Le Nombre d’or est girardien

Petite rêverie mathématico-mimétique…

Le Nombre d’or est une curiosité mathématique. Euclide fut le premier à en parler : c’est la proportion qui divise un segment en deux sous-segments inégaux, de telle sorte que le rapport du petit au grand est le même que celui du grand au tout.

Avec donc la proportion :

Cette proportion est le Nombre d’or, dénommé φ (Phi) en hommage au sculpteur de l’antiquité grecque, Phidias. Comme chacun sait, sa valeur est de 1,61803398875… le nombre de décimales étant infini. On en reste en général à 1,618 et à 61,8% sous forme de pourcentage.

Ce nombre possède de nombreuses particularités intrigantes, qu’il serait fastidieux d’énumérer ici ; Internet regorge de sites qui en font des présentations plus ou moins spectaculaires. Néanmoins, d’un strict point de vue mathématique, φ  n’est pas d’une immense utilité. Il se trouve certes dans diverses constructions géométriques (pentagones, spirales, triangles, etc.) mais son prestige lui vient de considérations bien différentes.

Parmi l’infinité de rectangles que vous pouvez dessiner, se trouve celui dit « Rectangle d’or » ; ainsi nommé parce que la proportion entre son grand côté et son petit côté est celle du Nombre d’or. Un petit croquis vaut mieux qu’un long discours :

Eh bien depuis la Grèce antique, ce rectangle a la réputation d’être le plus harmonieux d’entre tous. Nous glissons de l’objectivité mathématique vers un jugement esthétique. D’où cela vient-il ?

Nous serions tentés de suggérer un nom, encore que le phénomène s’apparente sans doute davantage au consensus d’une époque. Ce nom est celui d’Aristote, selon qui l’art se doit d’imiter la nature.

Et en effet, la proportion du Nombre d’or est très présente dans la nature. Divers coquillages suivent la spirale qu’il engendre, de même que les fougères ; il règle les figures de la peau d’ananas, de la fleur de tournesol, des pommes de pin ; il se retrouve dans plusieurs fleurs, plantes et arbres. Il est même possible de dire que vous-mêmes, chers lecteurs, l’avez en main puisque vos différentes phalanges en donnent successivement la proportion approximative.

Le culte du Nombre prend son essor à la Renaissance. Luca Pacioli, un moine et géomètre, lui consacre un traité intitulé « La Divine Proportion », pour lequel son ami Léonard de Vinci dessine des illustrations, en particulier le célèbre « Homme de Vitruve ».

 Et dès lors les spécialistes s’acharnent à débusquer la présence de φ dans les Pyramides, le Parthénon, la cathédrale de Chartres, La Joconde, les tableaux de Poussin, etc.  Le Nombre d’or devient un canon esthétique, un secret pour parvenir au Beau, presque une mystique.

La survenue des Lumières puis des très rationalistes XIXème et XXème siècles allait-elle « déconstruire » le mythe du Nombre d’or ?

Pas le moins du monde.

Vers 1780, Haydn et Mozart mettent au point l’une des formes majeures de la musique, la forme-sonate ; son moment stratégique en est le retour de la mélodie principale dans la tonalité d’origine. Chez nos deux musiciens, ce moment survient très généralement aux  deux-tiers du morceau, c’est-à-dire approximativement à la proportion du Nombre d’or.

Etait-ce voulu ? Le débat reste ouvert. Mais deux siècles plus tard, un Bartok ou un Xenakis revendiquent sciemment et consciemment l’usage du Nombre d’or pour élaborer leurs morceaux. Pendant ce temps, Gaudi s’en inspire pour les pavages de la Sagrada Familia. Le Corbusier travaille avec le Modulor, un outil de son invention intégrant le Nombre d’or et les proportions du corps humain. Nos amis photographes emploient couramment la règle des tiers, qui en dérive. Et Photoshop, fleuron des Nouvelles Technologies de l’Information, en recommande activement l’usage. Les colonels Wang Xiangsui et Qiao Liang, rénovateurs de la pensée stratégique et militaire chinoise avec leur ouvrage « La Guerre hors limite » (1999), font du Nombre d’or un repère fondamental de leur domaine (et se gaussent au passage de l’Occident, qui, selon eux, en aurait oublié le secret).

Et pourtant, cette idolâtrie ne résiste pas vingt secondes aux constats les plus élémentaires. En effet beaucoup de phénomènes naturels sont régis par des chiffres, des proportions ou des lois sans le moindre rapport avec notre malheureux φ. D’innombrables chefs d’œuvres, dans tous les domaines, n’ont aucun lien avec lui.

Ainsi donc, le Nombre d’or, divinisé jusque dans le temps des « déconstructions » radicales et systématiques, devrait-il être « rejeté comme la pierre de faîte » ?

