Ne dites pas deux, mais trois !

Le début de la carrière de René Girard s’inscrit dans le mouvement progressiste de la déconstruction. Girard s’attaque d’abord du désir, ensuite au sacré, au religieux. Dans la biographie qu’il lui consacre1, Benoît Chantre nous rappelle que La Violence et le sacré, le second livre de Girard, a été reçu par certains, à l’époque de sa parution, comme « la première théorie athée du religieux et du sacré ». Les affinités entre l’entreprise de déconstruction du religieux par Girard et le courant postmoderne sont soulignées dans la biographie. Cependant, Girard se démarque rapidement de ce courant dominant et finit par arriver à des conclusions opposées. On a surtout retenu son ancrage dans le catholicisme, qui lui a valu d’être accusé de conservatisme, d’avoir retourné sa veste. Or la divergence des trajectoires s’explique non pas par un repli frileux, mais au contraire par une démarche cohérente qui va plus loin que la déconstruction.

Girard ne se contente pas de la destruction jubilatoire des anciennes structures du monde. Il se pose la question de la place historique de ce mouvement. Il se rend rapidement compte que ce mouvement prend sa source dans le christianisme, que Girard voit comme une subversion de l’intérieur du religieux archaïque, dont il vient de démontrer la violence. La critique du sacré qui commence à la Renaissance et déploie sa puissance à partir des Lumières, n’aurait pas été possible sans la Croix, amorce de toute remise en question du sacré et de son bras armé, le sacrifice.

Girard réfléchit aussi aux conséquences de cette entreprise de destruction des piliers qui soutenaient l’ancien monde. C’est que ces structures, dont la modernité a révélé l’infernale violence, n’étaient pas là par hasard. Elles soutenaient le monde. Elles servaient de rustines pour arrêter la violence, qui, sans elles, ne pouvait que se répandre sans limite.

Les anciens vivaient dans la méconnaissance de la violence de leur monde. Les modernes ont vu cette violence, mais n’en ont pas compris l’utilité paradoxale. En détruisant les institutions qui retenaient la violence, ils précipitent le monde dans la crise. L’obsolescence de la résolution sacrificielle nous condamne à la montée aux extrêmes. Voilà les bases girardiennes de la pensée apocalyptique, bien connues.

Je voudrais, dans cet article, aller plus loin en soulignant les différences irréconciliables entre cette pensée minoritaire et ce que j’appellerai, par opposition, la pensée régulière. Cette dernière reste aveugle aux dangers inhérents à une abolition totale du sacrifice. Pour cette raison, le postulat qui soutient l’idée de progrès, qu’on peut considérer comme le mythe commun de la plupart des déclinaisons de la pensée régulière, c’est que le combat contre toutes les sources d’injustice et de violence finira par faire advenir un monde pacifique et équitable. Cette idée, même contrecarrée par les forces réactionnaires, est absolument hégémonique dans le monde occidental, même si elle prend des formes variées, allant de la lutte militante pour l’émancipation des catégories sociales autrefois opprimées (femmes, minorité sexuelles et raciales, etc.) à un libertarisme souvent teinté de transhumanisme (la forme contemporaine du scientisme, représentée par les gourous de la révolution numérique). La réaction, regroupée sous le terme de traditionalisme, découle sans doute moins d’une prise de conscience des conséquences destructrices d’ordre de la démarche que de la très humaine résistance au changement et de la défense des intérêts catégoriels.

La tournure prise par l’histoire au tournant du XXème siècle fait souffler un vent de panique, en même temps qu’elle démontre la pertinence de l’avertissement de Girard. Malgré cela, très peu de gens sont capables de renoncer au mythe du progrès2. Je le constate régulièrement, l’adhésion à la théorie mimétique vient toujours se heurter à la vision apocalyptique qui imprègne le dernier ouvrage du maître, Achever Clausewitz3. C’est bien compréhensible. Une pensée qui se limiterait à proclamer que « tout est foutu » n’a pas un pouvoir de séduction exceptionnel…

Pourtant, il s’agit d’un malentendu. Girard l’écrit : « L’Apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance. Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens. » (Achever Clausewitz). En quoi la violence sans retenue pourrait-elle fonder une espérance ?

