La mort en direct (nouvel épisode)

On pourrait croire que celui qui s’apprête à commettre un délit, voire un crime, cherche d’abord à se cacher. Il doit avant tout ne pas être pris, ne pas être jugé. Le coupable, par définition, ne veut pas être reconnu. Or aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des délinquants criminels se filmer ou se faire filmer pour pouvoir retransmettre leurs méfaits sur les réseaux sociaux. La diffusion ─ suprême raffinement ─ peut même se faire en direct. Il n’est pas exclu que ce soit le seul fait d’être vu qui pousse les coupables au crime. Et immanquablement, la vidéo devient « virale ». Le scélérat a donc réussi son coup, il devient célèbre instantanément. Merci les voyeurs complices.

Le cas de Tyler Robinson, le meurtrier de Charlie Kirk aux États-Unis, est caractéristique en ceci que l’individu en question ne présente aucune caractéristique. C’est un citoyen sans histoire, un inconnu dans la masse des inconnus qui pullulent sur les réseaux sociaux. Il a juste voulu passer de l’autre côté du miroir et être vu au lieu de seulement regarder et liker les autres. De suiveur mimétique, il a voulu devenir « modèle ». Son coup d’éclat est de la pure violence, de la violence à l’état pur. Toutes les « motivations » idéologiques, les explications sociologiques, voire religieuses, sont secondaires. Il ne s’agit pas ici de la « banalité du mal » étalée sur la place publique, il s’agit de la « tentation du mal » dont l’individu ne s’est pas « délivré ».

Comment un sentiment de culpabilité peut-il se métamorphoser, s’inverser, en acte d’exhibition de sa faute ? Rappelons-nous les dernières phrases de L’Étranger d’Albert Camus : « Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu’il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine. » Bien des lecteurs et critiques sont restés perplexes devant cette phrase énigmatique. Camus en donne pourtant la clé : « pour que je me sente moins seul ». Le roman a plus de 80 ans et il est brûlant d’actualité. Le drame de L’Étranger, c’est la solitude de l’homme moderne, autonome et parfaitement « libre ». Depuis 1942, la « philosophie de l’absurde » nous a complètement envahis. Face à la vacuité de l’être, sans attache, sans repère, l’individu en est réduit à se donner en spectacle, et il espère par-là « être moins seul ». C’est pathétique.

Ce que Camus, homme généreux, n’avait pas prévu, c’est que le délinquant, aujourd’hui, n’est pas accueilli « avec des cris de haine ». Il est applaudi, encensé, liké par des centaines de milliers, des millions de badauds benêts. Meursault avait donc encore une conscience, une forme d’intériorité. Nos décervelés d’aujourd’hui sont vides, stupides, ineptes. Ils n’ont pas d’âme. Ce sont des images sans rien au verso.

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Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

2 réflexions sur « La mort en direct (nouvel épisode) »

  1. Analyse de la dernière pensée de l’anti-héros de « L’étranger », qui résout l’énigme posée à  » bien des lecteurs et critiques, dans le recueil d’articles de René Girard paru en livre de poche il y a qq lustres. Résolution confondante, parfaite, définitive.

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