
par Benoît Hamot
Ce billet fait suite à celui publié le 22 avril dernier :
Seconde partie : subvertir la démocratie
La théorie mimétique développe la façon dont le sacrifice ouvre sur l’établissement de règles, de tabous, d’interdits : ce qui correspond au grec nomos. Ce terme désigne également des monnaies grecques et byzantines (nomos, nomisma), et qualifie la monnaie. La monnaie est en effet inséparable de la loi ; elles émergent conjointement du sacrifice originel. J’ai développé cette hypothèse au cours de ma recherche sur l’origine de la monnaie.
Jusqu’à présent, les cryptomonnaies doivent leur existence et leur succès non seulement aux sommes prudemment conservées par leurs créateurs, afin de limiter les effets délétères de la spéculation, mais aussi d’un besoin exprimé par les mafias : pouvoir effectuer des transactions masquées à grande distance, rapatrier les sommes considérables collectées en monnaie locale – contre de la drogue notamment – vers les pays exportateurs. On peut alors se demander pourquoi certains États ont encouragé les cryptomonnaies au lieu de les interdire.
Deux hypothèses contradictoires viennent immédiatement à l’esprit : ces États sont gangrenés par la mafia ; les cryptomonnaies permettent d’identifier les transferts effectués sur le darknet. En suivant cette seconde explication, les cryptomonnaies permettraient à la police de remonter à la source des transactions avec une efficacité comparable aux transferts bancaires classiques. Mais si les transactions en cryptomonnaies laissent effectivement des traces numériques, celle-ci ne permettent pas de remonter jusqu’aux bénéficiaires et aux donneurs d’ordre. La preuve en est que l’identité de Satoshi Nakamoto reste inconnue à ce jour. La première hypothèse semble donc se confirmer au vu des évènements récents, et notamment l’élection d’un président des Etats-Unis puissamment soutenu par la Russie, où services secrets (KGB puis FSB), mafia, pouvoir politique et économique sont confondus [1].
De façon générale, les transactions effectuées en argent liquide sont difficilement traçables, et les États cherchent à les limiter, voire à les interdire à plus ou moins brève échéance. Cependant, leur transport est aussi le plus risqué, et les mafias ont également tendance à les convertir en monnaies scripturales afin de les rapatrier vers les principaux bénéficiaires.Il y aurait donc une forme de convergence d’intérêts entre les États et les mafias, bien qu’elle soit particulièrement difficile à évaluer, car intrinsèquement contradictoire.
Quoi qu’il en soit, ces explications sont déjà dépassées dans la mesure où la légalisation des cryptomonnaies obéit au projet libertarien de gouvernance mondiale décentralisée, qui tend à rendre caducs les États, mais aussi les lois et les accords internationaux qui sont remplacés par des « deals » : méthode à laquelle Trump nous habitue peu à peu. Désormais, les fonds de pensions et les réserves publiques comportent une part croissante libellée en cryptomonnaies, ce qui équivaut à une consécration équivalente à l’achat par un musée d’une œuvre d’Art Contemporain. .
Revenons au théoricien néolibéral Friedrich Hayek. Il avait la guerre, les totalitarismes et l’inflation monétaire en horreur, ce qui est compréhensible pour quelqu’un qui a traversé la première guerre mondiale, l’hyperinflation autrichienne et allemande, la prise du pouvoir par les nazis suite à l’impuissance de la république de Weimar, une situation de quasi guerre civile et la menace bolchevique. Pour les disciples libertariens de ce maître – parmi lesquels Milton Friedman : également prix Nobel d’économie – le capitalisme aboutit à l’établissement de monopoles. Pour ces théoriciens, le meilleur finira par s’imposer à condition que l’État cesse de jouer son rôle d’arbitre – ou de pompier pyromane ? Sur le plan financier, l’émergence d’une monnaie mondiale, surplombant des monnaies nationales concurrentes source d’inégalités, d’injustices, de manipulations politiques, devient tout simplement nécessaire.
C’est un projet grandiose, et il n’est pas étonnant qu’il rassemble des intellectuels catholiques– on n’oublie pas que le terme signifie : universel –des financiers– cocréateurs de Paypal : une plateforme internationale de paiement en ligne – des politiques, des industriels férus de nouvelles technologies et de réseaux d’influence de dimension planétaire. Dans ce contexte, Trump s’impose à eux comme un bateleur de foire provisoirement nécessaire, auquel on est bien obligé de s’allier puisqu’il y a encore des élections dans notre « vieux monde ». Tous croient sincèrement participer, à leurs niveaux respectifs, à l’Apocalypse, à la Révélation à venir, à une eschatologie chrétienne en phase terminale qui serait destinée à subvertir la démocratie.
