Une justice pour demain

Recension du livre « Pour une autre justice » d’Antoine Garapon

Justice réparatrice, restaurative, reconstructive : ces qualificatifs ont trouvé leur place dans le vocabulaire judiciaire et populaire, notamment grâce aux succès du film « Je verrai toujours vos visages 1 ». Antoine Garapon 2 interroge les fondations de cette nouvelle justice avec profondeur et compétence dans son livre : Pour une autre justice – la voie restaurative.3

La justice restaurative accorde une place centrale à la victime, là où toutes les formes traditionnelles centraient le regard sur l’auteur du crime. Contrairement à une idée reçue, cette justice s’adresse particulièrement aux crimes les plus atroces, crimes contre l’humanité, incestes et viols, pour lesquels « L’expérience éthique de la victime révèle que, plus que la souffrance, c’est un véritable empêchement d’être qui l’affecte. » (p. 28) Autre particularité de ces crimes : ils ne se limitent jamais à l’auteur et à sa victime, ils impliquent toujours l’entourage, la communauté.

Pour l’auteur, « une idée de justice est définie par la cohérence entre son projet, ses acteurs et ses moyens. Jusqu’à récemment, cette cohérence était assurée par l’ensemble loi-transgression-punition. La victime, c’est là la nouveauté de notre époque, a fait exploser cette unité quasi millénaire. » (p. 251) La justice traditionnelle s’avère incapable de donner sens à l’expérience traumatisante du mal subi et reste plus préoccupée de punir la transgression que de réparer le mal causé.

La voix de la victime fait plus qu’induire une réforme. Le tabou dépassé fait apparaître la collusion de la justice avec cette forme invisible de violence systémique. La victime révèle les mécanismes sacrificiels à l’origine de son inexistence pénale. « Nombre de nos contemporains préfèrent ne pas voir, de peur que ce regard les souille et les enveloppe dans la même indignité que ce qu’ils regardent, en un mot de peur de perdre leur innocence. » (p. 238) En brisant le silence qui résulte de cette peur diffuse, la victime nous oblige à une parole commune. La justice restaurative se donne pour tâche d’ouvrir un espace dans lequel cette parole puisse résonner. Antoine Garapon souligne le caractère résolument anti-sacrificiel de cette démarche : « Il faut élaborer collectivement le dysfonctionnement que la victime a révélé. Cela revient à inverser le mécanisme sacrificiel : la victime n’est pas expulsée mais réintégrée et avec elle le sens de ce dont elle était symptôme.» (p. 168)

Les crimes auxquels s’adresse la justice restaurative sont caractérisés par une inversion perverse de la charge de la faute. « Le viol est le seul crime dont l’auteur se sent innocent et la victime coupable. » (p. 31) Le dysfonctionnement révélé par la victime n’est pas un accident isolé, il est systémique : « S’il « faut un village pour élever un enfant », il faut aussi un village pour abuser de lui. » (p. 200)

L’exposition par la victime du mal irréparable détruit l’ordre symbolique du monde. Il convient donc d’en reconstruire un nouveau. Là où traditionnellement cette reconstruction se faisait dans l’espace ritualisé du procès (et menait invariablement à reconduire l’ordre sacrificiel), « l’autre voie de la justice procède d’une autre idée : c’est la rencontre qui fait l’espace. Pas n’importe quelle rencontre, une rencontre qui s’organise elle-même autour d’un récit. Ce n’est plus un espace construit par le rituel et l’architecture judiciaire, mais un espace constructif, construisant. » (p. 134) Cet espace d’un nouveau type permet ce qu’Antoine Garapon appelle la réunion-séparation. Réunion parce qu’il faut bien trouver un lieu où une parole vraie peut s’exprimer et être entendue – un lieu « d’humanité partagée » (p. 154), mais aussi séparation entre agresseur et victime parce que la « promotion réciproque de leur être » doit éviter de « sombrer dans une fusion dangereuse » (p. 154). « On est à nouveau réunis sous les auspices de la justice, non pas pour s’aimer, ni pour se réconcilier, mais pour attester chacun depuis sa place d’un lien insécable – celui-là même qui a été rompu. » (p. 154)

On reproche parfois à cette justice sont côté naïf, pusillanime. Rencontrons-nous et écoutons-nous et tout redeviendra comme dans le meilleur des mondes ! Au contraire, plus que la justice rétributive qui s’entête à trouver des sanctions compensatoires, la justice restaurative fait le constat du caractère irréparable du crime. Il en résulte un profond changement d’objectif : « Plutôt que de promettre une illusoire réparation intégrale, la justice peut aussi abandonner toute idée de revenir en arrière pour annuler le mal commis en offrant, au contraire, de « refaire un commencement » » (p.240).

