Contre les idéologies

La parodie de la chanson « troisième sexe » du groupe Indochine par deux humoristes, lors de l’émission satirique belge « Le grand cactus »1, a fait polémique jusqu’en France, des associations LGBTQ+ dénonçant la transphobie du sketch, ce qui a conduit le CSA belge à diligenter une enquête et la RTBF, le service public audiovisuel belge, à présenter ses excuses et à s’autocensurer.

La montée aux extrêmes prédite par René Girard ne concerne pas que la stratégie militaire et l’art de la guerre2. La dérive extrémiste de plus en plus marquée des idéologies va dans le même sens. Comment dépasser les positions partisanes et essayer de reconstruire un cadre moral commun, susceptible d’enrayer ce phénomène et de permettre des rapports humains pacifiés ?

Le plus simple et le plus évident consisterait à recentrer le débat autour de valeurs communes échappant aux polémiques. Plutôt que se déchirer entre partisans d’une tolérance érigée en valeur absolue et défenseurs d’un ordre moral rigide reposant sur les valeurs traditionnelles, commençons par réaliser que ces positions idéologiques n’ont pas beaucoup de sens si elles conduisent à l’affrontement violent. Autrement dit, privilégions la relation pacifique. Implicitement, cette position critique le concept même d’idéologie.

Une idéologie est un système de représentation supposé par définition supérieur aux idéologies concurrentes. Cette définition s’applique tout aussi bien aux systèmes de croyances (essentiellement religieux) ; nous distinguerons les deux en rappelant que les religions appuient leur revendication de supériorité sur la foi en un être surnaturel, qui prévaut sur la raison. L’idéologie moderne apparaît comme un substitut venant combler le vide laissé par la perte de crédit du sacré religieux. Les idéologies prétendent toujours relever d’une base rationnelle et s’appuient sur des postulats essentiellement anthropologiques : le libéralisme repose sur la vision pessimiste de la nature humaine des philosophes anglo-saxon (Hobbes), alors que l’idéologie marxiste s’appuie sur le mythe rousseauiste de l’humain fondamentalement bon perverti par la société.

Girard rejoint Hobbes sur le pessimisme en dévoilant le « bug » fondamental de l’humanité, le désir mimétique et la violence des relations humaines qu’il engendre nécessairement ; pour autant, une fois identifiée la source de la violence, cette vision n’interdit pas l’espoir de pouvoir un jour dépasser cette malédiction de l’espèce. La connaissance plus profonde de notre nature permet de déborder des cadres conceptuels des deux grands courants idéologiques des derniers siècles.

Peut-on dès lors imaginer une idéologie girardienne, hypothétique alternative salvatrice à cette bipolarité de toute la pensée politique occidentale ? Je ne pense pas que ce soit souhaitable, ni même réalisable. La pensée girardienne nous permet d’entrer dans l’ère du post-idéalisme, tout comme la raison des Lumières nous a fait sortir des schémas religieux.

Ce qu’on regroupe aujourd’hui sous le vocable flou de wokisme repose sur des préceptes parfaitement cohérents : la déconstruction de l’ancien monde a permis de faire apparaître les nombreuses victimes de l’ordre sacrificiel, autrefois invisibles. Leur revendication de mettre fin à cette expulsion perpétuelle de victimes parfaitement innocentes participe à la reconstruction d’une morale non-sacrificielle. La fin de la méconnaissance nous laisse devant l’alternative suivante : soit perpétuer le sacrifice en connaissance de cause, ce qui ferait des sacrificateurs – la majorité – une bande de parfaits salauds. Soit s’en passer. La seconde solution est la seule qui soit viable ; nous sommes, quoi qu’on en dise, des êtres moraux, et la nécessité de conserver une image de pureté et d’équité est une condition à la pérennité d’une société humaine.

Cependant, la réaction à ces revendications a aussi pour elle quelques arguments. C’est que la tolérance, le respect des différences, érigés en valeur suprême, posent un problème insoluble ; elle implique la parfaite liberté de chaque individu, ce qui a pour corollaire malheureux l’impossibilité d’un cadre contraignant, comportant nécessairement une part d’arbitraire, applicable à tous et à toutes. Le constat que l’anarchie est synonyme pour l’humain de violences incontrôlables est supporté par de nombreuses preuves historiques.

