savoir vivre.

Les enjeux réels fondamentaux avaient eux tout simplement disparus. Perdus de vue, oubliés et remplacés par ce qui semble une peccadille, au pire une maladresse de la part de Zelensky, et surtout par ce qui semble même une affaire montée de toutes pièces. Comme si venu signer un accord fondamental pour la défense de son pays, le président ukrainien avait été attiré par son premier allié dans un guet-apens. Mais dans quel but? Quel était le but de cette humiliation publique de Zelensky ? L’humilier publiquement tout simplement. Mais pourquoi ? Parce que Zelensky est un héros mondial qui fait ombrage au président américain.

Le déni de la réalité qu’illustre cette rencontre diplomatique devenue une dispute de cour d’école est une caractéristique centrale des politiques de la seconde administration Trump. À commencer par DOGE, le programme mené par Elon Musk visant à réduire le nombre des fonctionnaires afin de limiter les dépenses de l’état. Que le renvoi des fonctionnaires fut fait à l’aveugle est illustré, entre autres, par la mise à pied de nombreux employés de l’Administration Nationale de la Sécurité Nucléaire. En particulier, les spécialistes chargés d’assembler les ogives nucléaires, une fonction critique au sein de l’industrie des armes nucléaires et qui demande le plus haut niveau d’autorisation sécuritaire. Ce sont des travailleurs hautement compétents qu’on ne remplace pas du jour au lendemain et à moins d’une transformation radicale de la situation mondiale, il est clair qu’ils sont nécessaires.[4] Et certainement indispensables pour qui veut « Make America Great Again ».

Lorsqu’on a cherché à les réembaucher, cela s’est révélé difficile car DOGE avait dès le moment de leur renvoi effacé toutes leurs données personnelles : adresse, numéros de téléphone et adresse électronique personnelle, etc. et leur compte gouvernemental n’existait plus. On a renvoyé ces gens sans savoir, et sans se préoccuper de savoir, ce qu’ils faisaient, quel rôle ils jouaient dans la machine de l’Etat. Ce n’était manifestement pas nécessaire aux yeux de gens qui étaient persuadés que la plupart des fonctionnaires ne servent à rien ! Les gens de DOGE n’avaient donc aucune idée de ce que font ceux dont ils terminaient le contrat si brutalement, sans préavis. [5] La réalité du travail accompli par ces gens était sans poids ni valeur, inexistante.

L’anecdote est représentative du rapport de l’administration Trump à la réalité. Durant ses neuf premiers mois, elle a aboli plus de 200 programmes fédéraux qui sont essentiellement des programmes de recherche et de collecte d’information sur le climat, l’environnement, la santé, le droit civil, l’immigration, l’éducation ou des programmes de subvention de recherche scientifique. Trump a aussi renvoyé la directrice du Bureau des statistiques du travail, l’accusant de fausser les données, car elle a été nommée par Biden et les derniers chiffres publiés au sujet de l’emploi démentaient les affirmations du président. [6] Au-delà du caractère mesquin et partisan de cette décision, il y a aussi un refus de voir la réalité, car toute information n’est qu’une arme politique sans rapport avec autre chose que la lutte pour le pouvoir.

On pourrait sans peine augmenter les exemples de ce refus de la réalité, car ils sont légion, mais je crois que le cas est déjà clair. Cette administration voit tout sous l’unique jour de ce qui confirme ses politiques ou ce qui nuit (ou aide) ses adversaires. Elle ne s’intéresse en aucune manière à la réalité, à laquelle elle ne croit pas plus qu’aux « illusions ».

La théorie mimétique

Il y a selon Girard deux caractéristiques essentielles de l’évolution des conflits lorsqu’ils sont abandonnés à eux-mêmes. La première caractéristique est que les rivaux, au fur et à mesure qu’augmente l’intensité de leur rivalité, tendent à progressivement perdre de vue l’objet qui, à l’origine, en semblait la cause. Peu à peu, le conflit lui-même prend aux yeux de chacun plus d’importance que la raison, l’objet, qui en fut l’occasion. Car le désir de l’objet est toujours simultanément un rapport à l’autre, que son opposition fait passer au premier plan. Deuxièmement, au rythme où cette disparition de l’objet se produit, le comportement de chacun devient de plus en plus dépendant du comportement de l’autre. Une dépendance qui n’est pas évidente à leurs yeux, car chacun cherche au contraire à se distinguer de l’autre qu’il déteste, cherche à montrer qu’il n’est pas comme lui. S’ensuit une imitation négative où pour chacun ce qui est le plus important, c’est de faire le contraire de ce que fait l’autre.

C’est, je crois, ce à quoi nous assistons dans la destruction systématique des politiques de Biden par l’administration Trump. Le plus important n’est pas le contenu de ces politiques, mais le fait qu’elles aient été mise en place par son rival. Et il y a bien là une perte de vue du réel, car ce qui compte avant tout, ce ne sont pas les conséquences de ces décisions, mais de s’affirmer différent de ce qu’a fait l’autre. À Gaza où il s’agit de reconstruire, alors que Biden a détruit, en Ukraine où il s’agit de parler à Poutine plutôt que de s’opposer à lui comme le faisait Biden.