La pensée apocalyptique de Girard est le contraire d’une vision mystique détachée de la raison. C’est la déconstruction ultime, la destruction de nos derniers mythes et de nos ultimes idoles. C’est la confrontation au réel, sans concessions aucunes. C’est, avant tout, la reconnaissance de la réalité de notre violence, constitutive de notre nature, invincible.

Ce lieu n’a jamais été arpenté avant et il nous plonge dans une crise singulière, un point de l’espace-temps où toutes les lois qui gouvernent le monde sont abolies, toutes les digues qui retenaient le mal cèdent.

La pensée apocalyptique exige l’abandon du principe binaire qui gouverne notre esprit (bien-mal, anti-pro, vérité-mensonge, etc.) Si on ne peut s’en dégager, alors effectivement, cette crise signifie la destruction totale, et en tant que « fin du monde », elle finit d’ôter tout sens à nos vies. Soit le progrès triomphe, soit nous périssons. C’est cette binarité qui constitue l’obstacle à la renonciation au mythe du progrès, cette orgueilleuse certitude que notre espèce dispose des ressources internes pour vaincre la violence (la raison, la volonté…) La pensée régulière n’est pas capable de sortir du piège de la binarité et l’intuition que c’est bien vers un destin tragique que nous avançons – corroboré chaque jour par les bulletins d’information – explique la panique générale.

L’apocalypse est une réalité, mais elle n’a aucun sens, elle n’est pas appréhendable dans la pensée binaire. Elle exige une conversion à la pensée ternaire.

La pensée ternaire est une conversion au sens girardien du terme. Prenons l’exemple classique du jugement de Salomon4. Les deux femmes sont enfermées dans une relation rivale, binaire. La symétrie de la violence est parfaite, l’indifférenciation atteint des sommets, ce que le texte traduit par la symétrie des propos échangés. La conversion passe, pour une des femmes, par la dé-réification de l’enfant : en devenant être à part entière, enfant vivant, il prend sa place dans un système de relations devenu triangulaire qui permet à la « vraie mère » de choisir entre sa haine pour sa rivale et son amour pour l’enfant.

La « logique » ternaire, en interdisant de se fixer sur l’un ou l’autre des pôles d’attraction du binaire, ouvre à une transcendance. Prenons l’exemple de la guerre au Moyen-Orient. La logique binaire oblige à choisir son camp : Israël ou les Palestiniens. On voit à quel point elle est hégémonique en constatant la rareté des discours qui échappent à cette polarité. Dans la logique binaire, il n’existe pas de voie alternative à la confrontation violente. Dans cette logique, le crime suprême est de ne pas choisir son camp, autrement dit de prendre le recul nécessaire pour constater la parfaite ressemblance des rivaux. Choisir le ternaire, c’est un excentrement, un renoncement à l’ego et à la fatalité du désir mimétique. C’est pourquoi la pensée ternaire est fréquemment assimilée à la spiritualité. Elle interdit d’attribuer à l’un des trois sommets une quelconque préséance. Elle nous sort de nos jugements et de nos hiérarchies morales.

L’apocalypse est structurée par le chiffre trois. Le point singulier de la crise est nécessaire pour faire le lien entre l’ancien monde sacrificiel et l’objectif affiché du progrès, un monde en paix – ou, dans la version individuelle, entre le corps animé par ses passions et l’esprit ayant renoncé au mimétisme rivalitaire. Le point singulier de la crise est le seul lieu possible de cette transformation de notre nature. Comprendre cela, c’est se mettre dans les conditions d’une acceptation, non pas passive mais active, de l’inéluctabilité de la crise apocalyptique et de ses étranges propriétés, avec pour résultat la possibilité de la contempler sans la terreur qu’elle nous inspire, qui la rend létale, qui interdit de la franchir.

