Sens et violence du sacrifice chez Adorno et Girard

Victor Frangeul Baron est doctorant en philosophie (Ecole Normale Supérieure de Paris et Goethe-Universität de Francfort). Il a publié en avril 2025 une analyse comparée entre René Girard et Theodor Adorno sur la question du sacrifice.

Voici le lien vers cette étude, sur le site Open Edition :

https://journals.openedition.org/trajectoires/11919

Nous reproduisons ici le résumé, l’introduction et le paragraphe conclusif de cette étude.

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« La thématisation du sacrifice, bien qu’importante chez Adorno, y est le plus souvent sous-jacente, développée indirectement et dans l’interprétation de l’Odyssée. Nous cherchons à contribuer à mieux révéler ses modalités, son historicité et ses enjeux en la confrontant avec la théorie mimétique de René Girard, chez qui est décisive la conversion du mécanisme de désignation de la victime en un sacrifice à l’origine de la société. Après avoir présenté la réflexion qui pose le sacrifice comme une violence nécessaire, du fait de son sens social, nous restituons la place du sacrifice chez Girard avant d’esquisser la manière dont cela peut préciser l’historicisation et la recontextualisation sociale qu’Adorno en fait. »

(…)

« À l’exception d’un passage de la Dialectique de la raison1, le sacrifice n’est chez Adorno qu’un thème sous-jacent, ponctuel et indirect. Pourtant, il revient dans son œuvre et se révèle crucial pour formuler le problème du lien entre la violence et la raison. Le concept de sacrifice et l’intérêt pour sa transformation permettent exemplairement de suivre la thèse adornienne suivante : la rationalisation des activités humaines, loin de les émanciper du mythe (défini comme « rituel de la répétition » subie), s’enchevêtre avec l’individuation. Cette intériorisation du sacrifice par la rationalisation est dénoncée en tant que standardisation et mutilation de l’individu. Or, la souffrance psychique déclenchée par ce renoncement pulsionnel aide à rendre compte de l’extériorisation de la conflictualité sociale sous la forme d’une projection paranoïaque contre un bouc émissaire individuel ou collectif.

Cela ne manque pas de rappeler la monographie de Girard (Le Bouc émissaire, 1982). Pourtant, si la littérature secondaire adornienne sur le sacrifice est déjà restreinte, il ne s’y trouve aucun rapprochement avec Girard. S’il n’y a certes pas eu d’influence entre les deux œuvres, elles sont pourtant travaillées par des proximités catégorielles (la notion de mimésis) et référentielles (Nietzsche) importantes, malgré des différences de sensibilité, de méthode et de teneur. En précisant ces contrastes, le caractère explicite et systématique de la conceptualisation girardienne du sacrifice contribue à délinéer celle d’Adorno.

Après une introduction à la notion de sacrifice comme questionnement sur la conjonction du sens et de la violence (1), nous présenterons comme origine de la culture la compréhension girardienne du sacrifice (2) afin d’esquisser en quoi s’en distinguent la conception et l’histoire qu’en donne Adorno (3). »

(…)

« Là où l’axiologie girardienne distingue deux modes historiques du sacrifice, dont le premier, idéologique, justifie la domination en innocentant les coupables, et dont le second serait révélateur et réparateur, l’axiologie adornienne différencie plutôt deux modes psychiques contigus. Alors que la projection perceptive saine projette dans le monde de quoi y agir sans abandonner la réflexion par laquelle elle garde en mémoire la différence entre l’intérêt du sujet de la projection et la réalité de son objet, la projection pathologique qu’est la paranoïa opère un transfert sans réflexivité. En éradiquant la différence entre projection et réalité, la paranoïa exacerbe la logique sacrificielle et revient dialectiquement à l’animisme, que Freud caractérise comme croyance en une surpuissance de la pensée. C’est la réflexion sur les causes sociales de la subjectivité appauvrie et du mimétisme conflictuel qui, désamorçant la pente de la perte de contact avec la réalité et de la projection paranoïaque, serait, selon Adorno, en mesure de fortifier chaque individu contre l’hostilité du monde social et d’épargner ainsi des victimes, à commencer par soi. »

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Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

5 réflexions sur « Sens et violence du sacrifice chez Adorno et Girard »

  1. Bonjour et merci pour cet article.

    Je me permets de faire quelques remarques un peu ‘universitaires’ à son propos, parfois simplement sur l’utilisation de certaines expressions qui me semblent problématiques, bien que l’article me semble de bon acabit.