Selon Girard, la violence, les rivalités se nourrissent d’elles-mêmes. Au-delà d’un certain seuil rapidement atteint, elles n’ont plus besoin de cause extérieure. C’est pourquoi la violence constitue le premier problème auquel doit faire face toute société. Pris en lui-même, ce dernier point n’a rien de nouveau. C’est ce qu’affirmaient déjà les penseurs classiques du contrat social, Hobbes, Locke ou même Rousseau. La société est précédée d’un état de nature qui est un état de guerre générale et elle ne devient possible qu’en mettant fin à cette situation de violence universelle.

Il y a cependant deux différences fondamentales entre leurs positions et celle de Girard. La première est que Hobbes, Locke, Kant  et toute la tradition du contrat social jusqu’à Rawls, pensent que le problème peut être résolu une fois pour toute. Une fois le contrat social passé, il ne se pose plus. La question de la violence disparaît comme problème fondamental. Il ne reste que la violence ponctuelle de la criminalité et la violence extérieure de la guerre. La violence intérieure à la société cesse d’être une question politique pour devenir une affaire de police. D’où la difficulté de la philosophie classique à penser la guerre civile et à concevoir comme violence l’usage légitime de la force par l’Etat.

La seconde est que dans les théories du contrat social, la solution au problème de la violence fondamentale est rationnelle. Elle consiste plus précisément en un renoncement rationnel à la violence. Par un accord réciproque, rationnel parce qu’il reflète leurs intérêts bien compris, les hommes renoncent à la violence de l’état de nature et transfèrent au souverain leur droit à la vengeance, en échange de son engagement à les protéger les uns des autres de même que des ennemis extérieurs.

Selon Girard, il n’y a pas de solution définitive au problème que pose la violence, pas de solution qui mette fin une fois pour toutes au problème de la violence fondamentale. Ce qui implique qu’il n’y a pas de rupture absolue entre l’état de nature et l’état de société. Deuxièmement, toute tentative de renoncer rationnellement à la violence est vouée à l’échec et irréaliste. Les hommes ne renoncent pas à leur violence car cela équivaudrait à renoncer au mimétisme, donc au désir et à l’apprentissage.

Il n’y a que des solutions partielles et imparfaites, solutions qui sont elles-mêmes violentes, avant d’être, parfois, rationnelles. Nous nous protégeons de la violence par des « ruses », des mécanismes plus ou moins violents de gestion de la violence. L’équilibre de la terreur nucléaire sur lequel nous avons vécu depuis près de 75 ans en est un exemple typique, d’autant plus que nous avons tendance à oublier sa présence, même s’il semble sur le point de s’écrouler. Les sociétés sont donc toujours menacées de revenir à la violence essentielle dont elles ont émergé. Il n’y a pas de solution définitive, seulement un travail toujours recommencé.

Puisque la violence se nourrit d’elle-même et qu’il est impossible de renoncer à la violence, la seule chose capable d’expliquer qu’il n’y ait pas que de la violence est un mécanisme auto-régulateur de la violence. Mécanisme qui met provisoirement fin à la violence. L’hypothèse centrale est qu’il doit y avoir une résolution spontanée de la crise de violence qui autrement détruirait la société entière. De cette résolution surgissent par la suite, indirectement pour la plupart d’entre elles, l’ensemble des institutions humaines.

Toutes les institutions humaines proviendraient de là plus ou moins directement, suivant une histoire plus ou moins longue, même celles qui, comme l’état moderne, nous semblent les plus désacralisées, vivent « d’illusions ». Or, selon Girard, seule la révélation chrétienne échapperait à cette origine violente. La mort du Christ sur la croix révélerait l’innocence des victimes, arbitrairement désignées, sur lesquelles la paix est construite et, du même coup, elle ruinerait peu à peu la capacité des institutions humaines à nous protéger de notre violence. Depuis 2 000 ans, elle mine leur efficacité en révélant l’inanité des « illusions », du sacré sur lequel elles reposent. Cette action du Christianisme dans l’histoire est donc à double tranchant puisque d’une part il révèle l’innocence des victimes, s’oppose à toute forme de victimisation et d’autre part, il nous prive simultanément des mécanismes qui depuis toujours nous protègent de notre violence.

Le démantèlement du système judiciaire

Girard, dans La Violence et le sacré, affirme que le système judiciaire est l’institution qui plus que tout autre protège, les sociétés modernes du retour de la violence essentielle car il est avant tout un moyen de résolution des litiges. Les conflits, actuels, potentiels et passés, sont ce dont s’occupe le système judiciaire. Il cherche à les résoudre en minimisant la violence et en s’assurant qu’elle ne lui échappe pas, qu’il n’y a aucune violence « libre », aucune violence qu’il n’autorise pas. Il convient d’employer ici l’expression « le système judiciaire » plutôt que simplement le Droit ou la Justice, car ces termes évoquent premièrement des concepts abstraits, alors que ce dont il est question ici ce sont des juges, des avocats, des cours, des greffiers, des policiers et d’autres officiers de justice en tous genre auxquels les individus font appel ou vers lesquels ils sont dirigés de force, ainsi que des arrêts et décisions de ces personnes et institutions. La différence sacrée qui anime le système judiciaire est que la violence qu’il impose est radicalement différente de celle dont il cherche à nous protéger.