C’est ce que le sketch parodique de « troisième sexe » fait apparaître avec un humour cruel. La disparition des catégories hiérarchisées traditionnelles –notamment sexuelles et raciales –laisse une indifférenciation dangereuse, un vide insupportable rapidement rempli par de nouvelles cases dans lesquelles nous ranger.L’intersectionnalité cherche ainsi à rétablir un ordre hiérarchique, négatif de l’ancien parce que déterminé par le degré d’oppression subie dans le passé. Le mouvement de libération des victimes ostracisées mute ainsi en idéologie qui cherche à imposer (comme toute idéologie), en s’appuyant sur des critères originaux, une nouvelle organisation sociale. L’imperméabilité des militants de ce courant à toute forme de critique et de dérision est le meilleur indicateur de sa dérive totalitaire, critique qui peut d’ailleurs s’appliquer à pratiquement toutes les idéologies ayant cours de nos jours.

Totalitarisme indéniablement, qui n’arrive pas toutefois à faire taire les voix dissidentes venant de son milieu. Les réactions positives de personnes gay ou transgenre au sketch polémique3montrent que bien des personnes LGBTQ+ ne se conforment pas à ce dictat et défendent elles aussi la primauté de la cohabitation pacifique sur les idées.

J’attache de l’importance à ces contre-témoignages, non pour les récupérer au profit d’une idéologie réactionnaire, mais parce qu’ils permettent de se figurer ce que pourrait être un débat politique libéré des excès idéologiques. Avec les voix complémentaires des personnes cisgenre qui distinguent le fond et la forme du message et qui soutiennent un monde ouvert sur les identités marginales, un monde réellement inclusif, on voit lentement apparaître une masse silencieuse déjà partiellement sevrée des idéologies.

Ces dernières, de plus en plus, agglomèrent les versions les plus extrémistes des divers courants politiques, alors que dans le même temps, un profond changement de mentalité diffuse dans la société, malheureusement sans porte-voix, pour prôner la tolérance, le dialogue, le vivre-ensemble. Plutôt que de faire de ces valeurs intemporelles une nouvelle idéologie, je me demande s’il ne serait pas plus facile et efficace de se débarrasser des autres, dont les excès finissent par envahir tout l’espace public, interdisent l’expression de cette révolution tranquille, et mènent lentement à une forme larvée de guerre civile.

Un monde sans idéologies ? Pourquoi pas ? Après tout, nous nous sommes affranchis des religions et nous n’avons pas péri. Faites avec moi cet exercice de la pensée : mettez toutes les idéologies à la consigne (en commençant par la vôtre !), au moins pour un temps, et constatez : tout le monde ou presque peut entendre la voix de la victime qui, sans ressentiment ou revendication identitaire, nous demande de lui faire une place parmi nous. Tout le monde ou presque reconnaît l’inanité de l’idée d’individu-roi qui, isolé dans sa bulle, prétend façonner le réel à l’aune de ses désirs. Tout le monde ou presque reconnaît que notre si singulière espèce nous oblige à faire société et, par conséquent, à instaurer un ordre accepté par tous et par toutes. Personne ou presque n’est nostalgique des anciens ordres moraux qui nous imposaient une manière de vivre. Le problème ne se situe pas au niveau des idées pour lesquelles les idéologues n’en finissent pas de se déchirer. Chacune ne détient qu’une part de la vérité. Le problème, ce sont les moyens plus que la fin. Cette liberté et cet ordre, allons-nous les imposer par la victoire sur nos ennemis ? Les construire sur l’éternel socle sacrificiel ? Ou allons-nous enfin renoncer à faire violence pour tenter de vaincre la violence ?

J’ai le sentiment que nous sommes mûrs pour tenter cette expérience inédite. Encore faudrait-il que se taisent les nombreux et sonores partisans de la lutte à mort des idées, qui saturent l’espace médiatique. Il est temps de donner la parole aux doux. Heureux les doux ! Ils auront la terre en partage.