C’est en ce sens que la justice restaurative s’intègre dans le paradigme apocalyptique girardien. Elle commence par faire le constat de la prégnance du mal dans le monde. « C’est désormais sous les traits hideux du viol et de l’inceste que notre époque conçoit le lien social. Ils se posent aujourd’hui comme la matrice et la métaphore de toute domination. La famille n’est plus idéalisée mais redécouverte comme le lieu du tragique par excellence. Ces inquiétudes risquent de transformer l’espace politique en une immense scène de crime en proie à des accusations errantes. Dorothée Dussy voit ainsi dans l’inceste « le berceau de toutes les dominations » dans une théorie du continuum des violences. » (p. 118)

Il en résulte une subversion profonde de tout ordre humain (la justice n’en étant qu’un exemple), et par conséquent une crise majeure et inédite : « la « fin de l’impunité » du pouvoir, la destitution symbolique de toute autorité sont certes liées à la dynamique de la modernité et de la démocratie, mais elles ne provoquent pas moins un traumatisme collectif. » (p.222)

La justice subit le même phénomène que toutes les institutions. La voix de la victime 4 nous confronte à la perte des béquilles sacrificielles qui soutenaient le monde, au démenti de tous les mythes qui nous cachaient la réalité du mal. Cette révélation oblige à une profonde transformation. Antoine Garapon décrit remarquablement cette mutation qui s’articule aux racines du concept de justice. Il nous convainc de l’adéquation de la justice restaurative à cette exigence qui conditionne, d’après lui, la survie même de l’institution judiciaire.

Le livre oscille, sans décider, entre deux méthodologies pour obtenir ce résultat. La première s’appuie sur le progrès, la force mondaine qui, par l’idéologie, la politique, le combat militant, que ce soit par évolution ou par révolution, établit la nouvelle norme. La seconde fait le constat que cette nécessaire transformation excède les capacités de ces voies humaines et donc l’idée même de méthode (« La justice restaurative ne procède d’aucun idéal, elle est en perpétuel chantier ; c’est une justice en acte, inséparable donc d’une expérience vécue, tributaire d’aucun ordre en particulier […] (p. 176). C’est un constat apocalyptique : la crise n’est pas un défi lancé à l’humanité pour dépasser ses limites par la pensée, la volonté, l’action. Elle oblige au contraire à une conversion, un profond changement de notre rapport au monde qui s’apparente à un basculement ontologique, à un saut anthropologique. C’est dans la destruction subie des structures du monde – ce y compris, bien entendu, la justice – qu’agit malgré nous la force transformatrice.

C’est dans un mouvement d’abandon, d’humilité, de perte acceptée plutôt que subie, qu’adviendra un monde capable d’écouter les victimes, un monde capable de se confronter à sa violence et de la dépasser. Antoine Garapon, en magistrat loyal, s’accroche à l’espoir que cette mutation pourra se faire par une évolution de la justice rétributive. Il tente de réconcilier l’ancien et le nouveau paradigme en les articulant sur une valeur supérieure, le jugement, l’obligation de passer par une institution dont l’autorité est reconnue de tous et de toutes. Que celle-ci soit sacrificielle ou qu’elle ne le soit plus, la notion de justice transcende la forme qu’elle prend.

J’adhère totalement à cette idée. Une société humaine n’est pas envisageable sans justice, et la justice participe à un ordre plus large tout aussi indispensable pour faire société. Mon scepticisme concerne la possibilité d’atteindre cet ordre non-sacrificiel dans une continuité avec l’ancien. Mon approche apocalyptique m’amène à reconnaître la nécessité d’une étape intermédiaire, celle-là même qui nous horripile et conditionne tous nos réflexes de rejet panique de la crise, tels qu’on peut les constater dans la résurgence actuelle d’une justice rétributive dans tous les sens négatifs du terme. Mais l’auteur pense-t-il autre chose lorsqu’il écrit : « La justice restaurative marque la naissance d’une nouvelle mytho-logique de la justice, que je formule comme la dialectique de l’effondrement du monde et de sa reconstruction, tâche qui sera confiée à la justice » ? (p.217)

Antoine Garapon nous livre avec son livre un inestimable cadeau : l’esquisse de ce que sera, de l’autre côté de la crise, une justice enfin débarrassée de sa composante sacrificielle, une justice qui répare au lieu de rajouter de la violence à la violence, et qui déjà existe. Que nous soyons capables, par de telles pensées éclairées, de nous figurer cet horizon, prouve que le processus est bien engagé, que les contours de la terre promise se dessinent déjà au-delà du désert que nous sommes appelés à traverser.

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1 Je verrai toujours vos visages, film de Jeanne Herry, 2023.

