Je me suis posé l’horrible question

Il y a déjà bon nombre d’années, j’ai eu l’honneur et le plaisir de participer à un dîner en compagnie d’André Comte-Sponville, à la suite de l’une de ses conférences. Le sujet n’avait rien à voir avec la théorie mimétique. Néanmoins, girardien du rang mais girardien fervent, je ne manquai pas l’occasion de lui demander son avis quant à la pensée de René Girard. Je dus m’y prendre à trois reprises pour obtenir une réponse. La première fois, il sembla ne pas avoir entendu ma demande ; la deuxième fois, il se contenta de dire : « Ah, oui. Girard. » Je répétai ma question ; il prit un long moment de réflexion et se contenta de dire : « Je ne pense pas que tout puisse se ramener à deux ou trois idées ». Je restai interdit, ne trouvant ni comment répondre ni comment relancer le sujet. D’ailleurs, André Comte-Sponville embraya rapidement sur une autre question.

Je réconfortai ma ferveur girardienne en me disant qu’il ne s’agissait là que d’un argument formel. Je suis de formation scientifique, et je me dis que personne n’avait reproché à Euclide d’avoir tiré toute la géométrie de cinq seuls postulats ; à Einstein d’avoir unifié la mécanique et l’électromagnétisme ; aux physiciens quantiques jusqu’à Higgs, d’avoir mis au point le Modèle standard, qui, à lui seul, rend compte de toutes les diverses interactions entre les particules.

Pourtant, la réponse d’André Comte-Sponville ne cessa de me tarauder. Il s’agit tout de même d’un penseur honnête et rigoureux.  Et de plus, sa réponse avait éveillé en moi le souvenir des analyses d’Hannah Arendt : elle affirmait que le propre des idéologies est de tout ramener à une seule idée, ce qui est le chemin du totalitarisme. Or chez Girard, tout se ramène au mimétisme. C’est ainsi que j’en arrivai à me poser l’horrible question : la théorie mimétique serait-elle une idéologie ?

A cette question, j’indiquerai ici simplement ce qui me permet, en mon for intérieur, de répondre non.

Hannah Arendt a bien sûr raison. Les idéologies ramènent tout à un petit nombre d’idées. Pour les marxistes, tout est affaire de lutte des classes. Pour l’écologisme radical, la seule question qui compte est le sauvetage de la planète.  Le fascisme affirme que tout procède de l’Etat (Mussolini : « Tout est dans l’Etat, rien d’humain ni de spirituel n’existe ni n’a de valeur en dehors de l’Etat »). D’autres exemples ne sont pas difficiles à trouver.

Mais il s’ajoute une autre caractéristique aux idéologies : elles sont indissociables d’un jugement de valeur, elles décrètent ce que sont le « bien » et le « mal ». La phrase de Mussolini qui figure ci-dessus le formule explicitement. Pour les collectivistes, le mal est la propriété privée des moyens de production. Pour le wokisme, le seul bien possible réside dans la prééminence des minorités. Pour les ultra-libertaires, toute contrainte, toute régulation est à rejeter. Pour les mondialistes, les frontières doivent être abolies, etc.

C’est précisément cette caractéristique qui fait des idéologies de redoutables machines à broyer les êtres humains, au-delà de l’éventuelle générosité des intentions initiales. Qui n’adhère pas à une idéologie est du côté du « mal » qu’elle a décrété ; s’il ne s’y soumet pas, son seul destin est d’être neutralisé. Neutralisé, dans l’ample palette des acceptions de ce mot : exilé, ostracisé, interdit d’antenne, censuré, réduit au silence, enfermé, anéanti, etc. jusqu’à des synonymes beaucoup plus radicaux.

Or la théorie mimétique recèle une caractéristique particulière, qu’elle est peut-être même la seule à posséder, et qui l’immunise contre toute tentation idéologique : ses concepts sont tous marqués par l’ambivalence. Et l’ambivalence n’est rien d’autre que l’impossibilité de prononcer un jugement de valeur définitif, d’assigner trop facilement le « bien » et le « mal ».