René Girard croyait lui aussi en une eschatologie chrétienne en voie d’achèvement et il n’est pas absurde de penser que l’établissement de monopoles planétaires – politiques, financiers, incluant toutes sortes de réseaux – constitue la face matérielle d’une réalité spirituelle en voie d’achèvement. La situation actuelle ressemblerait, toutes proportions gardées, à l’état préhominien précédant le sacrifice et la paix retrouvée, et les monopoles correspondent à l’unanimité fondatrice du nouveau monde post-apocalyptique en gestation. L’unanimité des terriens se polarise à nouveau sur un objet représentant la valeur : c’est la monnaie, et la technologie blockchain apparait la plus sûre et la plus adaptée à la mondialisation et aux avancées technologiques [2]. Cependant, le projet libertarien innove dans le sens où il n’appelle pas à la polarisation de tous contre un. Les libertariens s’opposent au sacrifice ; à moins que cet avènement d’une monnaie nouvelle, prévisible de longue date car participant d’une eschatologie, ne vienne simplement confirmer le fait que l’humanité, devenue enfin adulte, n’en éprouve plus le besoin ?
Dans cette optique positive, visant à dépasser un « stade sacrificiel » de l’humanité, les cryptomonnaies ont pour objectif de dissoudre les monnaies souveraines, qui relèvent du politique– instance de décision collective – et du religieux–gardien du sacrifice. Contrairement à Thomas Hobbes et Carl Schmitt, les libertariens ne voient pas la nécessité du politique [3] et de l’existence de l’État, accusés de fomenter des guerres et des injustices, de freiner l’émergence d’innovations nécessaires à la poursuite de la vie sur terre (ou à la fuite sur Mars de quelques happy-few destinés à ensemencer l’univers entier…). Mais ce « capitalisme de la finitude » [4] annonce en même temps qu’il n’y en aura pas assez pour tout le monde, et justifie ainsi l’émergence de monopoles prédateurs : winner takes all.
Les libertariens aspirent à une sorte de Pax Romana soutenue par des réseaux mondiaux, se voient porteurs de projets grandioses – prolongement illimité de la vie, migration vers d’autres planètes, « intelligence artificielle », établissement d’un« monde connecté », etc. –qu’ils seraient seuls en mesure de réaliser, à condition d’en prendre les moyens. Ces réseaux et ces projets seraient nécessairement monopolistiques, car seule cette pleine puissance permettra d’atteindre le but ultime : sauver l’humanité en péril, supplanter les sacrifices sanglants, mettre fin aux guerres qui n’ont cessé d’accompagner l’histoire des hommes. Les libertariens sont des idéalistes pragmatiques, mais leur ambition s’accompagne d’une angoisse sourde : celle de manquer, de se voir confronté à un monde fini, aux ressources limitées.
Leur projet consiste essentiellement à dépasser la démocratie, jugée obsolète, en supprimant toutes hiérarchies entre les hommes, que le mode représentatif instauré par les élections maintenait en dépit de la formule : « liberté, égalité, fraternité » et du principe : « un homme, une voix ». Aussi, tout peut se dire désormais sur les réseaux sociaux, et chacun a droit au fameux quart d’heure de célébrité annoncé par Warhol, gratuitement et sans danger, puisque tout est virtuel et tout est égal : voilà pour calmer les foules, ou les anesthésier dans « le meilleur des mondes », pour paraphraser un célèbre roman. L’idée même de vérité n’a plus d’importance à l’heure du relativisme culturel : et c’est justement là où la gauche et la droite se rejoignent dans le libertarisme athée, sorte de Janus bifrons. Cette conjonction remarquable précipite le triomphe du libertarisme dans les urnes. Tous proclament d’une seule voix que nous sommes devenus des dieux dans « ce règne des minuscules rois-soleils légitimes que nous sommes devenus dans l’émerveillement de notre égalisation [5]. »
J’y vois pour ma part un danger mortel, et Girard ne penserait pas autrement me semble-il, qui insistait sur le terme degree dans son essai sur Shakespeare : « le mot peut se traduire par rang, distinction, discrimination, hiérarchie, différence [6]». La crise du degree, c’est « le chaos au sens cosmique ». Ainsi, et malgré toutes les dénégations libertariennes, les nouveaux et innombrables « rois soleils » ne sont pas des artisans de paix :
Alors tout se ramène au pouvoir,
Le pouvoir au vouloir, le vouloir à l’appétit ;
Et l’appétit, ce loup universel,
Doublement secondé par le pouvoir et le vouloir,
Fait forcément de tout une proie universelle
Et finit par se dévorer lui-même [7].