De même, la voix singulière de la victime, pour emprunter la formule de Denis Salas5, est passage obligé entre la méconnaissance sacrificielle et la pleine conscience retrouvée et nous fait sortir du réflexe sacrificiel, de notre obsession à faire porter notre violence par des innocent·e·s.

Le ternaire structure l’œuvre de Girard : le triangle mimétique, les trois étapes de son développement. La théologie chrétienne aussi : la trinité. Le chiffre trois est une manière élégante de sortir de la relation rivalitaire.

L’apocalypse fonde une espérance, en ce sens que, sans la singularité de la crise, la route vers une humanité débarrassée de la violence est fermée à jamais. La violence fait tellement partie de notre nature qu’elle a toujours le dernier mot contre les idées et les actes qui cherchent à nous en affranchir6. Seule une singularité, un lieu hors de l’espace et du temps, hors de la loi et de la raison, peut opérer le basculement espéré.

…ils disaient : « Qui donc peut être sauvé ? » Fixant sur eux son regard, Jésus leur dit : « Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout est possible. » (Mt 19, 25-26)

L’apocalypse nous rappelle à l’humilité ; ce n’est pas par nos propres moyens que nous franchirons ce cap. La pensée ternaire de l’apocalypse nous invite à nous laisser faire, à remettre entre Ses mains notre esprit – le temps de passer de la mort à la vie.

*****

1Benoît Chantre, René Girard, Biographie

2Voir l’article « l’apocalypse selon Kuhn » et les commentaires ; Kuhn insiste sur la difficulté de renoncer au paradigme dominant, même lorsque ses limitations deviennent évidentes.

3Je recommande la (re)lecture de la page du site de l’ARM consacrée à la pensée apocalyptique de René Girard : https://www.rene-girard.fr/57_p_44432/l-apocalypse.html

4Premier livre des Rois 3,16-28

5Denis Salas, Le Déni du viol, Michalon, 2023

6Pascal formule cela de manière plus élégante et plus complète : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu’à la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus. » (Pascal, Pensées). C’est la citation qui ouvre Achever Clausewitz.

14 réflexions sur « Ne dites pas deux, mais trois ! »

  1. bonjour, très intéressant article sur l’aspect positif de l’apocalypse. j’en ai rapproché le texte de lectures de textes

    ( traductions ) taoïstes dans lesquels « binarité » est avantageusement remplacée par « dualité ».

    Pour en revenir à l’histoire du jugement de Salomon , on peut penser qu’il n’y a pas eu de verdict dans cette opposition binaire mais bien une apocalypse du fait de la (bonne) mère.

    Merci pour ces « billets » hebdomadaires.

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  2. Le choix est encore possible de faire face à la réalité, de ne pas céder aux unanimités aveugles qui refusent de s’envisager et entraînent les démocraties à devoir choisir entre les deux impasses que le conflit israélo-palestinien symbolise, quand les victimes s’exonèrent de toutes parts de l’esprit de la loi et entraînent le droit à légitimer l’exercice de la vengeance, illusion d’une protection contre notre violence, principe antéchristique qui fonde le wokisme, partagé par tous les belligérants qui, selon Girard, radicalise le souci des victimes pour le paganiser*, engagés en cette confusion létale pour tous.

    Ce qui se passe en France politiquement en est l’exemple éminent, quand à l’endroit du péril grandit aussi ce qui sauve et que le bouc émissaire du bouc émissaire revendique pour lui l’estocade du rituel démonétisé.

    Il ne s’agit pas d’exonérer le président de son échec qui, depuis 2018 à la veille de la crise des Gilets jaunes, voit sa politique rejetée par l’ensemble d’un corps électoral qui n’a rien d’autre à proposer que la violence de ses divisions, mais d’observer qu’il a dû dès lors appliquer la méthode partagée par tous pour maintenir la paix sociale.

    On s’aperçoit aujourd’hui, face à la difficulté pour dégager le compromis nécessaire à la réforme indispensable, que Macron n’est pas plus responsable que Barnier si ce dernier n’y arrive pas.