Or nous assistons aujourd’hui aux États-Unis – mais pas seulement là – au démantèlement de ce système. À la perte de cette différence. L’administration Trump poursuit et accélère un processus de délégitimation du système judiciaire qui, selon moi, est en cours depuis déjà longtemps. Deux phénomènes indiquent combien, avant Trump déjà, le processus de transformation et d’affaiblissement du système judiciaire comme moyen de résoudre les conflits était avancé. Le premier est la croissance du nombre de règlements hors cours, en particulier ceux dont les clauses demeurent confidentielles. Ils remplacent une procédure publique, dont le but est la justice rendue par un tiers, par une négociation directe et secrète entre les partis dont le résultat reflète inévitablement le rapport de force entre eux. Plutôt que la justice, il n’y a qu’un accord qu’il est toujours possible de dénoncer.

Le second est les « stand-your-ground laws » adoptées dans certains états américains et que le site Legalclarity décrit ainsi :

« Stand Your Ground laws are self-defense legislation that removes the duty to retreat before using force, including deadly force, in a confrontation. These laws apply as long as an individual is in a place they are lawfully present. » [7]

Ce n’est pas là une définition légale, elle indique cependant deux différences importantes par rapport à la règlementation traditionnelle de l’auto-défense. Ici, l’auto-défense n’est pas un dernier recours. Ces lois autorisent l’usage de force létale même lorsqu’il est possible de fuir sans danger. C’est-à-dire même lorsqu’il est possible de faire autrement que de recourir à la violence. [8] Deuxièmement, elles abandonnent la règle de proportionnalité, selon laquelle une personne ne peut pas utiliser une force létale pour se défendre contre une agression qui ne met pas sa vie en danger.

Ces deux exemples illustrent comment le système judiciaire abandonne son rôle et laisse aux citoyens le soin de régler eux-mêmes leurs conflits par l’usage de la force, force physique ou pouvoir économique. Lorsque Trump a récemment mis un terme à la peine de prison de George Santos – représentant de la chambre des députés condamné à 7 ans de réclusion criminelle pour fraude – il a simplement ajouté à la délégitimation du système, ce que font aussi ses accusations sans fondement ou le renvoi de procureurs qui l’ont poursuivi. Par ces actions, il déclare ce système non pas tant incapable de résoudre les conflits, qu’inutile.

La franchise de Trump montre à quel point l’institution judiciaire, ses normes et son autorité sont affaiblies. Trump peut dire et dit ouvertement : « Je fais ce qui me convient parce que c’est à mon avantage, je le fais cela parce que je suis le plus fort », sans que cela ne choque le moindrement, sauf ceux qui s’opposent à lui. Il n’a pas besoin de prétendre qu’il agit en raison d’une norme quelconque. Nul, ni les démocrates ni les républicains, ne doute que les accusations contre Comey, Letitia James ou Bolton sont premièrement motivée par un désir de vengeance et pour l’essentiel sans fondement légal. Trump ne couche pas sa vengeance sous forme légale afin de la dissimuler mais au contraire pour montrer qu’il est le maître de la loi. Le système judiciaire a alors perdu toute dimension sacrée ou normative et se révèle n’être que l’instrument du plus fort.

Conclusion

Trump n’est pas tant une cause qu’un symptôme, un révélateur de la disparition d’un ensemble « d’illusions » et de l’effondrement des institutions qu’elles soutenaient. La perte de contact avec le réel qui accompagne cet effondrement révèle ce qui est le moteur de cette transformation : le conflit. La lutte entre les démocrates et les républicains bien sûr, mais plus généralement l’ensemble des conflits sociaux caractéristiques de cette société profondément et structurellement divisée par le racisme, la religion, la question de l’avortement, la corruption, l’inégalité y compris face à la loi, l’immigration, la justice, en particulier les politiques d’incarcération et la violence ouverte, celle de la criminalité, celle de la police, les crimes de masse, l’accès aux armes à feu.

L’opposition politique entre les démocrates et les républicains est depuis des années animée, attisée par les frustrations engendrées par ces conflits continus et irrésolus. Si cette opposition a progressivement gagné en virulence sous nos yeux, depuis l’époque du Tea Party jusqu’à aujourd’hui, ce n’est pas parce que les deux partis cherchent à mobiliser ces frustrations à des fins politiques mais parce que leur opposition elle-même est devenu le moyen par lequel s’exprime la violence de toutes ces frustrations. La lutte politique entre les deux seuls partis est devenue le lieu mythique où chacun cherche et croit pouvoir trouver l’apaisement de ses frustrations. Mais en vain, et cela a transformé leur débat politique en un conflit entre ennemis jurés, forcés à leur corps défendant, d’occuper la même Chambre des représentants ou le même Sénat. Le blocage actuel de ces institutions illustre la perte de réalité que ce conflit entraîne, chaque parti étant plus soucieux de faire porter à l’autre l’opprobre de l’arrêt du gouvernement, que des dommages qui découlent de cet arrêt, tant pour les fonctionnaires sans emplois que pour les plus vulnérables privés d’aide sociale.