Je ne peux terminer cet article sans citer l’intemporelle chanson de Georges Brassens :

Mourir pour des idées
L’idée est excellente
Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue
Car tous ceux qui l’avaient
Multitude accablante
En hurlant à la mort me sont tombés dessus

D’ailleurs, s’il suffisait de quelques hécatombes
Pour qu’enfin tout changeât, pour que tout s’arrangeât.
Depuis tant de grands soirs, que tant de têtes tombent,
Au paradis sur terre, on y serait déjà.
Mais l’âge d’or, sans cesse, est remis aux calendes,
Les Dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez.
Et c’est la mort, la mort, toujours recommencée.

Ô vous, les boutefeux, o vous les bons apôtres
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas.
Mais, de grâce, morbleu, laissez vivre les autres.
La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas.
Car enfin, la Camarde est assez vigilante,
Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux.
Plus de danse macabre autour des échafauds.
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente.

1 La chanson parodiée est 3SEX, reprise de 3esexe, Indochine avec Christine and the Queens, 2020. Le sketch de Cécile Giroud et Damien Gillard est devenu difficile à trouver sur le net, censure oblige. Voici un lien : https://www.dailymotion.com/video/x96evww

2 René Girard et Benoît Chantre, Achever Clausewitz, Grasset, 2022

3 Commentaire sur la parodie «128e sexe » trouvé sur une vidéo Youtube (https://www.youtube.com/watch?v=c18bYcdgG8s):

« Je suis une personne concernée, et pour ma part, j’ai trouvé ça très drôle. L’autodérision ne fait pas de mal. C’est en voulant tout censurer, tout interdire que la transphobie ne fait que monter. Je suis bien consciente que pour la majorité des personnes mon identité n’est pas accessible. Je ne vais pas pour autant porter plainte contre tout le monde, ni m’énerver tout le temps. Vive l’humour, vive le vivre ensemble ! »

Le lien vers la chanson de Brassens :

16 réflexions sur « Contre les idéologies »

  1. Bonjour.

    Bravo pour cet article.

    Cela dit il me semble que nous ne vivons plus dans le même monde.

    La question de l’extrémisme libéral est évidemment hors du viseur. Censé incarner la raison.

    Ce libéralisme de la génération Girard était très très résiduel. Ayant brutalisé pendant tout le XIX ième siècle et le début du XX ième des centaines de millions d’êtres Humains. On dit entre 100 et 150 millions de victimes en Inde Britannique pour le commerce du textile triangulaire Bombay Liverpool Calcutta. Cela fait plus que tout les régimes soviétique Réunis, imaginez si on y ajoutes le commerce du caoutchouc du Roi Leopold en Belgique, les camps de concentration à Cuba en Afrique du Sud, les Famines en Algérie et exterminations Amérindiennes.

    Ainsi l’axe de la raison refuse toute possibilité de discussion avec par exemple le socialisme. (qui faisait peur à l’heure de l’URSS mais aujourd’hui?).

    Je rappel que le Libéralisme fût condamné dans son intégralité par le Pape. Bien plus que le socialisme dont l’origine est chrétienne.

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    1. Anonyme, je ne sais pas où vous avez lu que j’excluais le libéralisme des idéologies ? Bien sûr que c’en est une. Qui n’incarne pas plus la raison d’ailleurs que le marxisme, mais qui postule plutôt que la société parfaite s’appuie sur l’égoïsme. Bref, on est plutôt d’accord.

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      1. Je connais votre prose.

        je sais que les libéraux d’Amérique Latine ont porte ouverte ici ( Péruviens en plus pas des tendres) et que vous même oubliez souvent votre idéologie propre.
        Les gens de droite prétendent toujours qu’ils ne font pas d’idéologie.

        Comme Girard oubliait souvent la sienne à la fin de sa vie.

        Ce qui est intéressant chez Girard c’est sa théorie Mimétique et du sacrifice.