En bien non, il peut rester une référence : et cela, grâce à la théorie mimétique (si ce billet devait devenir un clip vidéo, il serait séant d’introduire ici un vigoureux roulement de tambour pour souligner la solennité du moment). Il s’agit bien sûr de conserver φ comme référence rationnelle et non de faire perdurer le caractère magico-religieux qui lui est encore attribué.

Expliquons-nous.

Le girardien du rang sait à quel point le mimétisme est ambivalent. Son versant lumineux est celui de l’admiration, de l’apprentissage et de l’émulation ; sa face sombre est celle de l’envie, de la rivalité et de la violence. Comment faire face cette ambivalence, à défaut de la maîtriser ?

Une fois de plus, c’est René Girard qui nous met sur la piste. La rivalité, nous dit-il, jaillit d’une trop grande proximité, d’une trop grande similitude ; le matelot se voit comme rival du quartier-maître, pas du contre-amiral.

A l’opposé, un éloignement maximal est tout simplement le signe de l’absence de mimétisme : aucun risque de violence en effet, mais tout le versant lumineux du mimétisme est perdu.

Ainsi donc, l’ambivalence du mimétisme s’appréhende-t-elle comme une dialectique de l’éloignement et de la proximité, du distinct et du semblable. Existerait-il un point d’équilibre, un compromis entre les deux termes ?

C’est ici que nous pouvons proposer notre ami le Nombre d’or.

Il représente un optimum entre différence et identité ; avec une proportion plus élevée, nous nous approchons dangereusement de la zone de rivalité ; avec une proportion plus faible, nous perdons les bienfaits du mimétisme. φ représente la manière la plus dissemblable d’être identiques, qui est aussi la manière la plus similaire d’être différents.

Mais dans toute bonne histoire girardienne, il nous faut un rival. Et le Nombre d’or en a un : c’est le partage 50/50 ; la moitié ; 0,5 au lieu de 0,618. Et il est vrai que ce partage en deux est des plus présents dans la nature et dans les créations humaines.

Je vous propose néanmoins de le rejeter fermement et de donner la palme au Nombre d’or.

Pourquoi ? Pour deux raisons. Tout d’abord, n’oublions pas que nous cherchons un repère pour nous guider face à l’ambivalence du mimétisme ; or, le partage 50/50 ne nous guide en rien face à l’ambivalence : il en est au contraire l’incarnation ! A l’instar du célèbre verre, à la fois à moitié plein et à moitié vide.

La deuxième raison est plus décisive encore, et c’est à nouveau René Girard qui nous la souffle : en divisant par deux, nous créons deux entités strictement identiques, c’est-à-dire que nous installons immédiatement les conditions du conflit mimétique. La division à la proportion du Nombre d’or donne deux entités ; la petite ne peut être tenue pour négligeable par rapport à l’autre ; mais une hiérarchie est installée, nous évitons ainsi la « crise du degree », dont René Girard a commenté les effets dévastateurs.

Retenons donc la proportion du Nombre d’or comme repère dans la dialectique du proche et du lointain, c’est-à-dire de l’ambivalence du mimétisme.

Mais alors, que peut bien signifier d’imiter quelqu’un à 61,8% ? de partager 61,8% des opinions d’un autre ? d’adopter comme raison de vivre 61,8% de celle de son modèle ?

Il n’existe aucune procédure pour répondre à de telles questions (aucune « recette » si vous préférez un terme moins technocratique). Le recours à nos facultés inventives est inévitable. A chacun de voir s’il préfère une existence créatrice ou procédurale…

10 réflexions sur « Le Nombre d’or est girardien »

  1. j’ai tapé sur « j’aime » après ma lecture de ce texte, mais une touche « j’adore » m’a manqué. Je trouve, Jean-Louis, votre écriture vivante et d’une parfaite élégance. Et le jeu que vous osez avec cette notion très ancienne et un peu sacrée du nombre d’or est d’une liberté et d’une grâce rares. Vous avez très joliment enjambé la barrière qui séparait autrefois les matheux des littéraires, et m’avez donné un stimulant plaisir de lecture. Bravo et merci !

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  2. Excellente et amusante leçon sur ce rapport « d’extrême et moyenne raison »: une formule que je trouve aussi belle qu’énigmatique… Il me semble avoir lu quelque part que phi était utilisé par Pythagore pour définir la quinte en musique: en pinçant la corde de l’instrument au niveau de phi, on obtient un accord de quinte, qui serait la base de la gamme musicale (du moins en Grèce): le musicien que tu es peut-il me le confirmer? Et cette gamme est elle toujours d’actualité? Merci pour cet article!