C’est l’opposition elle-même ici qui sert d’échappatoire, de moyen de détourner la violence du cœur de la communauté et d’empêcher son emballement mimétique. Cependant, plus la lutte croît en intensité et plus il faut que des victimes soient sacrifiées afin de pouvoir continuer à vivre ensemble. Ces victimes, ce sont les immigrants en situation irrégulière, brutalement raflés puis expulsés, expédiés dans des prisons étrangères et tous ceux sur qui retombe la violence arbitraire de cette administration. Pour les uns, ceux qui approuvent et trouvent justifiée cette violence d’état, ces victimes servent d’exutoire à leur propre violence, dont ils se libèrent en s’identifiant aux agents de l’état. Pour les autres, ceux qui s’opposent à cette violence et la rejettent, ces mêmes victimes, réduites au silence par le cri de ralliement « No King », deviennent l’occasion d’énormes manifestations, de défilés rocambolesques où l’on se déguise comme au carnaval, de fêtes joyeuses où se retrouvent tous ceux qui pensent de même. Rassemblements immenses dont l’étonnante non-violence dit uniquement qu’ils ne sont pas comme leurs adversaires. C’est-à-dire une opposition qui, comme ce fut déjà le cas aux dernières élections, semble n’avoir aucun autre projet politique que de s’opposer.

Et Trump, couronné au commande d’un avion de guerre, rassemble sur lui, par un geste dont le symbolisme dans sa vulgarité est d’une clarté évidente (I don’t give a shit and you are shit), la haine des uns et l’admiration amusée des autres. Il cumule dès lors les deux valeurs de la victime émissaire que se partagent entre eux ses ennemis et ses admirateurs : être à la fois ce qui sauve et la source de tous les maux. Ressemblant en cela aux rois des monarchies sacrés, qui sont à la fois premier sacrificateur et potentiellement la plus parfaite victime.


[1] Cornélius Castoriadis, « Développement et rationalité » in Domaines de l’homme, Paris : Seuil (1986) p. 210.

[2]  “Toute cette merde”.

[3] D. Trump & T. Schwartz, The Art of the Deal, New York: Random House, 1987.

[4] Ce en quoi elle rencontra de nombreuses difficultés car les zélés de DODGE avaient déjà effacé les dossiers des intéressés, adresse, téléphone, courrier électronique!

[5] Voir https://www.cbsnews.com/news/doge-firings-us-nuclear-weapons-workers-reversing/

[6] Voir https://www.pbs.org/newshour/politics/trump-seeks-to-fire-bureau-of-labor-statistics-director-after-release-of-weak-jobs-report

[7] https://legalclarity.org/stand-your-ground-law-the-pros-and-cons/ “Les lois ‘stand your ground’ (ne reculez pas) sont une législation de l’auto-défense qui retire l’obligation de reculer ou fuir avant d’utiliser la force, y compris une force létale, au cours d’une confrontation. Ces lois s’appliquent pour tout individu est dans un endroit où il peut légalement être présent.”

[8] Simultanément, elles sont d’une certaine manière plus restrictives car la clause « where they have a legal right to be” signifie qu’un voleur par exemple ne peut faire appel au droit d’auto-défense car il n’est pas dans un endroit où il peut légalement être présent.

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Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

18 réflexions sur « La franchise et le déni »

  1. Remarquable conférence, Professeur Dumouchel, je suis très et littéralement impressionné.

    Puisque l’ARM a décidé d’organiser un séminaire « René Girard et Simone Weil. Violence et vérité », je voudrais citer ce qu’écrivait Simone Weil à Londres, chargée de penser à l’après libération de la France.

    Dans « Remarques sur le nouveau projet de Constitution » elle donne un rôle très important du pouvoir judiciaire.

    « Les juges doivent avoir une formation spirituelle, intellectuelle, historique, sociale, bien plus que juridique…..Il y aurait une cour spéciale pour le jugement des juges, avec châtiments très sévères… »

    « Le Président de la République choisi par la magistrature parmi les hauts magistrats, est nommé à vie, en principe. Le Premier ministre, nommé par le président, peut être renvoyé au bout de trois mois pour incapacité, mais après ce délai, il ne peut plus être renversé pendant une certaine période (cinq ans par exemple). Cependant le président ou n’importe quel membre de la Chambre peut le traduire en Haute Cour de justice ».

    Elle conclut « Tout cela peut a l’air fantaisiste mais ne l’est pas. »

    Ce qui correspond à ce qui, chez elle, n’est ni illusions, ni déni de la réalité, mais correspond à une véritable sacralisation de tout le système judiciaire.

    Exemple : Le châtiment a une double nature :

    1. C’est une mesure d’ordre public.
    2. C’est une mesure destinée à opérer le bien du coupable, sa réintégration dans le bien.