        Les libéraux ont des boucs émissaires. Les pauvres les assistés puis les étrangers et au final les vieux, les trop jeunes les malades qui nous coûtent un pognon de dingue etc etc.
        Bon quand à invalider les théories Marxistes au nom du Rousseauisme de Marx c’est un peu fort. De toute façon le socialisme n’est pas forcément Marxiste même si il en est un immense penseur désolé.
        Et cela n’enlève rien au géni de René Girard.

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  2. Bon bravo.

    Il me semble cependant, comme souvent, que c’est au nom d’un autre extrémisme que vous dénoncez les extrêmes.

    Celui du Néo Libéralisme.

    Le Libéralisme tel que pratiqué avant d’être remis en cause après la crise de 29. Ce sont des centaines de millions de morts.

    René Girard ainsi que vous même n’avez jamais vécu dans un monde totalement et complétement libéral.

    Tout du moins pour Girard pas durant sa jeunesse.

    Il n’aurait eu aucune bourse et aucun moyen de payer ses études aux USA avec le système actuel.

    J’ai lu de nombreux ouvrages de René Girard. Je trouve les derniers plus que complaisants envers cette idéologie qui par exemple lorsqu’il écrivait, Des choses cachés depuis la fondation du monde semblait encore l’effrayer.

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      1. On sait parfaitement que bien souvent la critique des idéologies masque ses propres idéologies. (ce n’était pas le cas de Brassens, mais je doute pour vous).

        Souvent à droite et souvent libérales.

        Ici les idéologues et Girard en était particulièrement à la fin de sa vie.

        Admiration sans borne pour Tocqueville et ces penseurs. Un peu dépassés.

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  3. Cher Hervé, oui, il semble qu’on ait de moins en moins le droit de se moquer des travers de notre temps, et même de débattre. Mais je reviens sur un détail qui me chiffonne : Hobbes libéral? Marx rousseauiste?

    Girard écrit que la crise mimétique: « C’est ce que le grand politologue anglais Hobbes a repéré et a appelé la lutte de tous contre tous[1]. » Mais il me semble que tu dis la même chose? Il est vrai qu’il craint les guerres de religions, qui faisaient rage, et on peut alors le classer à la rigueur parmi les libéraux, en oubliant qu’il en appelle précisément à la puissance de l’Etat pour contenir cette violence, par la force. En ce sens, les libéraux me semblent plus proches de Rousseau.

    Quand à Marx, il me semble que nul mieux que lui n’a dirigé son regard vers un avenir radieux crée par l’industrie et le prolétariat triomphants. Ce qui me semble bien loin de Rousseau. Mais sa théorie étant parfaitement incohérente, on peut y trouver ce que l’on veut. (lire « Sur les contradictions du marxisme », S. Weil)

    Note que je n’en fais pas une, ou des idéologies ! Par ailleurs: quelle est la différence entre une idéologie et une religion (ou plus précisément: une théologie politique) ?

    [1] (Girard, Les origines de la culture 2004) p.76

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    1. Tu as raison Benoît, trop court. Pourtant il me semble que le libéralisme dans ses différentes versions s’appuie bien sur le pessimisme de Hobbes concernant la nature humaine, ce qui conduit à cette vision de la vie en société seulement possible par le contrat, le marché. A l’inverse, tous les courants issus du marxisme partagent l’idée que les humains sont pervertis par des sociétés injustes ; il suffit de les réformer et nous vivrons au paradis. Girard nous permet d’entrevoir la dimension encore mythologique de ces postulats. Sans toutefois proposer quelque chose du même ordre : le christianisme girardien est une religion qui a dépassé le sacré et la mythologie, autrement dit une anti-idéologie. Il faudrait évidemment creuser cette idée d’une impossibilité de fonder une nouvelle idéologie à partir de la théorie mimétique, et tenter d’imaginer un monde qui puisse fonctionner sans cet invariant. Ce qui dépasse le cadre de cet article (plutôt un billet d’humeur d’ailleurs)

      Je l’ai laissé entendre au début : il n’y a pas de différence fondamentale entre idéologies et religions, sinon que ces dernières tirent leur crédit d’une loi d’origine surnaturelle. Il faut bien constater qu’en Occident, la préférence va aux idéologies non-religieuses, et que pour remplacer la divinité, elles font appel à la raison.