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    1. Bonsoir Benoît, merci de ton commentaire.
      Si tu touche une corde de violoncelle par le milieu, tu obtiens l’octave ( intéressant : une note à la fois différente – elle est plus aigüe – et identique – elle porte le même nom) ; pour obtenir la quinte, ce n’est à Phi, mais au tiers de la corde qu’il faut poser le doigt. Cela dit, Phi vaut 0,618 et le tiers 0,666 ; ce n’est pas loin.
      La quinte joue effectivement un rôle central dans la musique ; pendant les quatre siècles de musique dite tonale en Occident, tous les morceaux se terminent par un mouvement de quinte descendante à la basse.

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  3. Merci Jean-Louis pour ta réponse. Et donc l’hypothèse de l’invention de la gamme par Pythagore, qui aurait appliqué sa « passion » pour phi (et les propriétés du pentagone) sur la musique serait fausse? Ne peut-on pas supposer que partager une corde en trois étant nettement plus aisé que de mesurer 61,8% de sa longueur, on s’est contenté de cette approximation, mais que le but poursuivi était d’appliquer les propriétés harmoniques de phi à la musique? Comme tu l’as très bien exposé, phi, nombre d’or a été (et est toujours) considéré comme « divin » (et l’or est pour les Grecs « chair des dieux »), aussi, l’hypothèse me semble plausible. J’ai récemment visité les grottes de d’Isturitz et d’Oxocelhaya, la grotte inférieure à l’acoustique remarquable, utilisée comme sanctuaire, comporte des stalactites (et -mites), dont deux, placés dans une niche à hauteur d’homme, ont été usés de façon à donner un accord de quinte : il y a 40 000 ans ! Le compositeur Pierre Estève a composé une oeuvre avec pour tout instrument les nombreuses concrétions de cette grotte (en frappant dessus avec un baton). On peut l’écouter pendant la visite (enregistrée, mais in situ, de très haute fidélité) . Tout à fait fascinant…

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  4. Je ne peux me joindre aux amateurs de la quinte, hélas, mais je me joins avec enthousiasme à tous les amateurs de ce billet. C’est en effet un vrai plaisir de lecture, à cause du style principalement, tellement reconnaissable quand on le connaît, mais aussi à cause du sujet et de l’exploit d’en traiter en « girardien » en associant la pertinence à l’impertinence. Le sens de l’humour, c’est quand même quelque chose, on s’en rend spécialement compte dans les « heures sombres de notre histoire », individuelle ou collective. Merci.

    Je profite que j’ai la parole pour conseiller à tous nos auteurs de commentaires de prendre la peine de signer de leur nom leur participation à ce blogue.

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    1. Christine: Je vais donc signer…

      Sur la quinte, la référence à Pythagore et à phi dans l’élaboration d’une gamme musicale harmonieuse n’est pas éloignée du sacrifice, que la théorie mimétique nous permet de comprendre. La lyre, qui exprime cette harmonie lors du rite, a une grande importance apaisante, à la suite de la violence de l’immolation (mythes d’Orphée, qui a trait à la fondation de Rhèbes, ou de Kérambos, fondation de Carthage…). C’est pour cela que les connaissance musicales de Jean-Louis m’intéressent, moi qui m’y connais si peu. Phi n’est pas « hors sujet » pour un girardien, et si Jean-Louis développe si bien l’aspect relationnel, il m’apparait intéressant de développer le versant lié au rite sacrificiel. Ce n’est pas par hasard si les lyres « kissar » sont parfois construites avec un crâne humain comme caisse de résonance à la place de l’habituelle carapace de tortue (et les mythes liés à la tortue sont des plus intéressants!).

      Benoit Hamot

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      1. Benoît : vous n’avez pas vraiment besoin de signer : d’abord, on vous reconnait à votre style, vous aussi, ensuite votre nom figure sur vos commentaires. Votre science encyclopédique m’éblouit. C’est Pascal qui a dit :  » vaut mieux savoir un peu de plein de choses que tout d’une seule chose« , enfin je cite de mémoire… ce n’est pas le style de Pascal.

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    1. Fondation de Thèbes bien sur, et non Rhèbes… fondation qui commence par un sacrifice humain (Dircé démembrée attachée à la queue d’un taureau furieux), et animal (une vache noire, qui se couche là où la ville sera fondée, et qui est également démembrée) puis la lyre permet à Amphion de construire les murs de la ville : « le son de sa lyre a pour effet que les blocs de pierre bougent d’eux-mêmes et viennent se mettre en place sur les murailles » (Scheid et Svenbro, La tortue et la lyre, 2014, p.104). L’accord de quinte serait donc l’élément positif qui succède au sacrifice, strictement inverse aux démembrement antérieurs. Et le terme même de quinte renvoie au pentagone (5 cotés, et le rapport phi) et non à la division en 1/3 2/3 (0,666). C’est pour toutes ces raisons qu’il me semble que la gamme musicale attribuée à Pythagore me semble être basée sur phi (0.618). C’est le versant positif du sacrifice, fondé sur l’accord géométrique et musical « doré », de proportion phi.

      Benoit Hamot

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