    « Le second caractère est essentiel, l’autre secondaire. On ne peut le contester si on a adopté pour règle de vie le respect dû à tout être humain sans aucune exception. Tout châtiment qui n’est pas vis-à-vis du coupable, un témoignage de respect, est un crime pire que celui commis par le coupable. Il en résulte que le châtiment doit viser à susciter chez le coupable un mouvement de l’âme qui le porte à reconnaitre que le châtiment est juste et à y consentir librement… »

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  2. Cher Paul,

    Merci pour ta franchise et ton absence de déni.

    Les actes de Trump et de ses suppôts confirment quotidiennement tes analyses. Aujourd’hui c’est la publication des chiffres sur le PIB (donc la croissance) qui est remise à plus tard.

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  3. Merci pour cette remarquable synthèse. La disparition des « illusions » devrait nous permettre de nous confronter au réel, mais il apparaît que nous sommes assez peu doués pour cet exercice. Il y a l’étape intermédiaire de l’effondrement des institutions qui reposaient sur ces « illusions », et nous nous retrouvons dans le chaos d’un monde sans structures sacrificielles, séduits par des discours simplistes et des « solutions » dont nous ne percevons pas qu’elles sont encore plus sacrificielles qu’avant. Jusqu’à quand ?

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  4. On peut avoir du plaisir à un discours tout en s’affligeant de ce qu’il raconte ou révèle. Merci à l’auteur de cette conférence, qui nous fait prendre conscience de ce que la perte de nos illusions en politique n’a pas été seulement une délivrance, comme on l’a cru au tournant du siècle, après la victoire du capitalisme sur le communisme, mais encore une immense perte. Au sortir d’un siècle aux idéologies monstrueusement mortifères, on comprend la tentation de repli des « élites » vers un individualisme nihiliste, mais ce repli et le refus de toute forme de transcendance, l’apprentissage à se défier de toute croyance, ont gangrené les universités américaines et corrompu l’âme des futurs dirigeants ( selon l’étude très subtile et documentée du best-seller d’Alan Bloom, « The closing of the american mind », traduit en français par « L’âme désarmée »(1987)). Et nous voici maintenant dans l’ère de la post-vérité et sous le règne de Trump.

    On est saisi par ce paradoxe : la « franchise » de Trump, son ignorance dénoncée ici sous les deux formes de l’absence de connaissance et de mépris des usages et des valeurs de la communauté politique, cet affranchissement ne scandalise pas seulement ceux qu’il scandalise, il les fascine, il les subjugue (il les met sous son joug). Mais ce billet souligne le plus paradoxal des paradoxes : au lieu d’être compensée par un solide rapport au réel, la liberté d’action et de parole du gouvernant Trump s’accompagne d’un déni à l’égard du réel ! On se demande alors forcément combien de temps encore ce paradoxal chef de la première puissance mondiale va exercer le pouvoir en ignorant la réalité ou encore combien de temps encore il va faire illusion !

    On pense que la force ne relève pas de la croyance parce que tant qu’elle s’exerce, elle n’a rien d’illusoire et n’a pas besoin qu’on croie en elle. Elle est sans dispute, dit Pascal. Mais elle n’est pas inusable. Et c’est bien parce qu’elle s’use en s’exerçant qu’il lui faut se soutenir par le droit. Ou par la propagande, ou par l’illusion. Trump est un illusionniste de grand talent. Ceci revient à dire que l’issue d’un rapport de forces dépend aussi de la fascination que le discours de la force exerce sur les esprits. Il faut remercier l’auteur de cet article qui nous aide à voir que la force a tout autant besoin que le droit ou la justice qu’on s’incline devant elle, qu’on la sacralise. C’est la meilleure façon de la désacraliser !

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  5. On ne peut qu’être admiratif devant ce discours de Paul Dumouchel et cette application rigoureuse et profonde de la théorie mimétique à une situation qui nous accable. Il n’y a qu’un détail qui me surprend, c’est de compter Hobbes parmi les théoriciens du contrat social en compagnie de Kant, Rousseau, Rawls… J’aurais plutôt tendance à le situer dans la lignée de Tocqueville, Veblen, Schmitt, Jünger… qui mène à Girard, à moins de considérer le sacrifice, et les institutions qui en dépendent, comme équivalent à un « contrat social ». Cela reste en effet tout à fait possible à condition de convenir, avec Girard, que ce « contrat » se défait irrémédiablement dans le cadre d’une « pensée apocalyptique », c’est à dire d’une eschatologie. C’est aussi pour cette raison que la TM est bien une théorie morphogénétique : les contrats éventuels sont toujours en sursis. Je lis Hobbes dans cette perspective, malgré son matérialisme assumé. Souligner ce détail, c’est couper les cheveux en quatre, je dois le reconnaitre, mais il me semble que Girard ne considérait pas en vain Hobbes comme un « grand penseur du politique ».

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    1. Girard a critiqué le contrat social, c’est une affaire entendue et il tenait certainement Hobbes en haute estime mais ce n’est pas une raison, me semble-t-il pour nier le fait que Hobbes, comme plus tard Locke et Rousseau, est un théoricien du contrat social.