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      1. Hervé, il me semble que le problème de fond, c’est de confondre des idéologies mal définies avec la pensée de certains auteurs. A te lire, j’ai l’impression que nous n’avons pas lu les mêmes auteurs, car je ne vois pour ma part aucun rapport avec les pensées de Hobbes ou de Marx telle que je les aies, en partie, comprises. En partie seulement: car nos pensées sont toujours complexes, contradictoires, paradoxales… et les idéologies se prétendent cohérentes, unificatrices: ce en quoi elles sont toujours déconnectées du réel. Elles n’existent tout simplement pas, mais Hobbes et Marx eux, ont bien existé. Par extension, il serait bien entendu vain et même assez ridicule de chercher à réduire Girard à une quelconque idéologie, tentation qui réapparait pourtant régulièrement sur ce blogue. S’il y a un penseur qui ne puisse être approché au travers d’une idéologie, c’est bien lui. Laissons lui sa liberté, qu’il a dû conquérir de haute lutte. Sur ce point, nous nous rejoignons entièrement je pense. Hobbes était aussi de ceux-là, Schmitt aussi, et c’est pour cela que Girard les défendait (en privé pour Schmitt seulement: on comprend bien pourquoi). Quant à Marx, il a bâti sa propre cage dans son « manifeste »: tant pis pour lui.

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  4. Voici un billet d’un style inhabituel chez son auteur : il vient moins d’une réflexion que d’une émotion devant l’intolérance et la dérive totalitaire d’un mouvement de libération : quelle pitié de voir les victimes d’exclusion se comporter en ayatollah ! Ce n’est hélas pas nouveau, on est habitué à ces « retournements ». Mais vous avez choisi d’accuser les « idéologies », des systèmes de représentation qui s’affrontent d’autant plus violemment que chacun d’eux prétend , si ce n’est à la vérité absolue, du moins à sa supériorité sur ses concurrents. Y a-t-il même des idéologies sans conflits idéologiques ? Si l’on a pu parler, au tournant du siècle dernier, de « la fin des idéologies« , c’est parce qu’après la « chute du mur », le camp vainqueur de la « guerre froide » croyait avoir fait triompher la raison. Le 11 Septembre et ses suites ont dissipé cette illusion. Mais vous constatez que, dans les faits, nous vivons dans une société où infusent les valeurs de tolérance, d’ouverture, de dialogue des cultures et dans le même temps, de nouvelles idéologies fleurissent, empruntant à celles d’un passé récent « la montée aux extrêmes du refus de l’autre ». Il faudrait donc en finir avec les idéologies, dites-vous. Puisqu’on peut vivre sans religion, on devrait pouvoir se passer, pour « vivre ensemble » des idéologies qui en ont été les substituts. Oui, mais la question se pose : si les idéologies athées ont tôt fait d’endosser la fonction et les attraits des idéologies religieuses, c’est peut-être qu’il y a dans les sociétés et les individus un réel besoin d’idéologie.

    L’idéologie est une notion un peu fourre-tout. Si l’on en donne une définition neutre (un système global d’interprétation du monde historico-politique (R. Aron), on voit mal comment une communauté politique pourrait s’en passer. Mais bien sûr, ce qui prévaut est le sens péjoratif. L’idéologie bourgeoise, selon Marx, celle des droits de l’homme, camouflait derrière des idéaux universalistes ses véritables forces motrices qu’étaient le souci exclusif des intérêts de la classe possédante, une ambition hégémonique, un égocentrisme vertigineux, toujours des passions. C’est ainsi que le monde, en deux siècles du règne capitaliste a plus changé qu’en vingt siècles auparavant, avec les bienfaits et les dommages que l’on sait. Dire qu’une pensée est idéologique équivaut à lui reprocher d’être mensongère, malhonnête, on ne saurait la disqualifier davantage. Et au mieux, on dira de l’idéologie ce que Marcel Mauss dit de la magie, que c’est « une gigantesque variation sur le thème du principe de causalité » : une pensée accusatrice, persécutrice, manichéenne, toujours à la recherche du coupable. Et celui-ci, souvent diabolisé, ne lui est pas imposé par le réel (les faits) mais par ses préjugés. A la différence de la science, l’idéologie ne met pas ses croyances à l’épreuve des faits mais au contraire, se sert des faits pour renforcer ses certitudes.