Faisons un rapide tour d’horizon.

Le mimétisme est-il bon ou mauvais ? Il est l’un ou l’autre, il est l’un et l’autre. Bon, lorsqu’il permet à l’être humain de sortir de l’animalité grâce à l’enseignement et la transmission ; mauvais, lorsqu’il suscite des rivalités qui dégénèrent en affrontements. Bon, lorsqu’il inspire des vocations (« Je veux être Châteaubriand ou rien ») ; mauvais, lorsqu’il propage des préjugés haineux.

La rivalité mimétique est-elle bonne ou mauvaise ? Bonne lorsqu’elle conduit des concurrents à s’améliorer et à se dépasser ; c’est la saine émulation : Leibnitz et Newton, Nadal et Federer, Haydn et Mozart… Mauvaise lorsqu’elle se cantonne à vouloir détruire son rival.

Le sacrifice du bouc émissaire est bien sûr un mécanisme odieux, mensonger et injuste. Il a pourtant permis la survie des communautés archaïques ; il aura été un garde-fou contre le déferlement de la violence.

Ambivalence jusque dans la dénonciation du sacrifice que constitue la Passion du Christ : elle libère l’humanité de l’aveuglement face au mécanisme du bouc émissaire,  et ce faisant, la laisse démunie pour contenir la spirale de la violence.

Enfin, nous commençons à cesser de croire à la culpabilité des victimes ; comme le dit Girard, à aucun autre moment dans l’histoire, le souci des victimes n’a été aussi grand. Mais corrélativement se développe la stratégie victimaire, annoncée par Girard également, par laquelle un statut de victimes autorise ses détenteurs à toutes sortes d’exigences si ce n’est de persécutions.

Toutes ces ambivalences, inhérentes à la vision girardienne, empêchent tout jugement de valeur, tout manichéisme et la préservent ainsi de constituer une idéologie.

Non, à mes yeux, la théorie mimétique n’est assurément pas une idéologie.

Et j’avoue ma profonde méfiance à l’égard ceux qui cherchent à l’utiliser comme telle.

22 réflexions sur « Je me suis posé l’horrible question »

  1. Comte-Sponville, a t’il lu René Girard ?

    En effet pour les non lecteurs de Girard , c’est trop simple pour être vrai , pour les lecteurs c’est en effet complexe et plein d’ambigüités et donc comme vous le montrez le contraire d’une idéologie !

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  2. Tout à fait d’accord. Il me semble, pour faire suite, que la théorie mimétique est une théorie du paradoxe. Le paradoxe humain pour être précis:qui n’a rien d’abstrait.

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  3. La réponse de Comte-Sponville est décevante mais pas surprenante. Les meilleurs esprits peuvent verser dans la facilité du jugement catégorique sur la base d’indices, sans prendre le temps de la réflexion. L’aurait-il fait qu’il aurait vite vu l’ineptie de son raisonnement puisqu’en effet, comme vous le dites à raison, tant de théories scientifiques sont bâties sur quelques idées essentielles et parfois sur une seule comme, par exemple, la théorie de l’évolution qui tient à un seul axiome tautologique, à savoir l’idée savoureusement formulée par Gregory Bateson qui disait (en substance) que « ce qui dure plus longtemps, dure plus longtemps que ce qui dure moins longtemps ». C’est le principe de la reproduction différentielle sensiblement décalé mais énoncé de manière irréfutable.
    Tel que je le comprends, c’est une bien plate tentative de justification pour le fait d’avoir choisi de ne pas lire Girard. Tout le monde fait de tels choix et, comme il est bien connu en psychologie, on est toujours très bon pour trouver des bonnes raisons pour expliquer ce qu’on a fait (beaucoup moins bons pour faire ce à quoi on a trouvé de bonnes raisons).

