Enseignements girardiens sur le bonheur

Il est classique de considérer dans un premier temps le désir comme un manque qu’on chercherait à combler par l’intermédiaire d’un objet désiré ou désirable, et dans un second temps que la réalisation de ce processus produirait en nous une satisfaction. Or, dans la mesure où la théorie girardienne remet en cause une telle conception du désir, elle semble aussi nous amener à réinterroger la notion de satisfaction.

Contrairement à la pensée philosophique classique, Girard nous apprend que le désir n’est pas l’identification objective d’un manque qui nous pousserait à rechercher l’objet le plus approprié pour être comblé ; certains désirs portent sur des choses parfaitement vaines et la plupart des désirs surestiment largement la portée de leur objet. Mais le désir n’est pas non plus le résultat d’un attrait que les objets exerceraient sur nous ; nous pouvons nous mettre à désirer brusquement quelque chose que nous avions pourtant côtoyé depuis longtemps. Le désir est en réalité essentiellement déterminé par le regard et le comportement d’autrui. C’est seulement lorsque quelqu’un semblera porter un intérêt à quelque chose que nous nous mettrons à désirer cette chose, et que nous la désirerons aussi intensément que nous imaginons l’autre le faire (que nous attribuerons à tort ou à raison un pouvoir de satisfaction plus ou moins grand à cette chose).

Cependant cette réalité mimétique du désir ne semble pas remettre en cause deux éléments fondamentaux du schéma classique : 1) l’obtention de l’objet de nos désirs produit, au moins sur le moment, une certaine satisfaction (et inversement), 2) nous avons objectivement, biologiquement, des besoins à remplir sans quoi nous sommes condamnés à la souffrance.

Allons plus loin, bien que l’identification de l’objet potentiellement source de satisfaction se fasse de manière mimétique (et donc en un sens irrationnelle), il est tout à fait probable que nous considérions par la suite nos choix sous la forme d’un calcul utilitariste, d’une maximisation de notre satisfaction. Ainsi l’idéal du bonheur, du plus grand état de satisfaction possible, reste tout aussi pertinent à nos yeux de girardiens qu’il l’était aux yeux des philosophes classiques.

La nature mimétique du désir vient même légitimer les réflexions d’Épicure concernant les objets les mieux à même de produire cette plus grande satisfaction : ceux des désirs identifiés comme « naturels et nécessaires ». Les choses exceptionnelles produisant en effet une satisfaction au final identique aux choses simples (dans la mesure où leur dimension exceptionnelle relève du regard des autres et non de leur nature propre), tout en comportant sur leur chemin plus d’efforts, de sacrifices et de risques de frustration (puisque pour obtenir ces choses particulièrement prisées, il nous faudra triompher des rivaux dont nous imitons le désir).

Ce que remet néanmoins en cause la réflexion de Girard au sein de la pensée épicurienne est le fait qu’il suffirait de comprendre et de s’accoutumer au raisonnement précédent pour se mettre à désirer uniquement les choses simples. Puisque nous désirons toujours par imitation, seule la présence d’un modèle d’humilité dans notre vie peut nous détourner des désirs artificiels qui nous font emprunter le chemin du malheur. Présence qui restera d’ailleurs indispensable tout au long de notre vie, même une fois engagés sur le chemin du bonheur, puisque nous ne cesserons jamais d’imiter autrui dans nos désirs : nous posséderons toujours des neurones miroirs.

Une autre manière d’exprimer cela, moins favorable à Épicure, consiste à dire que la visée de l’être humain ne peut pas se limiter à une simple succession de plaisirs instantanés. Nous avons besoin de situer cette succession dans une perspective plus vaste, nous avons besoin de donner un sens à notre vie. C’est pourquoi, alors que le niveau de bien-être dans notre société est historiquement sans égal, le mal-être est si commun au sein d’une époque qui a déconstruit tous les modèles (au point de ressentir le besoin d’avoir des « influenceurs »), d’une époque qui a réduit nos perspectives à la seule fuite en avant du progrès technique.