    Alors, bien sûr, la TM, en explorant la pensée sacrificielle avec le succès qu’on lui connaît, n’est pas une idéologie mais, comme l’a toujours affirmé son auteur, une entreprise scientifique, capable de « démythifier » nos discours, même ceux qui se présentent comme « démystificateurs », parce qu’elle révèle les ressorts de notre mentalité persécutrice. Scientifiquement, il s’agit d’une théorie morphogénétique de la culture. Mais sur son autre versant, théologique, en tant qu' »apologie du christianisme« , la TM ne présente-t-elle pas des similitudes structurelles avec une idéologie ? En plus de nous arrimer à une histoire qui a un sens, elle est « apocalyptique », « eschatologique » etc. N’est-ce pas en raison de cette ambiguïté ou de cette complexité qu’elle reste très marginalisée dans notre culture ? Bref, Hervé, il me semble que votre « billet d’humeur » nous fait aborder de grandes questions : la question du statut de la pensée de René Girard et la question du secours éventuel qu’on pourrait en attendre pour combattre nos « démons », dont celui de l’idéologie quand elle se réduit à n’être que « la logique d’une idée » (H. Arendt).

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    1. Chère Christine, vous ramenez bien la question à l’épistémologie, pas seulement de la TM. Au-delà de la critique, facile je l’admets, des idéologies de tout poil, il faut aussi reconnaître que chacune détient une part de vérité. Alors, pourquoi sommes-nous incapables de le reconnaître et de puiser avec sagesse dans la panoplie des idées, des connaissances et des principes pour nous mettre d’accord sur telle ou telle mesure à prendre ? On me dira que cela ressemble fort à une nouvelle idéologie : appelons cela le pragmatisme de consensus. C’est d’ailleurs plus ou moins le système politique adopté par les pays du nord de l’Europe.

      Mais je voudrais faire remarquer ceci, qui synthétise différentes réflexions dans les commentaires : Anonyme 1 & 2 me soupçonnent de néo-libéralisme, vous pointez les affinités idéologiques de la TM et du christianisme, Jean-Marc dénonce toute anti-idéologie comme étant une idéologie…

      Je me demande s’il ne faut pas revenir aux sources de la TM, en nous demandant si cette tendance à une mutation des idées en idéologies n’est pas imputable à notre nature mimétique ; les idées sont des objets de désir fascinants, et faire triompher les nôtres dans le grand cirque politique revient à détenir l’objet de désir peut-être le plus fascinant qui soit : la vérité, ce qui implique de l’interdire aux autres. Alors, simple hypothèse, renoncer en toute conscience à posséder l’objet de désir, ne serait-ce pas cela, la seule façon de se passer d’idéologies tout en permettant la cohabitation pacifique ?

      Pensée toute girardienne ? Ce ne sont pas tant les idées qui comptent, que le socle anthropologique sur lequel elles reposent ; s’il reste sacrificiel, rien n’y fera, comme le dit Jean-Marc, la rivalité demeurera. C’est le sacrifice qu’il faut vaincre ; le reste suivra.

      Cette proposition implique par ailleurs qu’il est vain de tenter de classer la TM (et le christianisme) dans le grand catalogue des idées. Peut-être n’est-ce pas une coïncidence si Girard a mis si peu d’entrain à clarifier sa théorie d’un point de vue épistémologique.

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      1. Il me semble, cher Hervé, que vous dites le vrai : la TM et le christianisme ne sont pas à mettre dans le  » catalogue des idées », mais cette vérité vous donne tort quand vous proposez, pour en finir avec les conflits idéologiques, c’est-à-dire avec les rivalités mimétiques à propos de la vérité, de renoncer à la vérité elle-même.

        Ce qui fait du christianisme la  » vraie religion » pour Pascal, et de la TM une vérité salutaire pour Girard, c’est à tout le moins non le renoncement à la vérité mais la foi en son existence et à la possibilité de la faire partager.