    Tous ceux qui voudraient imposer leur minorité à la majorité, refusent depuis toujours en France le « En même temps » et préfèrent les démolisseurs de démocratie, refusent de voir que la responsabilité est collective, trouvant toujours le dérivatif émissaire pour éviter de s’envisager.

    L’Europe par exemple quand sans l’euro le pays depuis longtemps serait en faillite, alors qu’il est manifeste désormais que le temps est fini de faire payer au continent ses propres impérities.
    Macron aura-t-il servi à faire face à notre réalité ou servira-t-il encore de dérivatif pour la dénier ?

    Les Français se rendront-ils compte que par l’intermédiaire de leur président, symptôme des échecs partisans, ils sont malgré eux de par leur faiblesse même les représentants du saint principe à même de sauver l’humanité ?

    Ils se réveilleraient alors de leur rêve somnambule de l’étrange défaite encore déniée et, sachant tirer leçon de l’échec des dominations impériales, ils s’apercevraient qu’ils ont aujourd’hui et maintenant en Europe l’occasion d’incarner le stade prochain d’une évolution humaine qui ne perdurera qu’à savoir en assumer la réalité, nous n’en sommes plus à la domination et à vouloir l’obtenir car elle contient en elle-même sa décadence.

    Jupiter épuisé a l’occasion au bois de la  Croix d’offrir à Salomon de traverser la mort, et sur le chemin d’Emmaüs avec le Rabbi interpréter l’Écriture  qui fonda le miracle européen célébré à Reims aux lieux du baptême de Clovis par de Gaulle et Adenauer, quand l’humanité s’aperçut que le pardon à l’ennemi était l’unique voie et le seul chemin de sa survie.

    Le peuple européen saura-t-il entendre, vieillard obèse et sénile, que la victoire des nations sera de prendre conscience de ce qui fonda leur défaite, qu’il n’y a d’autre alternative pour la survie de l’humanité que d’inventer, et il n’y a que l’Europe à avoir cette conscience historique, les institutions de la réconciliation seules à même désormais de borner les imperium qui depuis toujours détruisent les civilisations, à ne pas savoir en borner la domination qui les détruira ?

    Tout est déjà accompli, comme le disait le si cher James Alison, il n’y a rien à faire qu’à se laisser faire pour remettre notre esprit à l’Esprit qui s’est manifesté, il n’y a pas de Deus ex machina et pas d’homme providentiel et là est fondamentalement le chemin d’espérance et de foi qui nous élève à l’ordre poétique de la charité, la création nous a offert sa confiance en nous révélant notre structure sacrificielle quand devant le tombeau désormais vidé des terreurs qu’il inspire, la femme reconnait le Rabbi au visage du plus simple fossoyeur, vous, moi, potentialité désormais ouverte pour chaque individu d’en incarner librement la réalité et c’est pure grâce offerte, pur miracle à notre disposition qui permet de ne plus choisir les tragédies du malheur car, oui et c’est si simple de retrouver cette joie de l’enfance qui s’abandonne avec confiance, il suffit d’y croire pour le réaliser.

    *Chapitre le triomphe de la Croix du « Je vois Satan… »

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  3. « Aime l’autre qui engendre en toi une troisième personne, l’esprit. »

    Michel Serres

    Secret de la pédagogie. Secret de l’amour. Appliqué à l’espèce humaine, c’est le secret de notre (possible) sortie de crise.

    Joël HILLION

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  4. à Monsieur Hervé van Baren

    Improvisations autour de vos deux derniers billets avec un point de vue d’excentrement selon votre propre terme, afin d’accentuer le concept de <<Différence>> à travers trois exemples.

    1 René Girard dans le processus d’hominisation distingue une première période dite <<du(es) meurtre(s) fondateur(s)>>. Période marquée par une crise indifférenciatrice du tous contre tous qui s’achève par le tous contre un de la victime fondatrice. Deux temps causés par un même mécanisme qui est celui du mimétisme.