    Pour venir à la question posée, je dirais que la théorie mimétique n’est pas une idéologie mais elle pourrait le devenir si, par exemple, Peter Thiel parvenait à ses fins. Par là je veux dire que l’accusation d’idéologie, comme toutes les accusations, se dispense de preuves et néglige ce qui pourrait la réfuter. Autrement dit, ce n’est dans la théorie qu’il faut chercher quelque chose qui serait de l’ordre de l’idéologie, c’est dans l’esprit de ceux qui accusent quelque conception que ce soit d’être une idéologie. L’anti-idéologisme me paraît une bien médiocre idéologie en cela que, comme l’argumentation ad personam, elle attaque la forme, pas le fond. Je déteste ces manières de refuser le débat. Même le diable peut dire la vérité. Bref, je vis dans le monde III de Popper et c’est très apaisant. Seules comptent les idées, pour elle-même.

    Maintenant, pour conclure, je vais tenter de formuler un souvenir assez singulier qui apparaîtra consternant à certains et amusant à d’autres. Ayant constaté qu’à l’instar de maints scientifiques, chacun dans leur domaine, nombre d’auteurs girardiens me faisaient penser à l’homme de Mark Twain, celui qui tient un marteau et pour qui tout ressemble à un clou, je me suis demandé s’il n’y avait pas chez ces personnes un penchant narcissique qui les avait portés à s’intéresser à la théorie mimétique dont la puissance explicative est quand même impressionnante. C’est peu de dire que René Girard n’a pas aimé cette idée. Pourtant, je ne la trouvais pas mauvaise. D’ailleurs, elle vaut probablement pour moi ! 🙂

    Luc-Laurent Salvador

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    1. Luc-Laurent Salvador, bien qu’en ce qui concerne le nazisme, la doctrine politique de la supériorité de la race aryenne et l’antisémitisme aient constitué une idéologie d’Etat, je suis d’accord avec ce que vous dites, que c’est moins dans une théorie qu’il faut chercher quelque chose comme une idéologie, que dans l’esprit de ceux qui accueillent ou accusent une théorie comme telle. Les adeptes d’une idéologie se recrutent (en masse) parmi les consommateurs, les acteurs de l’histoire, non parmi les producteurs d’idées, les penseurs. Marx, on l’a assez dit, n’était pas marxiste. C’est lui, je crois, qui a donné le premier un sens péjoratif au terme d’idéologie : au nom de la science, il a combattu l’idéologie bourgeoise, le discours illusoire et mensonger de la classe dominante destiné à justifier et à pérenniser sa domination. Il y a une « idéologie capitaliste », une « idéologie marxiste » comme il y a eu une « idéologie nazie » etc. et Hannah Arendt, en étudiant les origines du phénomène totalitaire propre au XXème siècle, a montré en effet de quel bois se chauffent les idéologies : la haine est plus leur combustible que la foi en un avenir radieux ou, en termes girardiens, les obstacles à surmonter, les ennemis à détruire sont plus présents à l’esprit des militants d’une cause que le but à atteindre, le modèle à imiter, l’idéal à réaliser.

      Votre « penchant narcissique » pour la théorie mimétique est plus amusant que consternant à mes yeux parce que vous reconnaissez que ce qui séduit le lecteur de Girard est « la puissance explicative » de sa théorie. Pourquoi en effet bouder la satisfaction d’amour-propre qu’apporte la possibilité de comprendre des phénomènes irrationnels ? N’y a-t-il pas une jouissance d’avoir à disposition des outils pour pénétrer dans le domaine des « choses cachées », d’avoir accès à des vérités qui « révèlent » ce que nos opinions ne font que refléter ? Or, ce plaisir « narcissique » du démystificateur, de celui « à qui on ne la fait pas« , n’est-ce pas déjà celui de tout lecteur des « penseurs du soupçon », Nietzsche, Marx et surtout Freud en ce qui concerne les rapports de désir qui ont spécialement retenu l’attention de Girard ? Girard, lecteur de textes, devenu anthropologue, s’était situé lui-même, au début de son travail, dans la continuité du mouvement critique contemporain.