En réfléchissant encore un peu, nous pouvons même constater que l’imitation d’un modèle épicurien quelconque n’est pas suffisante pour le bonheur, que seuls les yeux levés vers un modèle prestigieux (c’est-à-dire de médiation externe) semblent permettre de négliger aussi bien les peines modérées (mais inévitables) du quotidien que l’angoisse de la mort. Et seul un modèle de médiation externe irréprochable peut être admiré de manière suffisamment durable, sans donner lieu à une quelconque déception, pour nous permettre de conserver la vie bienheureuse. Concluons ainsi que si l’imitation du Sage est probablement une voie vers le bonheur, l’imitation de Jésus Christ l’est très certainement.

Ndlr : l’illustration pour Jésus a été réalisée par une Intelligence Artificielle à partir du Suaire de Turin.

12 réflexions sur « Enseignements girardiens sur le bonheur »

  1. D’accord en ce qui concerne les réflexions d’Épicure, inadéquates sur toute la ligne. Mais if faut insister sur la différence fondamentale entre désirs et besoins, ce qui échappe à bien des commentaires. Il n’y a pas de désirs naturels, il n’y a de désir que social, donc médiatisé. Parler de désirs naturels est une fausse piste. Chez les humains, il y a des besoins, que d’ailleurs nous partageons avec d’autes animaux: la nourriture, l’abri (shelter), la reproduction.

    Aimé par 2 personnes

  2. Ce billet est plaisant, il a le mérite de traiter d’une notion qui n’occupe aucune place dans la théorie mimétique, le bonheur. Les gens du MAUSS, lors d’un entretien avec les Girardiens, avaient reproché à la TM de ne prendre en compte que les aspects les plus sombres de l’existence sans considération aucune sur ses aspects lumineux. L’homme selon Girard serait un prédateur alors que selon les adeptes de l’anthropologie du don, la véritable vocation de l’homme serait l’échange.

    On se pose des questions : est-ce la nature du désir d’être mimétique ? Ne peut-on désirer que des choses qui appartiennent à d’autres ou que d’autres voudraient aussi s’approprier ? La réalisation du désir est-elle impossible sous la forme de la satisfaction ? En d’autres termes, le désir est-il toujours insatisfait ?

    Je trouve fort juste le premier commentaire : s’agissant d’Epicure et de son conseil, pour vivre heureux, de se contenter de satisfaire des désirs naturels et nécessaires, loin d’être en rivalité avec la thèse girardienne du désir mimétique, il n’a rien à voir. Les désirs naturels ne sont pas autre chose que des besoins : l’épicurisme, on ne le sait pas toujours, est un ascétisme ; ce n’est pas une philosophie de l’épanouissement, on ne s’éclate pas dans le Jardin d’Epicure, on mange et on boit pour satisfaire la faim et la soif ; quant à l’amour, il est réduit aussi à une satisfaction, ce sont des professionnelles qui s’en chargent. La sagesse d’Epicure est tout à fait compatible avec les analyses girardiennes : elle donne la recette de comment vivre tranquille sans désirer. Je ne sais pas si c’est une « réflexion inadéquate sur toute la ligne » mais elle est certainement totalement incompatible avec la marche de l’histoire et en particulier avec la société de consommation !

    Quant à l’essentiel, la conclusion du billet, elle ne semble pas tenir compte du fait qu’imiter le Christ, ce n’est pas autre chose que la sainteté, enfin le désir de sainteté. Pour atteindre le bonheur, ce texte donnerait à choisir, en somme, entre la sobriété et la sainteté, qui n’ont qu’une chose en commun pour l’homme d’aujourd’hui, en manque de modèles, en effet : il lui faudrait, pour atteindre ces buts, faire un trop gros sacrifice, renoncer au désir d’être heureux.

    Aimé par 2 personnes

  3. Merci aux commentaires de mettre en avant la distinction entre ‘besoins’ et ‘désirs naturels et nécessaires’, distinction que j’avais laissé de côté de peur de trop digresser. Je ne pense pas trahir la pensée de R. Girard en disant : les besoins existent objectivement puisqu’ils peuvent être fixés sur des critères biologiques de survie, mais ne sont jamais (sauf peut-être dans des situations de dangers extrêmes) vécus comme tels par l’être humain. Le mimétisme s’exerce sur tous nos appétits y compris les besoins, de manière à ce que nous ne connaissions jamais que des désirs. C’est d’ailleurs pourquoi il n’y a pas d’accord spontané quant à ce en quoi consiste le minimum nécessaire, nous avons tendance à placer ce seuil de manière purement mimétique (et je dois admettre être régulièrement étonné par la hauteur des standards et exigences de la jeunesse française d’aujourd’hui).