2 Antoine Garapon est magistrat à la retraite et producteur à France Culture. Il a été, entre autres, membre de la CIASE, la commission sur les abus sexuels dans l’Eglise, et enquêteur international sur des crimes de masse.

3 Antoine Garapon, Pour une autre justice – la voie restaurative, P.U.F, 2024. Merci à Jean-Marc Bourdin de m’avoir signalé la sortie du livre.

4 Pour une autre approche de l’effet sur la justice de « la voix singulière de la victime », lire Denis Salas, Le déni du viol, essai de justice narrative, Michalon, 2023

4 réflexions sur « Une justice pour demain »

  1. Saurons-nous nous nommer cette étape intermédiaire dont Hervé souligne le saut encore inconcevable, dont l’étymologie hébreue signifie lâcher-prise, le pardon ?

    Levinas signifiait son incapacité, après la Shoah, à ne pas savoir pardonner l’offense faite aux humains, reconnaissant alors offenser son Dieu, selon le Talmud.

    La sanction des transgressions sera alors vu comme protection de la victime de la contamination violente opérée par son agresseur, évitant à la première de devenir comme le second, tous deux réunis en la nouvelle responsabilité de ne plus répondre à la transgression par la transgression, définissant la justice comme l’institution à même de créer les conditions nécessaires au pardon.

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  2. Merci Hervé pour cette recension, qui, en ce qui me concerne, me donne plus envie de lire le livre que de m’en dispenser. Le sujet est en effet d’importance mais terriblement difficile. Le passage d’une justice rétributive à une justice restauratrice, d’une justice instituée à une « justice en acte », enfin d’un ordre sacrificiel à « un perpétuel chantier »…, cela semble ne pouvoir se faire qu’exceptionnellement, avec le secours de « bonnes volontés », comme dans le beau film de Jeanne Henry : ce serait une révolution plus qu’une évolution de la justice, nécessitant une « conversion anthropologique », conversion selon vous qui ne peut avoir lieu qu’après l’effondrement du monde que nous connaissons. Quel que soit notre désamour de ce monde violent et sacrificiel, son effondrement cause de l’effroi.

    Ce qui est remarquable aussi, dans votre article, c’est l’idée que la réparation judiciaire ne serait pas une annulation du mal subi : le mal commis et subi doit au contraire être considéré comme irréparable sans pour autant empêcher une renaissance : mieux, c’est parce que le mal est irréparable que la justice « peut abandonner toute idée de revenir en arrière pour annuler le mal commis et offrir au contraire de refaire un commencement. » On pense à la conclusion des romans vue par Girard comme un triomphe du héros dans la défaite ou comme une conversion « où l’on découvre que le secret de l’Autre ne diffère pas de notre propre secret. »

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  3. Le premier commentaire semble encore s’être perdu aux limbes hiérarchiques de ceux qui n’ont pas la carte du club mais qu’importe, puisque le deuxième vient ici le confirmer :

    « Le costume même que le prêtre porte à l’autel », ajoute M. Mâle, les objets qui servent au culte sont autant de symboles. « La chasuble, qui se met par-dessus les autres vêtements, c’est la charité qui est supérieure à tous les préceptes de la loi et qui est elle-même la loi suprême. L’étole, que le prêtre se passe au cou, est le joug léger du Seigneur ; et comme il est écrit que tout chrétien doit chérir ce joug, le prêtre baise l’étole en la mettant et en l’enlevant. La mitre à deux pointes de l’évêque symbolise la science qu’il doit avoir de l’un et de l’autre Testament ; deux rubans y sont attachés pour rappeler que l’Écriture doit être interprétée suivant la lettre et suivant l’esprit. La cloche est la voix des prédicateurs. La charpente à laquelle elle est suspendue est la figure de la croix. La corde, faite de trois fils tordus, signifie la triple intelligence de l’Écriture, qui doit être interprétée dans le triple sens historique, allégorique et moral. Quand on prend la corde dans sa main pour ébranler la cloche, on exprime symboliquement cette vérité fondamentale que la connaissance des Écritures doit aboutir à l’action. »

    https://interligne.over-blog.com/2019/02/la-mort-des-cathedrales-texte-de-marcel-proust.html

    Habemus papam, debout les morts encore vivants !
    Si nous voulons réellement la paix, c’est ici et maintenant qu’il est l’heure de renoncer aux incontinences de la haine profane ou sacrée, pour accepter de porter au plus haut le joug si léger de la sainteté, chemin glorieux et libre qui ne garde d’aucune souffrance mais protège de toutes corruptions, accession possible, ô miracle, à l’ordre poétique de la charité.

    https://www.youtube.com/watch?v=A_zSExJqW3k

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