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      1. Christine, c’est un fait, Hobbes, dans Léviathan, peut être considéré comme un théoricien du contrat social, à condition cependant de considérer le sacrifice et l’émergence du roi sacré comme un contrat : « vous me donner le pouvoir et le monopole de la violence légitime et en échange, je m’engage à assurer la paix sociale ». Mais il me semble que les choses ne sont pas passées comme ça, parce que, comme le dit Girard, le sacrifice n’est pas une invention humaine, et par conséquent, ses suites ne le sont pas non plus. De plus, Hobbes n’évoque pas ce genre de scène, il n’y a pas de contrat solennel (contrat qui sera éventuellement inventé plus tard par David dans son « Serment des Horaces », et ce n’est pas un hasard s’il est contemporain de Rousseau et de Kant), mais je peux me tromper, il faudrait que je relise Hobbes pour m’en assurer. Il est certain en tout cas que la vive impression que m’a fait la lecture de cet antiphilosophe, premier des modernes, est liée à sa proximité avec la dimension morphogénétique de la TM.

        Je me permets aussi de poursuivre en effectuant un parallèle avec le texte des Actes que vous avez commenté, en m’excusant de devoir revenir à l’article précédent et à notre discussion, au lieu d’en rester au remarquable article de Paul Dumouchel, mais ce n’est pas si éloigné que ça. Il me semble que vous y voyez Pierre comme prenant en quelque sorte la place du roi sacré, qui rend la justice, établit les normes (en compagnie de Barnabé, qui selon vous, les « fixe »), normes assimilables à un contrat (ou a un « deal ») que les époux n’auraient pas respecté. Pierre serait bien un Pape, un chef infaillible : rôle que l’église catholique lui fait effectivement tenir. Mais le surnom donné à Simon (Keipha : « rocher » en syriaque) s’applique aussi bien au skandalon, au rocher enfoui dans la terre et qui dépasse un peu pour nous faire trébucher, qu’à la pierre de fondation : seule occurrence retenue par l’Église. Quant au parallèle que vous effectuez avec le « retournement parabolique » théorisé par Hervé, il ne peut à mon avis s’appliquer au récit de Luc, qui est factuel. C’est d’ailleurs sur ce point que mon analyse diffère de celle d’Hervé. La logique de la parabole n’est pas celle du récit, du témoignage direct.

        Il n’en reste pas moins que Keipha joue ici son rôle de skandalon, c’est-à-dire de celui qui fait trébucher les époux. Et il se pourrait aussi que cela soit aussi important que le rôle de pierre de fondation qui lui est attribué. Mais peut-on alors rejoindre la pensée d’Hervé sur le « retournement parabolique » : il a peut-être quelque chose à nous dire à ce sujet ? Pierre serait un surnom à double tranchant. Il me semble que cela touche plus largement au paradoxe sacrificiel, qui se confond avec le paradoxe humain.

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  6. Merci Paul, tout est juste et profond dans ce que tu dis. C’est une belle illustration de la manière dont la Théorie mimétique peut s’articuler avec l’analyse précise d’une situation historique. Reste la question déjà posée par Christine de l’inévitable retour au réel. Comment sort-on du déni? Car on finit toujours par en sortir. Par une explosion de violence paroxystique, par l’apocalypse, par un sursaut moral et spirituel et/ou par l’effet plus progressif des multiples problèmes non ou mal traités – géopolitiques, économiques, écologiques, sociaux sanitaires ou autres – qui finiront par avoir des effets tangibles et tendanciellement dramatiques pour les conditions de vie de tous les américains, avec inévitablement des conséquences politiques ? Comme l’a dit je ne sais plus quel philosophe « le réel c’est quand ça fait mal ». Ce qui se passe ensuite dépend crucialement de la manière dont « ça fait mal », et de qui s’aperçoit le premier que ça lui fait mal. En tout état de cause le réel ne se laisse jamais indéfiniment oublier. Face à des problèmes réels, on a toujours besoin d’un cadre de rationalité. La rationalité économique (l’argent – l’axiomatique de l’intérêt privé) tient actuellement lieu de cadre de rationalité hégémonique, surtout aux US. Il est suffisamment performant et auto-réalisateur pour faire croire à sa capacité de subordonner et de ringardiser toute autre forme de rationalité collective, mais ça n’aura qu’un temps.

    Bernard Perret

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  7. « Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’ont sait ne pas le respecter. »

    https://blogs.mediapart.fr/calaotok/blog/030420/liliade-ou-le-poeme-de-la-force-simone-weil

    L’ancienne Loi, qui éclairait le monde, est désormais abrogée.

    Par la voix de Moïse, L’Éternel enjoignit le peuple élu à préférer le désert de la liberté aux servitudes de l’esclavage, menant le tyran renforcé aux tumultes de la mer refermée sur sa société effondrée, quand sa victime innocente s’en fut échappée.