Avec Shakespeare, on ne peut jamais ignorer le bien et le mal, la vertu et son ombre ; ces paradoxes qui font de nous des hommes ont toujours à voir avec le sacrifice. Les libertariens ont également une conscience élevée des contradictions internes à leur idéal, si bien qu’ils s’accommodent volontiers d’un contrepoids religieux conséquent ; c’est là où l’eschatologie chrétienne vient à point nommé.J’ai déjà exprimé maintes fois ma position sur le sujet : il n’y a qu’une eschatologie judaïque et l’Apocalypse est derrière nous, nous vivons déjà dans le Royaume parce que tout a été révélé par le Verbe incarné. Mais Dieu nous a voulu libres, et nous avons encore le plus grand mal à écouter Celui qui est venu pour « témoigner de la vérité ».
Je ne pense pas différer sur le fond de la pensée de René Girard, mais je constate avec amertume que sa fidélité à l’eschatologie chrétienne traditionnelle soutient le versant religieux du libertarisme. Il me semble néanmoins que sa vision de la culture n’est certainement pas néo-conservatrice ou libertarienne, mais conservatrice ; notre monde commun s’élabore peu à peu, il a acquis avec le temps une épaisseur considérable que nous devons p rendre en compte, et certainement pas effacer, car ce terreau est nourricier.La culture est à l’image d’une fourmilière, où chacun apporte sa poignée de terre ou de brindille, et qu’importe la quantité : c’est la parabole des ouvriers de la onzième heure. Il n’est pas nécessaire de donner un coup de pied dans cette fragile et patiente construction pour l’améliorer. Pour les chrétiens que nous sommes, l’Incarnation est l’aboutissement apocalyptique de l’eschatologie judaïque et nous savons n’y a pas eu de rupture politique ou monétaire à cette occasion : Saint Paul est très clair à ce sujet. Une transformation profonde a eu lieu sans que les institutions n’aient été remises en question, elle est si profonde que nous n’avons toujours pas fini de lire les témoignages évangéliques et de les comprendre. Avant d’envisager du nouveau, c’est donc à cette tâche prioritaire que nous devons nous atteler ; nous verrions alors que la nouveauté est déjà là, et qu’elle attendait seulement que nous la découvrions.
En conclusion, et pour ne pas laisser croire que je développe une énième théorie du complot dans ces lignes, précisons que les « cartels » occultes dont il a été question sont bien réels, mais en renouvellement constant. Ainsi, après avoir plébiscité le bitcoin, Musk défend désormais le kekius maximus et Trump, le dogecoin.Washington se met à ressembler de plus en plus à Las Vegas ! Que le meilleur gagne et malheur aux vaincus ! Dûment informés par Shakespeare, on peut se demander si le projet libertarien consistant à établir des monopoles vertueux est déjà en train de s’effondrer, occupé à se « dévorer lui-même » sitôt mis en selle.
On remarquera également, sur le symbole du bitcoin en particulier, la double barre traditionnelle qui rappelle les cornes des bovins, également reprise sur la plupart des symboles monétaires : c’est l’animal objet du sacrifice et l’étalon de valeur aux temps d’Homère. Rien de nouveau sous le soleil ! Ce retour vers des temps anciens a quelque chose de profondément lassant… Nous faudra-t-il encore une fois attendre patiemment que Satan expulse Satan ?
Mais cette fois-ci, les dégâts occasionnés risquent d’être d’une ampleur inédite, et c’est précisément pour cette raison que Girard voyait l’apocalypse au présent, en citant Hölderlin : « Mais là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve. » Aussi, gardons-nous de condamner sans appel les aspirations libertariennes, car nul ne peut dire si elles obéissent ou non à une nécessité historique. Pour saisir l’actualité, l’hypothèse eschatologique ne suffit pas, et personne ne peut se prévaloir de la pensée de René Girard pour qualifier, en bien ou en mal, ce qui est en train de se produire sous nos yeux ébahis. Surtout, nul ne peut prévoir l’avenir : la seule certitude, c’est qu’il est entre nos mains.