      Mais vous savez comme moi qu’en réalité, Girard s’est attaqué aux démystificateurs eux-mêmes. Penseur de la violence et de la religion, il a démontré, de livre en livre, que c’est la Bible elle-même qui a opéré la mystification la plus radicale de la violence et du religieux. Et si l’on voulait comprendre de quoi il retourne pour chacun de nous, il faudrait accepter une terrible blessure narcissique : se concevoir soi-même non comme un démystificateur mais comme un persécuteur ! André Comte-Sponville, ainsi que beaucoup d’autres grands intellectuels, pourtant de bonne volonté, ne pouvaient pas s’y résoudre.

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      1. @Christine Orsini. Merci pour cette contribution très éclairante, en particulier par la mise en perspective de la démystification. En contexte girardien, cette notion ne peut pas ne pas apparaître comme quelque peu rivalitaire et il semblerait donc que, sous ce rapport, Girard ait été le plus radical, en effet. Mais là où, me semble-t-il, il a été le meilleur c’est qu’il était aussi porté par une quête non rivalitaire de la vérité. Il est donc presque logique qu’il ait mis au jour cette vérité qu’on laisserait à d’autres si volontiers et sans une once de rivalité : celle de sa propre culpabilité. On ne va donc pas jeter la pierre à André Comte-Sponville ! 🙂

        Luc-Laurent Salvador

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  4. Cher Jean-Louis,
    Très élégante approche des soucis actuels du girardisme.
    Il y a à mon avis néanmois une part de manichéisme dans le christianisme et l’anti-relativisme de Girard, ce que j’avais qualifié de réalisme manichéen dans un de mes billets, mais l’essentiel est ce que tu dis si judicieusement qui définit fort bien cette dominante réaliste : les concepts girardiens, y compris le troisième, la révélation enclenchée par la Passion et transitant par les catastrophes annoncées dans les petites apocalypses des synoptiques auxquelles Girard accorda un intérêt tout particulier, sont comme la langue d’Esope, a priori ni bons ni mauvais et peuvent être à la fois la meilleure et la pire des choses selon ce que l’humanité, en tout ou en partie, en fait.

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    1. Cher Jean-Marc, nous sommes bien d’accord sur l’essentiel mais de même que j’ai du mal à attribuer à Girard un manichéisme, fût-il « réaliste », de même je n’emploierai pas le terme de « girardisme » parce que pour moi, s’il y a bien des girardiens de par le monde, le girardisme n’existe pas. Je sais que c’est une commodité de langage, que ça va plus vite de dire « le bergsonisme » plutôt que « la philosophie de Bergson » mais justement, je crois que le bergsonisme n’existe pas plus que le girardisme et je suis en plus d’accord avec Bergson pour qui les mots en « isme » ne présagent rien de bon.

      Le girardisme n’existe pas parce que non seulement la théorie mimétique n’a rien d’une idéologie, comme le démontre précisément le billet de Jean-Louis, non seulement c’est une hypothèse morphogénétique de l’origine des cultures qui demande encore à être validée scientifiquement, mais les girardiens qui sont chercheurs et professeurs n’enseignent pas le « girardisme », ils expliquent et exploitent la théorie mimétique, ils font usage de ses concepts pour ouvrir en sciences sociales, en psychologie, en économie, en littérature, en théologie etc. des champs nouveaux.

      On peut le regretter : la simplicité du constat initial (l’homme est plus mimétique que le singe), la complexité qui en résulte (l’auto organisation du social), une vérité anthropologique qui relèverait à la fois de la recherche scientifique et de la révélation biblique : autant d’obstacles à la diffusion et à la compréhension de la théorie mimétique. Tout le monde a lu « Homo sapiens » de Harari mais ce n’est qu’en petit comité que Girard est considéré comme « le Darwin des sciences humaines« . On peut aussi s’en consoler : les raisons qui rendent la pensée de Girard difficile d’accès tiennent moins à ses défauts ou à ses qualités propres qu’à des préjugés de l’époque. Et il est plus stimulant d’avoir à faire « travailler » une grande pensée qu’avoir à subir les inévitables erreurs d’interprétation, voire les récupérations frauduleuses dont les grandes pensées font l’objet quand elles sont mises au goût du jour.