    La colonne qui guidait le peuple libéré, sombre pendant le jour, éclaire la nuit,
    Loi nouvelle du corps glorieux ressuscité, pierre angulaire du monde ayant pour elle l’autorité des prophètes, quand l’Écriture serait interprétée selon l’Ancien et le Nouveau testament, science nouvelle de la charité qui sait enfin lier la lettre à l’esprit.

    La voix sainte des prédicateurs, cloche suspendue au bois de la croix pour annoncer avec le courage de la grive quand le poltron laisse tomber l’épée face à la bête, chante le joug léger du Seigneur, enseignement de notre réalité de persécuteur.

    La corde qui l’ébranle, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de l’Écriture, qui doit être interprétée dans le triple sens historique, allégorique et moral, quand la main qui la saisit a compris que la connaissance des Écritures doit aboutir à l’action.

    La voix du Baptiste ne crie plus dans le désert, la terre promise est proche, la parole juive est désormais universellement proclamée, un peu de boue mêlée à la salive du messie ouvre les yeux des aveuglés par la haine.

    Nous sommes au temps de la liberté, temps du choix possible pour ceux qui ont été renseignés sur leur réalité et ont désormais capacité de suivre les chemins éternels de la vie qui leur sont ouverts, comme celui de refuser de les emprunter, s’exposant alors aux blessures des infidélités au seul caractère définitif, celui qui s’est offert à nos iniquités pour se nommer et nous donner capacité alors de prononcer le nom définitif de l’amour.

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    1. Cher Alliocha, Simone WEIL n’aurait pas apprécié le rapprochement de sa pensée avec Moïse.

      Nous ne sommes pas tenus de prendre, comme parole d’Evangile, son analyse de l’ancien testament.

      Nous sommes cependant obligés d’en tenir compte pour éviter le rapprochement que vous avez fait.

      Vous en tirez des conclusions « L’ancienne Loi, qui éclairait le monde, est désormais abrogée…Loi nouvelle du corps glorieux ressuscité, pierre angulaire du monde ayant pour elle l’autorité des prophètes, quand l’Écriture serait interprétée selon l’Ancien et le Nouveau testament, science nouvelle de la charité qui sait enfin lier la lettre à l’esprit. » qui pourraient apparaitre comme plaquées et au service d’une idéologie.

      Ce n’est pas votre intention, je le sais. Je me permets donc d’attirer votre attention sur ce point.

      Continuez vos commentaires, toujours documentés.

      Merci,

      Bonne journée

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      1. Merci, cher, pour vos encouragements.

        La juxtaposition des deux textes ne signifie pas que j’utilise Weil pour justifier les significations du rite catholique.

        Mon dernier commentaire s’en explique, il me semble, vous me direz ce que vous en pensez, quand il sera mis en ligne, d’ici quelques temps, à vue de nez…

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  8. La morale de la fable, c’est-a-dire de l’ample récit des illusions et dénis (du passé, de l’histoire, de la science, des droits de l’homme, etc., etc…)  cultivés par le régime en place aux USA, c’est que tout est “à moi… et la raison,/ C’est que je m’appelle Lion: / À cela l’on n’a rien à dire…” (La Fontaine, Fables, I,6).

    Andrew McKenna

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  9. Aussi, puisqu’un des tycoons les plus puissants de la terre se réclame de la petite enfance évangélique, qu’il a généré un instrument qui diffuse l’information à la vitesse de la lumière, il n’y a ici que raison de se réjouir, quand enfin il réalisera ce qui est dit à la fin de Matthieu 18 et qui, encore confusément, le fait suer d’angoisse et bredouiller ce qui n’est pas encore clair pour lui :

    « 35C’est ainsi que mon Père céleste vous traitera, si chacun de vous ne pardonne à son frère de tout son cœur. »

    Alors nous tous, avec Girard et tous les poètes, comprendrons de qui nous sommes les instruments et quelle partition la vie éternelle nous propose d’interpréter :

    « 3Or, la vie éternelle, c’est qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. »(Jean 17)

    Car c’est dans ce cadre-là que nous pouvons faire le point sur notre réalité, définie rationnellement comme relationnelle, quand la foi n’est plus un pari, mais un choix raisonnable :

    « 22Je leur ai donné la gloire que tu m’as donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un, – 23moi en eux, et toi en moi, -afin qu’ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. 24Père, je veux que là où je suis ceux que tu m’as donnés soient aussi avec moi, afin qu’ils voient ma gloire, la gloire que tu m’as donnée, parce que tu m’as aimé avant la fondation du monde.