Concernant le versant religieux du projet libertarien, la plus grande confusion règne entre le catholicisme girardien de Peter Thiel ou de Daniel Vance, la vision du monde d’Elon Musk, marquée par l’auteur de science-fiction Philippe K. Dick,ou encore celle de la plupart des évangélistes qui voient en Trump l’élu de Dieu, en Netanyahou un nouveau roi David – ou inversement. Ceux-là prônent la reconstruction du Temple de Jérusalem, alors que ce prétendu « signe tangible de la parousie » este n contradiction flagrante avec le texte même de l’Apocalypse, à propos de la Jérusalem céleste : « De temple, je n’en vis point en elle ; c’est que le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau. » (Ap.22, 21).
La diversité des projets en cours, la complexité du monde et la profondeur préhistorique de la culture humaine nous invitent à prendre nos distances avec les aprioris hérités de l’histoire européenne,mais à rester attentif à tout ce qui détournerait les voies ambitieuses du libertarisme conquérant vers le précipice. Croire, avec les promoteurs des cryptomonnaies, que nous pouvons nous fier au pilotage automatique des algorithmes, à la sureté d’une blockchain, tout en se passant du politique, cela reviendrait à reproduire la scène illustrée par le tableau de Brueghel l’ancien : La parabole des aveugles.
[1] Michel Eltchaninoff: « Donald Trump a été imaginé par Vladimir Poutine, puis patiemment forgé, modelé, poli, pour devenir sa créature. » (la lettre de philosophie magazine, 25 février 2025)
[2] Peter Thiel pense que la technologie est miraculeuse (De zéro à un, p.10), et que : « Les monopolistes créatifs [c.a.d. les GAFAM…] ne sont pas seulement bénéfiques à la société ; ce sont de puissants moteurs de son amélioration. » p.49
[3] « La mission des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes. » Peter Thiel, cité par Quinn Slobodian : Le capitalisme de l’Apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025, p.11
[4] Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (xvie-xxie siècle), Flammarion, 2025, place pour sa part le projet libertarien de parvenir à des situations de monopole dans la perspective historique du capitalisme. Ces deux essais sont publiés au moment où je rédige cet article, et recoupent son propos.
[5] Muray Philippe, Le xixe siècle à travers les âges, Gallimard, 1984, p.444
[6] René Girard, Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, 1990, p.201
[7] Shakespeare, Troïlus et Cressida, I, 3, 119-125, cité par Girard p.283
Il est effectivement urgent de relire Shakespeare, et notamment Troïlus et Cressida.
On peut aussi se couvenir du sonnet 140 :
‘Now this ill-wresting world is grown so bad,
Mad slanderers by mad ears believèd be.’
« Ce monde tordu est devenu si mauvais
Que les déments prêtent l’oreille aux médisants. »
Joël HILLION
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Cher Benoît,
Que penses-tu des enlèvements récents de (proches de) détenteurs de crypto-monnaies qui sont intervenus récemment en France et peut-être ailleurs ?
JMB
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« 11Puis je vis monter de la terre une autre bête, qui avait deux cornes semblables à celles d’un agneau, et qui parlait comme un dragon. 12Elle exerçait toute l’autorité de la première bête en sa présence, et elle faisait que la terre et ses habitants adoraient la première bête, dont la blessure mortelle avait été guérie. 13Elle opérait de grands prodiges, même jusqu’à faire descendre du feu du ciel sur la terre, à la vue des hommes. 14Et elle séduisait les habitants de la terre par les prodiges qu’il lui était donné d’opérer en présence de la bête, disant aux habitants de la terre de faire une image à la bête qui avait la blessure de l’épée et qui vivait. 15Et il lui fut donné d’animer l’image de la bête, afin que l’image de la bête parlât, et qu’elle fît que tous ceux qui n’adoreraient pas l’image de la bête fussent tués.
16Et elle fit que tous, petits et grands, riches et pauvres, libres et esclaves, reçussent une marque sur leur main droite ou sur leur front, 17et que personne ne pût acheter ni vendre, sans avoir la marque, le nom de la bête ou le nombre de son nom. »
https://saintebible.com/lsg/revelation/13.htm
Patience, la réciproque qui guérit la bête sacrificielle et désire son retour prépare l’avènement du véritable en ce terreau de nos cœurs qui témoignent que tout, déjà, est irrémédiablement accompli.
« 17Et l’Esprit et l’épouse disent: Viens. Et que celui qui entend dise: Viens. Et que celui qui a soif vienne; que celui qui veut, prenne de l’eau de la vie, gratuitement. »
https://saintebible.com/lsg/revelation/22.htm
Merci, Benoît
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