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      1. Tout à fait d’accord sur l’usage d’un -isme à proscrire quand il s’agit d’évoquer ceux qui se veulent respectueux de la pensée de René Girard. Pour le reste, je persiste à dire qu’il est manichéen (et non manichéiste, je le concède volontiers) dès lors qu’il s’est opposé clairement au relativisme qui lui ne distingue pas le bien du mal. Quant à savoir s’il est réaliste comme je le crois, il faut pour cela s’assurer qu’il préfère l’amélioration à la détérioration en toutes circonstances, question difficile à trancher quand l’apocalypse semble faire de la catastrophe la condition préalable à l’achèvement de la révélation.

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  5. Bravo pour cet exposé lumineux !

    Souvent attaqué pour de mauvaises raisons, Teilhard de Chardin « justifiait » ses idées par deux arguments. Pour « valider » une pensée, estimait-il, il faut qu’elle soit COHERENTE et FECONDE. La théorie mimétique est l’une et l’autre. René Girard avait raison de penser que sa méthode était scientifique.

    Joël Hillion

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  6. En effet, le mimétisme peut être bon ou mauvais. Toute l’histoire humaine tient dans cette dualité. Girard a eu le tort de ne pas assez insister sur le côté positif de l’imitation (celui qui permet les apprentissages) alors que la plupart des penseurs contemporains ne voient que celui-là et ignorent complètement son corollaire rivalitaire (voir p. ex. Kevin Laland).

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    1. Cher Claude Julien, je ne voudrais pas jouer le rôle de « redresseuse de torts » mais je vais contester à la fois le tort qu’aurait eu Girard, de ne pas s’occuper du mimétisme positif, le mimétisme d’apprentissage, et le tort qui est le vôtre de le lui reprocher ! Comme vous êtes un scientifique, vous pouvez tomber d’accord avec moi qu’un chercheur (même dans le terrain vague des sciences sociales) ne peut pas chercher à tout hasard et n’importe comment, il doit cerner son sujet et délimiter son terrain. Et donc, en tant que théoricien de la violence et de la religion, il a fallu que Girard se concentre sur la rivalité mimétique. Cela ne lui a pas bouché la vue, il dit en différents endroits que l’imitation, non seulement permet et produit tous les apprentissages mais est créatrice !

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      1. Oui, car comme l’explique très bien Girard, le mimétisme engendre « Les origines de la culture ». Le débat qui anime les puritains anglo-saxons gairadiens consistant à définir un « good mimetisme » et un « bad mimetism » l’agacait beaucoup. Il n’a en effet aucun sens: le sacrifice n’est ni bon ni mauvais, il incarne le lieu du paradoxe humain.

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  7. La théorie Mimétique est à la fois déterministe et probabiliste. Ce simple fait, déjà souligné par Girard, implique qu’elle ne peut être en elle-même totalitaire.

    Paroles d’un physicien ;-D

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  8. Je réalise, en lisant ce remarquable article, pourquoi celui que j’ai écrit sur le même sujet il y a quelques temps, n’a pas eu la même réception. C’est qu’il manquait au mien la subtilité de celui-ci, sa profondeur d’analyse, et peut-être surtout sa cohérence. Si une théorie peut prétendre échapper à toute idéologie par son ambivalence, ce que je reformulerai par sa prise de distance avec toute position morale, alors il convient de défendre ce point de vue avec le même recul, ce que Jean-Louis Salasc réalise brillamment. Je rejoins aussi Christine Orsini sur l’idée d’une distinction radicale entre idéologie et déconstruction ; cette dernière démarche étant, à mon sens, destructrice d’idéologie dans son principe. Mais il est tout de même désespérant de constater que le vide créé par les grands déconstructeurs de notre monde sacrificiel, de Jésus à Girard en passant par Nietzsche et beaucoup d’autres, est toujours comblé par les idéologues, et, semble-t-il, avec des idées d’autant plus déshumanisantes et perverties que ce vide est grand.