    Merci aussi à Mme Orsini de si bien synthétiser la conclusion et d’en souligner tout le paradoxe : Épicure et Jésus nous offrent certes ce qu’ils nomment respectivement l’ataraxie et la béatitude (et cela dès maintenant même si elle est liée à la réalisation future d’une promesse), mais ils nous demandent pour l’obtenir de renoncer au désir du bonheur tel qu’on l’entend communément. Cela pour une raison très simple : ce désir ne peut pas mener à une satisfaction durable. Épicure nous fait remarquer que les désirs qui s’éloignent trop du naturel sont vides et illimités, et qu’ils repoussent ainsi toujours le moment de la satisfaction. Tout comme Girard nous fait remarquer que le mimétisme produit un désir métaphysique, vide puisque relevant d’une confusion entre l’avoir et l’être, qui nous fait espérer quelque chose qui n’est pas présent dans son objet et qui se reporte donc de manière illimitée vers de nouveaux objets (qui plus est, de plus en plus rapidement lorsqu’il est issu d’une médiation interne). Nous avons ainsi un constat similaire bien que les justifications et les solutions proposées divergent radicalement dans la mesure où le désir humain n’est pas conçu de la même manière : au-delà de la simplicité naturelle nécessaire dans nos désirs privés Girard et le Christianisme nous demandent d’assumer notre élan vers l’infini en nous orientant vers Dieu, élan dont Épicure croit à tort pouvoir se débarrasser (et qu’il assume en réalité sans doute lui aussi mais à son insu à travers l’imitation du Sage).

    Aimé par 1 personne

  4. Il n’est pas certain que la « poursuite du bonheur » fasse partie du message de Jésus. Les « marchands de bonheur », on les trouve plutôt dans les boutiques, ou dans le Temple à l’époque de Jésus. Les Béatitudes nous interrogent. « Bienheureux les pauvres » ne signifie pas qu’on doit se satisfaire de sa pauvreté. D’après Stan Rougier, « Bienheureux » est la traduction du terme grec Makarioï. Mais Jésus ne parle pas grec, il parle araméen. Il dit « Ashrei », une interjection qui signifie « En avant ! », « En route ! », « Allez-y ! ». Ce qui revient à dire : vous êtes sur la bonne voie, voilà la bonne conduite à tenir. Autrement dit : voilà le bon désir !

    Joël Hillion

    Aimé par 2 personnes

    1. Bonjour et merci pour votre précision quant aux divers sens possibles du terme béatitude. J’avoue ne pas être suffisamment expert en lettres anciennes pour interroger la traduction officielle, j’avoue aussi être plus spécialiste de philosophie que de théologie. Pourtant, cette absence d’interrogation de ma part vient aussi du fait que d’autres expressions me semblaient corroborer l’interprétation littérale, par exemple en Matthieu 5:12 « Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, parce que votre récompense sera grande dans les cieux », ou en Jean 15:11 « Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite ». Le message du Christ est d’ailleurs nommé la « Bonne Nouvelle », et il me semble qu’il y a en effet de quoi se réjouir.

      J. Ellul nous dit dans Ce que je crois (livre pour lequel R. Girard a le commentaire suivant « a powerful book
      which hasn’t lost any of its relevance since it was first written ») : « tous sont sauvés mais seuls ceux qui croient en l’Evangile le savent ! Et ce n’est pas un mince détail ! Car ces hommes angoissés, anxieux, remplis de crainte devant l’avenir, la guerre ou la mort, ces hommes livrés à la douleur d’une cruelle rupture, ces hommes désespérés d’avoir perdu leur amour, ou de juger qu’ils ont vécu en vain, ou de voir notre monde se dégrader comme il se dégrade et la nature violée, peu à peu saccagée, sont doublement anéantis de ne pas savoirs qu’ils sont aimés, accompagnés, sauvés, réunis et promis à un avenir de vérité, de justice, de lumière… Ne pas le savoir est le grand drame de l’homme moderne. La transmission de l’Evangile est la transmission de cette nouvelle étonnante: quoi qu’il vous arrive, rien n’est perdu, et vous êtes aimés! ».