    Pouvons-nous réellement dire que Girard s’intéresse surtout à la dimension transactionnelle plus qu’oblative ? Au contraire, pour Girard le sacrifice est avant tout la répétition du meurtre fondateur, qui n’est pas compris mais qui est objet de « craintes et de tremblements » (pour reprendre les mots de Kierkegaard). Certes il y a une efficacité transactionnelle mais qui sera conscientisée beaucoup plus tardivement dans l’histoire des sociétés, et nous aurions tort d’appliquer notre schéma au fonctionnement des sociétés primitives. Il y a une efficacité du sacrifice mais pas du tout pour les motifs présents dans l’esprit des sacrificateurs primitifs, c’est en un sens malgré eux et leurs errements intellectuels que le résultat est efficace selon Girard (ils croient par exemple avec le bouc émissaire avoir affaire à un dieu alors qu’il s’agit d’un simple homme).

    J’ai un peu de mal avec l’expression « postsacrificielle » pour qualifier la religion chrétienne. Selon Girard le Christ change la signification du sacrifice mais ne l’élimine pas, comme l’article de note bien par la suite. La messe reste un sacrifice (d’autant plus que selon toute vraisemblance, puisqu’il était catholique, Girard devait croire à la transsubstantiation, mais des proches pourraient ici peut-être le confirmer ou l’infirmer), mais selon Girard un sacrifice pour la vie et non pour la mort.

    Dire que la violence mimétique qui mène au sacrifice relève d’une « nature animale » semble une expression incorrecte. Oui il s’agit de quelque chose de naturel mais pas d’animal. Justement les animaux selon Girard ne sont pas suffisamment mimétiques (ne possèdent pas suffisamment de neurones miroirs) pour en arriver à cet surenchère de violence qui caractérise les groupes humains.

    Girard considère lui aussi le chemin menant progressivement à la rupture chrétienne. Par exemple la substitution des victimes animales aux victimes humaines. Plus généralement il nous dit que les religions sacrificielles souhaitent dans l’ensemble combattre la violence (mais par la violence du sacrifice), et de ce fait qu’elles finissent par rendre de manière générale la violence de plus en plus inacceptable (y compris leur propre violence sacrificielle).

    Cordialement,

    Julien Lysenko

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  2. Remarque complémentaire sur le sacrifice oblatif :

    Il est vrai que même dans les sociétés primitives le sacrifice pourrait peut-être (à creuser) être considéré comme transactionnel mais alors avec le dieu. Dans cette perspective, le sacrifice oblatif du point de vue girardien serait seulement le résultat de l’emballement sacrificiel lorsque les sacrifices traditionnels ont perdu leur efficacité (suite au processus de révélation de la violence évoqué plus haut) et se voient multipliés et exagérés en vain.

    Julien Lysenko

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  3. Au sujet d’Héraclite l’Obscur, philosophe de l’impermanence de toutes choses (« On ne se baigne jamais dans le même fleuve ») et de la formule élue par René Girard selon laquelle « la violence est père et roi de tout », il existe plusieurs façons d’interpréter son obscurité. On peut l’attribuer au fait (contingent) qu’il ne reste plus de l’œuvre de ce très grand penseur, né vers le milieu du VIème siècle avant J.C., que des fragments. Je trouve intéressantes deux interprétations opposées (à cause de leur opposition) : la première voudrait qu’Héraclite ait été orgueilleux et à ce titre, volontairement obscur ; la seconde, plus généreuse, suggère que si Héraclite est obscur, c’est parce que les choses dont il parle sont obscures.

    Au sujet du texte proposé ici, compte tenu du fait que la plupart des thèses de philosophie, à cause de la spécificité de leur écriture, ne sont pas publiables telles quelles, il faut choisir entre ces deux interprétations. La thèse défendue dans ce texte, je l’ai lu et relu, semble réservée à des docteurs en philosophie : est-ce à cause de l’obscurité de son sujet ou à cause de son style d’écriture ?

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  4. Bonjour et merci pour cet article.

