
par Jean-Marc Bourdin
Etait paru aux éditions Denoël en 2024 un essai écrit par un médecin épidémiologiste, Jean-David Zeitoun, intitulé Les Causes de la violence. Nous ne pouvions que l’évoquer dans notre blogue d’autant que, contrairement à tant d’autres essayistes, il fait une place non négligeable à René Girard, reconnaissant la part fréquente de la rivalité dans les causes de la violence. Je vous en propose une sorte de fiche de lecture.
Dans notre langage, nous pourrions reformuler la question des causes en nous demandant s’il existe des facteurs qui favorisent le passage du désir à la rivalité et in fine à son expression la plus violente.
En préalable, il est notable que Jean-David Zeitoun évacue le délicat problème de la définition de la violence, physique et/ou psychique, en se focalisant sur les violences interindividuelles létales qu’il qualifie de “normales”. L’effet étant constatable par la médecine et les statistiques d’homicides, les causes peuvent en être plus facilement recherchées. Il s’agit évidemment d’une limite mais le champ de la violence est suffisamment étendu qu’il paraît raisonnable de se centrer sur sa partie qui est la mieux identifiable.
D’emblée, notre auteur semble s’inscrire dans les pas de René Girard en donnant la préférence aux romanciers face aux philosophes et aux chercheurs en sciences sociales pour nourrir sa réflexion. Il se donne pour ambition de donner “une explication d’ensemble de la violence humaine en se concentrant sur la violence normale, c’est-à-dire la violence physique personnelle.” Ce centrage permet d’éviter de mettre dans un même sac des violences hétérogènes telle la guerre et les violences “normales”. Le parti pris est de traiter la violence comme une maladie en séparant les faits des impressions pour poser un diagnostic.
Premier fait statistique : “La violence tue 5 millions de personnes par an dans le monde. C‘est 8% de la mortalité annuelle, deux fois plus que le cancer du poumon”, par exemple. Les homicides comptent pour 400 à 450 000 dans ces 5 000 000. Au-delà, la violence normale est aussi à l’origine de handicaps chez nombre de ceux qui y ont survécu.
Deuxième élément : “Après des siècles de baisse [1], les homicides ne régressent plus nettement ou sont à nouveau en croissance”. La France en compte un millier chaque année. Longtemps, “l’agressivité était une mentalité normale et la violence était son langage principal”. La violence était en général le fait d’hommes jeunes entre 15 et 30 ans, ce qui semble être un invariant, lesquels tuaient à 90% d’autres hommes, en moyenne un peu plus âgés. Elle touchait moins des membres de la famille qu’une “connaissance, comme un voisin ayant une position sociale similaire” et ce, “dans l’espace public, typiquement la taverne”, sous le coup d’une impulsion. Culturellement, la “violence était une valeur positive” que promouvait une aristocratie obsédée par l’honneur : virilité et brutalité étaient confondues, “le droit à la vengeance était reconnu”. Les conditions de vie sévères produisaient en outre “des expériences négatives” comme une enfance difficile, des violences subies, “la compétition, pour l’honneur, une femme ou un territoire”. Une espérance de vie limitée favorisait en outre l’investissement dans l’agressivité. Ces expériences négatives étaient autant de facteurs “pro-violence”. Des causes physiques, en l’occurrence la consommation d’alcool désinhibante et l’accès facile aux armes blanches, étaient également des éléments permettant la perpétration d’actes violents.
Ce triangle culture-expériences négatives-causes physiques fournit à Jean-David Zeitoun la matrice de son approche épidémiologique des causes entremêlées de la violence interindividuelle.
Au milieu du XXe siècle en Europe, la forte baisse des homicides s’accompagne d’une ventilation différente, moins d’hommes jeunes et riches, plus de violences intrafamiliales. Pour Norbert Elias, cette baisse résulte du “processus de civilisation” qui discrédite la violence sous l’égide, d’une part de l’expansion de l’État tendant à monopoliser la violence et pacifier les relations, d’autre part de l’économie de marché qui multiplie les contacts sociaux et modifie également les relations. Dans ce contexte, l’agressivité baisse, la préoccupation de l’honneur diminue, l’éthique protestante promeut le devoir, la solidarité, la bonne conduite et augmente la valeur de la vie humaine, “l’individualisme met l’accent sur la personne”, etc.
Ces multiples évolutions ont concouru à l’atténuation des causes culturelles de la violence. Dans le même temps, les expériences négatives ont été limitées à partir du XVIIe siècle et surtout de la seconde moitié du XIXe, augmentant l’espérance de vie. Sur le plan matériel, sans que les données soient suffisantes, la baisse de la consommation d’alcool corrélée à l’amélioration de la qualité de l’eau a pu jouer également un rôle apaisant.
Jean-David Zeitoun fait ensuite pièce aux théories génétiques, qu’elles soient inspirées par Hobbes ou Rousseau. Il leur préfère l’Histoire, en évoquant des traces de violence dès les chasseurs-cueilleurs du Paléolithique, violence également présente chez les chasseurs-cueilleurs récents. Les succès du Néolithique -accroissement de la population, fixation géographique dans des agglomérats de population, stockage et enrichissement inégal, progrès de l’armement, épidémies et émergence d’un pouvoir- sont autant de causes potentielles de la violence “normale” qui a dû alors croître. Notre auteur y retrouve sa matrice : culture transformée par les opportunités d’appropriation, moindre solidarité dans des groupes plus larges et de nouvelles croyances, émergence d’affects négatifs durant une vie plus dure, ”la peur des autres, la jalousie”, etc. De surcroît, la tranche d’âge la plus concernée par les homicides a alors accru son nombre et sa part dans la population.