      Aimé par 1 personne

  5. Cher Monsieur, je me permets, pour le plaisir, de revenir sur deux aspects de votre billet : à propos de la distinction entre la notion de besoin et celle de désir. Selon ma propre lecture d’Epicure et de son disciple Lucrèce, entre la notion de désir « naturel et nécessaire » et celle, plus actuelle, de « besoin« , il n’y a pas de distinction à faire. L’ascétisme épicurien consiste à converser de choses intéressantes avec des amis choisis en buvant un peu de lait de chèvre accompagné de quelques olives ; bien vivre, c’est se garder d’être malheureux, il faut donc renoncer à tous les désirs qui ne sont pas des besoins ; d’une part parce qu’on est libre de le faire et d’autre part parce qu’ils rendent malheureux, même quand on arrive à ses fins. Le plus décrié (par le poète) est le désir amoureux, sans doute parce qu’il est le plus pressant : « plaisir d’amour ne dure qu’un moment, chagrin d’amour etc. » (simple rappel : le besoin est une demande précise du milieu, on a des besoins vitaux, sociaux etc. ; quant au désir, eh bien, le désir est « interdividuel », il est ce qui arrive au besoin quand il est imité.)

    Et à propos de ce qui fait la différence entre la sagesse et la sainteté, il me semble que c’est l’amour du prochain : les épicuriens ne cultivent que l’amitié. L’amitié est plus durable que le désir amoureux certes, mais elle est fondée sur une réciprocité et souvent des ressemblances qui exposent les amis à des rivalités mimétiques. Il y a donc plus qu’une différence, un fossé, voire un abîme, entre l’amitié grecque et l’amour évangélique.

    Aimé par 1 personne

    1. Je pense que nous sommes d’accord. De mon point de vue de girardien je distingue le ‘besoin’ du ‘désir qui porte sur le naturel’ puisque le second comporte en réalité déjà une part de mimétisme, mais du point de vue d’Épicure cette distinction n’a sans doute pas lieu d’être.

      De même, le rejet de l’Eros en faveur de la Philia chez Épicure, comparé à la valorisation de l’Agapé (ou de ce que les latins nomment Caritas) par Jésus me semble en effet décisive. Pourtant, il me semble que l’amour du prochain est toujours médiatisé par l’amour de Dieu (c’est d’ailleurs le reproche que Feuerbach adresse au christianisme). Tout comme la défense de l’amitié par Épicure n’est que la conséquence du Tetrapharmakos. C’est pourquoi j’ai plutôt tendance à situer le coeur de la divergence dans l’orientation vers l’infinité de Dieu.

      Aimé par 1 personne

    2. Chère Madame, je pense que nous sommes d’accord. Si de mon point de vue girardien il me semble important de distinguer le ‘besoin’ du ‘désir naturel’ dans la mesure où ce dernier comporte toujours déjà une part de mimétisme, et qu’en ce sens un désir peut porter sur du naturel mais jamais être naturel. Du point de vue épicurien cette distinction n’aurait sans doute pas lieu d’être, comme vous le montrez parfaitement.

      De la même manière, le rejet de l’Éros en faveur de la Philia chez Épicure, comparé à la valorisation de l’Agapé (ou de la Caritas en latin) par le Christ, me semble en effet décisif. Pourtant, l’amour du prochain est probablement toujours médiatisé par l’amour de Dieu (ce que Feuerbach reprochera d’ailleurs au christianisme). Tout comme la valorisation de l’amitié chez Épicure ne semble être qu’une conséquence du Tetrapharmakos. C’est pourquoi l’orientation vers l’infinité de Dieu me paraissait être le critère de distinction le plus fondamental entre ces deux visions du monde.

      J’aime

Laisser un commentaire