    Si René Girard parle déjà de signes victimaires il insiste sur l’aléatoire du choix de la victime. Sans discuter, ici, des raisons de cette prédilection, on peut avancer que l’indifférenciation ne pouvant être aussi complète (que supposée) alors le choix de la victime ne peut être aussi aléatoire (que voulu). Autrement dit les différences biologiques, et autres, ne seront pas effacées complétement par l’uniformalisation de la mimésis conflictuelle. Si l’aveuglement du groupe en fusion ne conduit pas au choix volontaire de la victime, c’est de la multitude des différences déjà là inconscientes qu’émergera la victime fondatrice, faux hasard mais vraies différences dans l’impossibilité momentanée de leur interprétation.

    2 De même dans le Jugement de Salomon la parfaite indifférenciation des deux femmes recouvre le non-dit d’une différence réelle déjà là, celle issue du non-sacrifice d’Isaac partageant le régime sacrificiel du régime non-sacrificiel.

    Le Jugement de Salomon – 1649 – Nicolas Poussin – Louvre – INV 7277 ; MR 2316 (2) – Le Jugement de Salomon (Poussin) — Wikipédia

    Le tableau de Nicolas Poussin montre ce partage entre deux couples, celui formé de la prostituée tenant l’enfant mort avec le soldat sacrificateur croisant l’autre prostituée avec le roi. Si la jalousie peut être le moteur du sacriifce, l’amour maternel, la sagesse sont moins la cause que les effets du non-sacrifice.

    3 Une différence réelle de temps et d’espace permettra de s’excentrer d’une vision binaire.

    C’est sur plusieurs millénaires que le peuple hébreux puis juif a incarné l’innocence de la victime, en exil sur des terres hostiles nourries de leur propre texte.

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    bien à vous

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  5. Vous écrivez : « Dans la logique binaire, il n’existe pas de voie alternative à la confrontation violente. Dans cette logique, le crime suprême est de ne pas choisir son camp, autrement dit de prendre le recul nécessaire pour constater la parfaite ressemblance des rivaux. »

    Je ne peux pas être d’accord avec cette affirmation. Je reprends la chanson de Brassens « Les deux oncles ».

    « C’était l’oncle Martin, c’était l’oncle Gaston

    L’un aimait les Tommies, l’autre aimait les Teutons

    Chacun, pour ses amis, tous les deux ils sont morts

    Moi, qui n’aimais personne, eh bien, je vis encore »

    Dans ce cas, la « voie alternative » en 1940 fut celle choisie par Pétain….

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  6. Un grand merci, Hervé, pour ce triptyque qui nous apporte un approfondissement de la « pensée apocalyptique » de Girard et un éclairage sur votre façon de l’interpréter. « L’apocalypse est un processus de changement paradigmatique, parfaitement déterministe » avez-vous écrit, et vous comparez la révolution girardienne à la révolution copernicienne, c’est un changement de paradigme, elle suscite le rejet, en tous cas la méfiance de ces humains que nous sommes, enfermés dans un système de représentations dont il faudrait être délivrés pour pouvoir penser dans une autre perspective. « Ils ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre » Les Evangiles, selon Girard, révèlent noir sur blanc le mécanisme de la victime émissaire, soit le secret enfoui non seulement des fondations du monde, mais du fonctionnement de toutes les sociétés, y compris la nôtre. Or, nous n’accédons à cette révélation toujours en cours, que très tardivement et avec quelles réticences : Thomas Kuhn explique pourquoi. En somme, c’est le même processus de décomposition suivi d’une recomposition qui s’exerce sur une communauté en crise et qui caractérise une révolution scientifique ou théologique. C’est du désordre extrême que naît l’ordre surnaturel, écrit Girard dans Mensonge romantique, à propos de la conversion. Un désordre extrême : pas étonnant que l’apocalypse soit synonyme de destruction totale. Et donc merci de nous rappeler qu’elle fonde aussi une espérance.