    Hervé van Baren

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  9. Chère Christine Orsini, ma remarque faisait référence, comme bien souvent, à mon vécu intellectuel. Je me souviens, il y a une quinzaine d’années, en lisant ou relisant un bouquin de RG, de m’être fait cette rque : il ne parle pas assez de la ‘bonne’ mimesis. D’ailleurs, si vous avez une ou des refs précises à me donner où il développe un peu cet aspect, je suis preneur.

    Le second point est un commentaire du 27/12/2022 que je faisais en réponse à celui de JM Bourdin, suite à la publication de mon billet sur l’hominisation. Je venais de lire la traduction française du livre de vulgarisation de K Laland (La symphonie inachevée de Darwin, La Découverte, 2022), où il ne parlait lui, que de bonne imitation et d’apprentissages.

    Voici :

    J’ai pu échanger avec lui [Laland] et lui rappeler, s’il en était besoin, que les comportements d’imitation et/ou copiage pouvaient générer des rivalités et de la violence. Voici ce qu’il m’a répondu :

    …. I don’t understand what you mean by “acquisitive” or “appropriation” behaviour. […] I am afraid that I don’t know Rene Girard’s work, but it sounds like I should.

    Ce chercheur a fait et continue de faire un travail remarquable sur imitation, apprentissage, et langage. J’ai récemment (12/2024) ajouté aux commentaires sur mon billet le commentaire suivant que vous n’avez peut-être pas lu :

    Dans notre hypothèse du mécanisme d’hominisation, une articulation étroite entre les deux formes de représentation de la causalité (magique et rationnelle) doit nécessairement être postulée pour expliquer l’élaboration des interdits, des rituels et finalement des récits mythologiques, ce qui constitue l’ensemble du fait religieux et requiert des capacités d’élaboration symbolique sans doute favorisées par des aptitudes langagières.

    Une étude expérimentale permet d’émettre une hypothèse quant à la période d’apparition du langage, ou tout du moins d’une forme de proto-langage. Il existe dans l’évolution humaine des discontinuités, dont une majeure est la stagnation entre l’apparition de l’industrie lithique dite oldowayenne (galets taillés) datée d’environ 2,5 Ma et celle des bifaces typiques de la période acheuléenne, datée d’environ 1,8 Ma. Ces 700,000 ans de stagnation technique reflètent un coup d’arrêt dans le processus évolutif que j’ai proposé plus haut. Afin d’aborder cette question, une équipe internationale coordonnée par Kevin Laland a effectué une expérimentation comparant l’efficacité de différents modes de transmission inter-humaine des techniques de taille de la pierre (Morgan TJH, Uomini NT, Rendell LE, Chouinard-Thuly L, Street SE, Lewis HM et al. Experimental evidence for the co-evolution of hominin tool-making teaching and language. Nat Commun 6: 6029 doi: 10.1038/ncomms7029, 2015). Les auteurs rapportent que l’utilisation du langage est la méthode la plus efficace de transmission et concluent que l’acquisition d’un proto-langage a pu contribuer aux progrès techniques constatés par l’archéologie. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse qu’il en a été de même pour les innovations religieuses, en particulier pour l’émergence d’une sphère symbolique permettant l’élaboration et la transmission des mythes (DCC).

    J’avoue ne pas savoir comment intéresser ces chercheurs à la TM. Je pense aussi à Bernard Lahire avec qui j’ai échangé suite à la publication de son livre (Les structures fondamentales des sociétés humaines, La Découverte 2023) et qui ignore superbement, et de manière assumée la TM (il fait mine de connaître Girard, mais il n’y a pas un seul renvoi à ses travaux sur le gros millier de refs à la fin de son livre).

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    1. Cher Monsieur Julien, je n’ai pas pris le temps de chercher tous les passages où Girard parle de l’apprentissage, qui n’est pas son sujet, je vous conseille « la voix méconnue du réel« , Grasset p.305 où vous trouverez cet aphorisme : « le plus court chemin pour innover, c’est d’imiter« .

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  10. Exclure le « -isme » est encore une exclusion, comme sacrifier le sacrifice est encore un sacrifice, et l’idéologie n’est maléfique que de ne savoir encore que se baser sur le mensonge plutôt que sur la vérité du message chrétien, dont Girard n’est que l’interprète éclairé de sa réalité anthropologique.