    25Père juste, le monde ne t’a point connu; mais moi je t’ai connu, et ceux-ci ont connu que tu m’as envoyé. 26Je leur ai fait connaître ton nom, et je le leur ferai connaître, afin que l’amour dont tu m’as aimé soit en eux, et que je sois en eux. »(Ibid)

    Que ceux qui encore sont scandalisés à raison par les comportements cléricaux, ne laissent plus le scandale fermer leurs yeux ou leurs oreilles pour retrouver le sens des symboles :

    « « Le costume même que le prêtre porte à l’autel », ajoute M. Mâle, les objets qui servent au culte sont autant de symboles. « La chasuble, qui se met par-dessus les autres vêtements, c’est la charité qui est supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la loi suprême. L’étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug léger du Seigneur ; et comme il est écrit que tout chrétien doit chérir ce joug, le prêtre baise l’étole en la mettant et en l’enlevant. La mitre à deux pointes de l’évêque symbolise la science qu’il doit avoir de l’un et de l’autre Testament ; deux rubans y sont attachés pour rappeler que l’Ecriture doit être interprétée suivant la lettre et suivant l’esprit. La cloche est la voix des prédicateurs. La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix. La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de l’Ecriture, qui doit être interprétée dans le triple sens historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité fondamentale que la connaissance des Ecritures doit aboutir à l’action. »« 

    https://interligne.over-blog.com/2019/02/la-mort-des-cathedrales-texte-de-marcel-proust.html

    Mme Orsini a raison, l’action est inspirée par le Verbe, même le pragmatique Trump ne pourra faire l’économie de la connaissance de nous-même qui nous a été enseignée :

    « Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’ont sait ne pas le respecter. »(Weil, poème de la force)

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      1. La foi sans le doute n’est rien, au sens de Benoit XVI qui la définissait non comme une connaissance de Dieu, dont nous ne savons rien, mais comme la certitude que, s’Il existe, alors il est certain que Lui nous connait, preuve nous en donnée par Le Christ.

        Et Trump ne pourra, quelles que soient ses initiatives, qu’être l’instrument de la révélation.

        « De plus, l’esprit de l’Évangile ne s’est pas transmis pur aux générations successives de chrétiens. Dès les premiers temps on a cru voir un signe de la grâce, chez les martyrs, dans le fait de subir les souffrances et la mort avec joie ; comme si les effets de la grâce pouvaient aller plus loin chez les hommes que chez le Christ. Ceux qui pensent que Dieu lui-même, une fois devenu homme, n’a pu avoir devant les yeux la rigueur du destin sans en trembler d’angoisse, auraient dû comprendre que seuls peuvent s’élever en apparence au-dessus de la misère humaine les hommes qui déguisent la rigueur du destin à leurs propres yeux, par le secours de l’illusion, de l’ivresse ou du fanatisme. L’homme qui n’est pas protégé par l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu’à l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure. Pour l’avoir trop oublié, la tradition chrétienne n’a su retrouver que très rarement la simplicité qui rend poignante chaque phrase des récits de la Passion. D’autre part, la coutume de convertir par contrainte a voilé les effets de la force sur l’âme de ceux qui la manient. »

        https://blogs.mediapart.fr/calaotok/blog/030420/liliade-ou-le-poeme-de-la-force-simone-weil

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  10. Merci pour ce très bon article.

    Il est vraiment surprenant, comme le note Mme Orsini, de mettre
    côté à côté la fin des ‘illusions’ et le déni de la réalité,
    deux choses qui semblent en effet s’opposer entièrement puisqu’il
    n’est pas possible de bien servir ses intérêts en oubliant la
    réalité. Surprenant et pourtant incontestablement factuel. Et c’est
    une nouvelle fois la clef de lecture mimétique qui lève le paradoxe
    : c’est l’opposition rivalitaire exacerbée de Trump qui lui fait à
    la fois critiquer les ‘illusions’ si chères à ses rivaux et nier la
    réalité pour ne penser que sous le prisme de la rivalité.

    Rajoutez à ce phénomène son contexte historique et vous
    comprenez grâce à Paul Dumouchel la singularité de l’événement
    liée à la convergence de plusieurs facteurs : c’est la remise en
    cause de l’ordre social et de ses institutions qui a pu laisser la
    place à un emballement mimétique et donc à un nouveau bouc
    émissaire pour s’y substituer et servir de point de fixation de la
    société (Trump entérine la remise en cause du système judiciaire
    mais il n’en est pas à l’origine).

    Pourtant la décomposition d’un ordre social ne nous ramène
    jamais parfaitement au point de départ, plus aucun bouc émissaire
    ne peut réussir à ordonner nos sociétés désormais, plus personne
    ne peut être pris au sérieux dans le rôle du Roi des monarchies
    sacrées (que serait un Roi que ses plus fervents sujets représentent
    en train de déféquer ?). Le phénomène Trump est sans doute un
    simple soubresaut, un épisode spectaculaire mais éphémère dans la
    course apocalyptique de notre temps.

    P.-S. : au cas où certains n’auraient pas vu la vidéo,
    voici un moment digne des Carnets du sous-sol de Dostoïevski
    où Obama se moque de Trump comme d’un banal complotiste (puisqu’il
    avait mis en doute sa naissance sur le sol américain) devant une
    salle hilare. On peut lire sans difficulté le ressentiment dans les
    yeux de « The Donald » qui cherche dès lors à détruire
    tout ce qu’avait fait Obama et qui est actuellement en quête du
    dernier trophée de son rival : le Nobel de la paix.

    https://www.youtube.com/watch?v=n9mzJhvC-8E&t=603s

    (la vidéo est en V.O. et le passage sur Trump commence à 9;30)

    Julien Lysenko

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