    Pour saisir votre proposition de privilégier le chiffre trois, je mettrais l’accent sur le fait que la révélation de la vérité de la violence par la révélation de l’amour telle qu’elle est exposée dans les Evangiles, n’est pas du même ordre que la révélation d’une vérité cosmologique ou biologique qui vient bousculer nos habitudes de pensée. Je suivrais donc Pascal dans sa distinction des trois ordres, infiniment séparés. Même s’il a revendiqué pour la TM le statut d’hypothèse scientifique, Girard a toujours explicitement refusé de s’attribuer la découverte du mécanisme victimaire. Il écrit ceci : « Nous ne pouvons plus croire que c’est nous qui lisons les Evangiles à la lumière d’une révélation ethnologique…. Il faut inverser cet ordre: c’est toujours la grande lancée judéo-chrétienne qui lit. Tout ce qui peut apparaître dans l’ethnologie apparaît à la lumière d’une révélation en cours, d’un immense travail historique qui nous permet peu à peu de « rattraper » des textes déjà explicites en vérité, mais pas pour les hommes que nous sommes, qui ont des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre« . La Violence et le Sacré, p.557. Ceci va bien dans le sens de votre propre travail de réflexion, n’est-ce pas ?

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    1. Ce que Girard énonce est malheureusement une des idées les plus difficiles à faire passer de nos jours. Et ce n’est pas en l’opposant au mépris moderne pour la Bible, perçue comme fondation de l’ancien monde alors qu’elle ne fait qu’annoncer le nouveau, que nous pourrons y arriver. Cette opposition entre les pensées religieuse et profane est stérile. Il faut constater que cette polarisation nous interdit de « rattraper les textes », comme vous le dites. D’une part on reste enfermé dans la lecture sacrée, et tout est à prendre comme « parole d’évangile », instructions divines adressées aux enfants que nous sommes ; d’autre part, l’orgueil d’un monde qui croit pouvoir fabriquer sa propre révélation nous mène au désastre. La troisième voie est sortie par le haut, ni soumis ni rebelle mais ouvert et confiant. Dans cette troisième voie, il faut se laisser faire, se laisser choquer, dépouiller, retourner par les textes, même lorsque cela implique de renier la voix du monde ; comme on peut se laisser bouleverser par la voix de la victime, qui elle aussi détruit nos illusions mondaines. Mais comment accepter ce deuil de tout, sans pouvoir appréhender la réalité qui lui succède ? Si la révélation copernicienne a été si douloureuse, combien plus le sera le spectacle désolant de notre violence exposée ? De plus, le bouleversement anthropologique est tel qu’il dresse entre nous et l’avenir un voile opaque. Souffrir cette agonie sans garantie aucune qu’elle mènera vers une nouvelle vie, voilà l’obstacle infranchissable. La troisième voie ne se conçoit pas sans une relation d’entière et réciproque confiance. La troisième voie est bien de l’ordre de l’amour.

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      1. Pour ces lignes dans lesquelles vous exprimez, avec une belle sincérité, davantage « le pessimisme de l’intelligence » que « l’optimisme de la volonté », c’est-à-dire l’espérance qu’un homme de foi met dans la charité, je vous suis très reconnaissante. « Souffrir cette agonie sans garantie aucune qu’elle mènera ver une nouvelle vie », oui, c’est bien cela qui nous arrive. Mais puisque la figure de Pascal introduit votre article et que vous lui donnez le dernier mot, en notes, je voudrais rappeler à nos lecteurs, qui apparemment ne savent plus trop quoi ajouter à votre méditation, le véritable « dernier mot » de Pascal, tel qu’il est cité en exergue d‘Achever Clausewitz :

        « …la violence et la vérité ne peuvent rien l’une sur l’autre. Qu’on ne prétende pas de là néanmoins que les choses sont égales : car il y a cette extrême différence, que la violence n’a qu’un cours borné par l’ordre de Dieu, qui en conduit les effets à la gloire de la vérité qu’elle attaque ( on pense au « triomphe de la croix » de Saint Paul), au lieu que la vérité subsiste éternellement et triomphe enfin de ses ennemis ; parce qu’elle est éternelle et puissante comme Dieu même. »

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  7. A Hervé van Baren

    Après plusieurs envois infructueux d’un même texte je vous prierai de m’excuser s’il se produit des doublons.