    La révélation inexorable suit son cours, décrite au préalable par les textes, et l’humanité se sauvera à savoir les entendre, comprenant que la répétition des dominations au nom du faux dieu, la deuxième bête de l’Apocalypse de Jean, n’est qu’une tentative de justification vaine de la première.

    L’alliance de Poutine et des barons de la tech excite à nouveau les psychoses collectives que nous observons, pour mener à nouveau les peuples au gouffre de toute les surdités, de toutes les cécités qui refusent de reconnaître la défaite épouvantable de l’Occident chrétien, dont la méprise dominante a occulté le fondement de son développement formidable, quand le pardon à l’ennemi permit l’environnement paisible favorable aux sciences, aux techniques et aux arts, sans savoir les partager autrement que par la guerre et la domination au nom de ce faux père que tous les sorciers superstitieux tentent de revivifier, occultant que les dominations coloniales n’ont su que finir à Auschwitz.

    Ici est l’essence de cette fausse notion du père et de l’autorité, que tous les intégr-ismes tentent de relever pour justifier ce qui n’est que la répétition vengeresse de la même erreur, pour justifier les oppressions de la majorité par une minorité, au nom d’une pensée magique de baguette de sourcier radiesthésiste : moi je connais dieu, donc toi tu obéis et fais ce que je dis.

    Le wok-isme quant à lui, fort de cette connaissance, n’a su que reproduire sans la repérer la même erreur sacrée qui, de la victime innocente produit fausse divinité et se croit autorisée à la vengeance, enfermant alors doublement la vérité, excluant au nom de son exclusion, aboutissant aux dérives du sion-isme, de l’antirac-isme ou pire, de la transsexualité, quand la victime finit elle-même par s’auto-mutiler pour justifier la répétition de la faute de toutes les dominations, offrant aux nouveaux inquisiteurs façon Kirill ou Vance d’eux aussi se considérer alors comme les victimes de la victime, pour s’autoriser alors la même confusion violente, quand la victime se pense alors bourreau légitime, persécuté irrémédiablement devenu persécuteur.

    Le Christ nous a prévenus, nous ôter toutes protections mensongères contre notre violence ne saura, si nous n’accédons pas à la vérité de notre condition persécutrice, que nous amener à la guerre et à la destruction, nous offrant néanmoins la liberté par cette connaissance d’accéder au choix qui nous est proposé, l’amour ou la destruction, le don de sa vie pour autrui, vrai message divin, ou le sacrifice pour soi-même, faux-semblant du sacré, les temps que nous vivons en sont l’exacte illustration.

    La psyché collective européenne, après cet apprentissage de domination qui n’est que la mort de toute civilisation à ne pas savoir en borner la méprise, a désormais l’occasion d’en incarner la divine rédemption et le savoir véritable du lien qui saura unir les humains autour de leur réalité de persécuteur, confiance qu’il leur est offerte en la possibilité de construire cet autre chemin, dont le vrai Dieu a su leur donner signe en leur offrant son fils, ce frère qui les conduit enfin à ne plus croire en la violence.

    Il n’y a pas de Girard-isme, mais la potentialité exactement formulée d’envisager le christian-isme comme une idéologie de l’incroyance en la violence, le plus miraculeux étant que, aimant comme nous sommes aimés et pardonnés comme nous pardonnons, les êtres mimétiques que nous restons ont l’occasion de prendre conscience qu’il suffit d’y croire pour le réaliser.

    https://www.youtube.com/watch?v=AeooyOXm3LI

    « Mon bien-aimé est descendu à son jardin, Au parterre d’aromates, Pour faire paître son troupeau dans les jardins, Et pour cueillir des lis. 3Je suis à mon bien-aimé, et mon bien-aimé est à moi; Il fait paître son troupeau parmi les lis. -« 

    https://saintebible.com/songs/6-2.htm

    https://www.youtube.com/watch?v=rPv0fHPW_xo

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  11. Cher Jean-Louis, bien sûr, je me joins au concert de louanges qui accueille votre billet : d’abord, vous prenez du recul pour aborder la question brûlante du statut de la théorie mimétique (il s’agit pour son auteur d’une proposition scientifique mais ce n’est pas sur ce terrain qu’on la situe le plus souvent) ; ensuite, vous avez trouvé le meilleur angle d’approche : en effet, la complexité de la TM et en tous cas l’ambivalence de ses concepts n’encouragent pas une interprétation simpliste ni une appropriation agressive par une idéologie.