Reste que la diversité des situations dans le temps et l’espace prouve que “nous sommes à la fois capables de violence, sinon elle n’existerait pas, et à la fois compétents pour bien nous entendre les uns avec les autres.” La réconciliation, la médiation, la réparation et la consolation s’observent également chez d’autres primates. Contre Konrad Lorentz et son instinct d’agressivité, Jean-David Zeitoun estime que “nos attitudes agressives et la violence qui en découle sont dépendantes des circonstances extérieures”. Toutefois, parmi les animaux (où s’observent certains cas d’“infanticides”), seuls les humains semblent capables de meurtres intraspécifiques délibérés. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse évolutive, souvent mise en avant par la sociobiologie, ne peut être retenue. Le principe darwinien de la survie des plus aptes vaut néanmoins sur le plan culturel, lequel n’est au demeurant en rien incompatible avec l’altruisme et l’entraide : “Dès que les humains ont eu l’intelligence et le langage pour collaborer, ils ont adopté cette approche de limitation des conflits. Il y a une une sélection non pas en faveur mais contre les tendances agressives” selon Richard Wrangham.
L’espèce humaine est d’ailleurs passablement inapte à la violence. La violence létale y est très minoritaire, entre autres parce que la plupart des tentatives échouent, souvent “le bluff l’emporte sur l’acte”, la peur paralyse, la colère ne débouche pas automatiquement sur la violence et les carrières criminelles s’arrêtent en général tôt.
Une des causes majeures de la violence est pour Jean-David Zeitoun ce qu’il appelle les “expériences négatives” auxquelles seraient exposés chaque année un milliard d’enfants de par le monde : pauvreté, maltraitance par violence, dépression, prise de drogue d’un parent, être témoin de conflits. Elles s’incorporent à ceux qui les subissent et diminuent aussi l’espérance de vie. Elles sont corrélées à la dépression, l’anxiété et la prise de drogues. Réciproquement, le manque d’expériences positives, comme des lacunes affectives ou relationnelles, est également une cause de comportements violents. Ce manque peut engendrer un défaut d’empathie, laquelle inhibe les comportements violents. De telles expériences négatives touchent également les adultes, notamment un stress chronique. Elles sont susceptibles de conférer un caractère rationnel à des agissements violents, par exemple chez ceux qui estiment manquer de perspectives, et d’abaisser les barrières morales. Enfin la violence est en elle-même contagieuse, d’autant qu’elle se déclenche entre proches. Elle peut d’ailleurs être stimulée par son spectacle sous une forme fictive.
Viennent ensuite les causes physiques : parmi celles qui ont fait l’objet d’études sérieuses, la chaleur, les conditions climatiques changeantes, l’alcool et les drogues, l’exposition aux pollutions au plomb, la disponibilité des armes, les maladies mentales. Ces causes sont toutefois souvent négligées dans les politiques publiques.
Enfin, dernier élément du triptyque, les causes culturelles. A la suite de Manuel Eisner, Jean-David Zeitoun expose plusieurs “marqueurs culturels” du processus de civilisation à prendre en compte comme moyens de contention de la violence : la pacification des élites ; des pratiques pénales progressivement adoucies dévalorisant le spectacle de la violence des exécutions ; le développement de la lecture, “signe d’amélioration du contrôle de soi” ; la réduction de la consommation d’alcool comme autre moyen d’accentuer le contrôle de ses comportements ; et enfin le contrôle social réprobateur de la violence, y compris technologique, très différent selon les cultures nationales et les époques.
Pour conclure, il est notable que le taux mondial d’homicide est de 5/100 000, en forte baisse depuis le Moyen Âge, 80% des victimes et 90% des perpétrateurs étant des hommes, les femmes étant majoritaires en cas de violences familiales. “La violence est toujours marginale dans les causes de handicap et de mort”. Elle reste une affaire d’hommes jeunes entre eux, le plus souvent des proches en situation de rivalité. Elle résulte d’une combinaison des causes identifiées plus haut. L’auteur en conclut que les politiques publiques devraient s’attaquer en priorité aux expériences négatives et aux causes physiques de la violence, l’Histoire et la diversité des situations nationales démontrant, s’il en était besoin, qu’elle n’est pas une fatalité.
Si les analyses de Zeitoun se limitent délibérément à la modalité la plus objectivable de la violence, celle qui débouche sur la mort d’autrui, il me semble que cette situation extrême éclaire dans les phénomènes de violence pris dans un sens plus large de façon probante : l’importance culturelle de l’appropriation et de son corollaire, les rapports de doubles qu’elle induit ; la fréquence des homicides entre proches, en particulier entre jeunes hommes d’un même niveau social ou membres d’une même famille, proximité qui permet aux mécanismes rivalitaires de la médiation interne de se mettre en branle ; mais aussi la contagiosité de la violence dans l’espace et le temps. Deux éléments me semblent toutefois s’ajouter : les expériences négatives qui peuvent toutefois être probablement reliées à une insuffisance d’être d’autant plus cruellement ressentie qu’elle résulte desdites expériences et les éléments physiques facilitateurs du passage à l’acte violent comme les substances désinhibantes (alcool, drogue mais aussi sans doute appartenance à un groupe) ou la disponibilité d’armes létales.
[1] Dans des proportions considérables : en Europe, un facteur 10, 50, voire 100.
Merci Jean-Marc de nous faire découvrir cette approche, sans doute complémentaire de Girard. J’ai aimé l’accent mis sur le caractère hautement transmissible de la violence, notamment d’une génération à l’autre. La pacification de nos sociétés est un fait indiscutable ; alors pourquoi l’actuel « ensauvagement » du monde, comme si tout ce que nous avons accompli en la matière n’avait aucune valeur ? Quelle sombre fatalité nous fait régresser vers les mœurs des temps barbares ?
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