    Improvisations excentrées, selon votre propre terme, autour de la <<différence déjà là>> illustrées par trois exemples repris de votre dernier billet :

    1 René Girard, dans le processus d’hominisation, distingue une longue et indéfinie première période marquée par une suite de crises conflictuelles indifférenciatrices du tous contre tous ponctuées par le tous contre un de la victime fondatrice. Deux temps causés par un même mécanisme, le mimétisme.

    Si René Girard parle déjà de signes victimaires il insiste sur l’aléatoire du choix de la victime.

    Sans discuter, ici, des raisons de cette préférence on peut risquer l’hypothèse d’une indifférenciation non aussi complète que supposée et en déduire un choix pas aussi aléatoire que prévu. Autrement dit les différences biologiques et autres ne seront pas effacées complètement par l’uniformisation de la mimésis conflictuelle. Si l’aveuglement du groupe en fusion ne conduit pas à une victime arbitraire, c’est de la multitude des différences déjà là qu’émergera la nécessaire victime fondatrice, faux hasard mais vraies différences dans l’impossibilité momentanée de leur interprétation.

    Il est intéressant de noter que ces mêmes différences biologiques s’inscrivent, selon Jacques Monod dans un schéma évolutif de <<hasard et de nécessité>>. Si les différences émanent logiquement d’une Différence nécessaire, référence faite à l’Être nécessaire de Bergson, le hasard, là encore, peut être remis en question (succinctement il est difficile de percevoir que l’addition de mutations accidentelles conduisent à une complexité croissante de plus en plus riche en informations…).

    2 De même dans le Jugement de Salomon la parfaite indifférenciation des deux femmes recouvre le non-dit d’une différence déjà là, celle issue du non-sacrifice d’Isaac séparant le régime sacrificiel du régime non-sacrificiel.

    Le Jugement de Salomon – 1649 – Nicolas Poussin – Louvre – INV 7277 ; MR 2316 (2) – Le Jugement de Salomon (Poussin) — Wikipédia

    Le tableau de Nicolas Poussin présente l’avantage de mettre en scène ce partage entre deux mondes à travers la figuration de deux couples, celui composé de la prostituée à l’enfant mort regardant le soldat sacrificateur et celui de la seconde prostituée avec le roi.

    Puis-je ajouter que si la jalousie s’avère un excellent agent pour le sacrifice, l’amour maternel, la sagesse se laissent percevoir moins comme causes et plus comme effets du non-sacrifice.

    3 Un changement d’échelle de temps et d’espace, en accentuant des différences déjà là, permettrait de s’excentrer d’une vision binaire conflictuelle de la guerre au Moyen Orient.

    Arab-Israeli Map1 – Conflit israélo-arabe — Wikipédia

    C’est sur plus d’un millénaire que le peuple Hébreux puis Juif a incarné l’innocence de la victime en exil sur des terres habitées par des populations souvent hostiles et nourries cependant au même texte inspiré.

    Bien à vous

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  8. Merci pour ces commentaires qui mériteraient chacun une réponse. Je les vois tardivement, et je me suis fixé pour règle de laisser la place au nouvel article lorsque celui-ci est publié. Ce qui est le cas. Au plaisir donc, de reprendre ce vivant dialogue lors d’un prochain article.

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  9. Je complète mon précédent commentaire par celui-ci : la « voie alternative », c’est en quelque sorte celle qui permet de se mettre au-dessus de la mêlée, au-dessus de la réciprocité violente qui égalise tout et tous. Dans cette logique ternaire, in fine, tout se vaut. Eh bien non ! Entre le maître et l’esclave, entre l’oppresseur et l’opprimé, je choisirai mon camp. C’est ici, à ce point précis, que je place ma liberté.

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