    Seulement, tout en prenant du recul, vous vous êtes impliqué personnellement dans votre réflexion. Le titre que vous avez choisi pour votre billet en témoigne : vous donnez d’emblée un sens (très) péjoratif au mot « idéologie », le sens implicitement donné à ce mot quand on a parlé de « la fin des idéologies », au tournant du siècle, en voulant prendre congé d’un XXème siècle particulièrement violent et même génocidaire. En vous suggérant que l’œuvre de Girard appartiendrait à ce type de discours mensonger mais persuasif auquel on a envie de croire et qui peut engendrer des crimes de masse, Comte-Sponville vous avait ébranlé.

    Evidemment, pour vous, cette question est horrible surtout parce qu’elle discrédite à la fois la validité de la TM et celle de votre adhésion à l’anthropologie girardienne. Vous avez célébré sur ce blogue l’économie de moyens de l’hypothèse mimétique comme la marque de sa qualité scientifique. Leibniz l’a dit en peu de mots : « la science s’augmente en s’abrégeant. » Mais ne pourrait-on pas exploiter la simplicité et la force de l’idée de départ (le mimétisme humain) à des fins mercantiles ou politiques ? Cela ne signifierait pas, vous l’avez démontré, qu’il s’agit d’une idéologie. L’hypothèse mimétique, indifférente à toute évaluation morale, en effet, a permis de construire un modèle formel d’auto construction de la société (le mécanisme de la victime émissaire) ; ce faisant, elle est entrée en résonance avec un modèle génétique apparu dans les « sciences dures », c’est pourquoi Girard avait été invité au colloque de Cerisy, en 1982, consacré à l‘auto-organisation, de la physique au politique.

    Je pense à ce colloque pour en extraire cette intervention de René Girard : « je dirai que la leçon morale et politique à tirer de mes analyses est, bien entendu, la suivante : il faut se méfier du mimétisme. Cette leçon est très certainement démocratique dans la mesure où elle reconnaît que les mouvements de foule oscillants sont ce qui constitue le danger. (…) Les modèles de la démocratie représentative au 18ème siècle, chez Montesquieu ou chez les Anglais, ne relèvent pas, comme on l’a dit, d’une volonté de couper le peuple du pouvoir, mais visent à éviter les effets mimétiques de foule. La véritable démocratie consiste précisément à concilier la participation de tous les individus à la vie publique, sans tomber dans les effets d’ivresse collective que tout régime totalitaire utilise et dont le texte biblique nous parle constamment. »

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    1. Merci pour cette belle citation de Girard qui, me semble-t-il, clôt le débat. Girard n’est pas plus en tort de s’être focalisé sur les ravages de la mimesis qu’on aurait tort d’évoquer le problème des trains qui n’arrivent pas à l’heure. On peut, bien sûr parler des trains qui arrivent à l’heure pour s’en réjouir mais ce n’est pas dans nos habitudes. La langue se focalise sur la dent qui lui fait mal. Il en va de même pour l’esprit, il s’attache à ce dont le contrôle lui échappe et qu’il doit donc chercher à comprendre. Et justement, s’il est une ambivalence qui me semblerait plus fécond d’interroger, ce serait plutôt celle de la violence, qu’il ne s’agirait pas de croire circonscrite par celle du sacré. Bref, Girard a ouvert la voie mais il nous appartient de la prolonger.

      Luc-Laurent Salvador

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  12. Moi aussi, je la trouve géniale, cette théorie. Je suis l’auteur des deux commentaires  » anonymes »(WordPress est parfois d’un maniement difficile) et donc, je signe : Christine Orsini.

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