    Malgré une barrière langagière inutile (comme le souligne justement Mme Orsini, mais qui est en réalité héritée de certaines écoles philosophiques), je trouve que cet article restranscrit avec une assez bonne fidélité la pensée de Girard, à quelques exceptions près peut-être.

    Pouvons-nous réellement dire que Girard s’intéresse surtout à la dimension transactionnelle plus qu’oblative ? Pour Girard le sacrifice est avant tout la pure répétition dans la plus grande fidélité sans compréhension du meurtre fondateur, cette pratique ne comprend pas du tout sa dimension exutoire, elle est sans doute vécue uniquement non comme une transaction mais comme « craintes et de tremblements » (pour reprendre les mots de Kierkegaard).

    Certes il y a une efficacité transactionnelle mais qui sera conscientisée beaucoup plus tardivement dans l’histoire des sociétés, et nous aurions tort d’appliquer notre schéma au fonctionnement des sociétés primitives. Il y a une efficacité du sacrifice mais pas du tout pour les motifs présents dans l’esprit des sacrificateurs primitifs, c’est en un sens malgré eux et leurs errements intellectuels que le résultat est efficace selon Girard (ils croient par exemple avec le bouc émissaire avoir affaire à un dieu alors qu’il n’en est évidemment rien).

    Parfois le sacrifice est considéré comme transactionnel au sens de propitiatoire avec le dieu. Mais je ne crois pas que Girard affirme qu’il en est toujours ainsi.

    Par ailleurs, les sacrifices les plus exhubérants qu’on pourrait nommer le plus proprement oblatifs sont bien pensés par Girard : ils seraient le résultat d’une exagération visant à reprendre le contrôle au sein d’une logique sacrificielle s’érodant et perdant en efficacité au cours du temps.

    Par ailleurs j’ai un peu de mal avec l’expression « postsacrificielle » pour qualifier la religion chrétienne. Selon Girard le Christ change la signification du sacrifice mais ne l’élimine pas, comme l’article de note bien par la suite. La messe reste un sacrifice bien que non-sanglant (d’autant plus que selon toute vraisemblance, puisqu’il était catholique, Girard devait croire à la transsubstantiation, mais des proches pourraient ici peut-être le confirmer ou l’infirmer), mais selon Girard un sacrifice maintenant pour la vie et non plus pour la mort.

    De même, dire que la violence mimétique qui mène au sacrifice relève d’une « nature animale » semble une expression incorrecte. Oui il s’agit de quelque chose de naturel mais pas d’animal. Justement les animaux selon Girard ne sont pas suffisamment mimétiques (ne possèdent pas suffisamment de neurones miroirs) pour en arriver à cette surenchère de violence qui caractérise les groupes humains.

    Enfin, Girard considère bien le chemin menant progressivement à la rupture chrétienne. Par exemple la substitution des victimes animales aux victimes humaines. Plus généralement il nous dit que les religions sacrificielles souhaitent dans l’ensemble combattre la violence (mais par la violence du sacrifice), et de ce fait qu’elles finissent par rendre de manière générale la violence de plus en plus inacceptable (y compris leur propre violence sacrificielle).

    Cordialement,

    Julien Lysenko

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  5. Dire que le sacrifice ait pu avoir une efficacité transactionnelle entre les hommes et les dieux n’est vrai que dans l’esprit des sacrificateurs, qui justifient ainsi leur propre violence en la rejetant sur le dieu. Ainsi Agamemnon accepte de sacrifier Iphigénie pour que le vent se lève et que ses armées puissent voguer vers Troie. L’intention violente est ici doublement manifeste. Dans cette logique imaginaire, le dieu souverain sur les mers, Poséidon, permet de réaliser un meurtre qui n’appellera pas de vengeance (on ne s’attaque pas à un dieu), ce qui est bien pratique. Mais je ne vois pas quelle est la différence que vous postulez entre sacrifice transactionnel et oblatif, puisqu’en ces temps-là, un don appelle toujours un contre-don. Quoi qu’il en soit, les justifications des meurtriers sont toujours illusoires, consistent à masquer le réel : en l’occurrence, on peut penser qu’un grand nombre d’hommes immobilisés au même endroit dans l’attente que le vent se lève ne va pas sans poser quelques problèmes, et l’égorgement en public d’une jeune vierge vient à point pour couper court aux rivalités mimétiques que le désir sexuel ne manque pas de provoquer.

    Benoît Hamot

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