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      2. A quoi sert, chère Christine, de s’accrocher aux idées, à la recherche de la vérité, lorsque celles-ci sont systématiquement dévoyées par le mimétisme rivalitaire et le mécanisme victimaire ? Voilà mon constat. Et ce n’est pas décréter la fin des idées, c’est seulement vivre dans l’espérance d’une révolution anthropologique qui les tire de cette fâcheuse impasse. J’en reviens toujours à la vision apocalyptique : il faut d’abord ce bouleversement, et il arrive à grand pas, avant de remettre sur le métier le grand marché des idées (qui pourraient alors fleurir sans légitimer les massacres). Je me demande seulement s’il ne faudrait pas troquer temporairement nos vieilles recettes – idées, action, engagement militant – contre un travail de transformation intérieure – de conversion. Le temps de laisser passer l’orage (et d’y survivre). Au cœur de la crise, nous aurons d’autres préoccupations.

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  5. La chanson de Brassens choisie par l’auteur du billet pour illustrer son propos apparaît sur l’avant-dernier disque de l’artiste sorti en 1972, avant sa mort prématurée fin octobre 1981. Elle fait suite dans le genre à « La guerre de 14-18 » en 1962 et « Les deux oncles » en 1964. Il faut aussi mentionner une chanson posthume : « La guerre » qui exprime encore plus clairement que les trois précédentes le pessimisme radical de GB sur la « nature humaine ». Était-il « libéral » pour autant ? Je n’en sais rien, mais j’en serais surpris.

    Cela dit, parmi ces quatre chansons, il y en a une (Les deux oncles) qui me pose problème car elle propose explicitement de renvoyer dos-à-dos deux idéologies : la démocratie des grands-bretons et la dictature impérialiste et raciste des allemands de l’époque.

    L’ami de GB, Pierre Louki, dont le père Georges Varenne, résistant communiste, était mort en déportation, s’était d’ailleurs fâché un temps avec lui à cause de ce texte.

    Si j’avais dû utiliser une chanson, j’aurais choisi « Imagine » de John Lennon, magnifique chanson utopiste (mais sans utopie, quel projet ?) qui exprime, je crois, la croyance en la « bonne nature humaine ». Est-elle marxiste ?

    PS Je pense que la question des idéologies mérite plus et mieux qu’un « billet d’humeur ». Merci donc à Mme Orsini d’avoir esquissé le début d’une vraie réflexion sur le sujet.

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  6. Je crains que l’espoir de la fin des idéologies en soit une… L’humanité peut-elle se passer de polarisations ? Aucun unanimisme n’a jamais réussi autrement qu’en se muant en totalitarisme local. Je pense que l’affrontement sur la question des libertés et de l’égalité demeurera, quels que soient les paradigmes idéologiques en vogue. Même si des progrès ont été notables au XXe siècle, ils sont toujours susceptibles d’être remis en cause, notre époque en est un témoignage manifeste. Et si l’affrontement ne prend pas la forme d’idéologies, la rivalité demeurera. Peut-être en définitive le mieux que nous puissions espérer est une « justice procédurale » pour arbitrer ces oppositions.

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  7. ah bah, voilà ma planète en attente, vite, je renvoie pour la quatorzième fois le commentaire précédent, pardon pour la longueur des citations, je vais finir par vous copier-coller la Recherche en entier :

    « De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/26

    Que ne ferait-on pas pour échapper à la joie de se reconnaitre tel qu’on est, mime du grille-pain ou de la dondon lesbienne qui se prend pour le Rabbi, oublieux que les asiles sont pleins de pauvres gens qui se prennent pour Napoléon, que l’art des chirurgiens mutilent les gens plutôt que de les aider à s’accepter tels qu’ils sont ?

    Que ne ferait-on pas pour accéder à cette liberté offerte qui permet aussi de choisir le malheur, quand Thiel a converti le colistier de Trump au nom de René Girard et que la démocratie, renonçant à éduquer chaque individu, entreprise de patience et d’amour, en use pour retourner à l’esclavage, qu’il semble alors qu’il n’y aurait d’autre alternative pour la liberté que de s’en passer, que de devoir choisir entre le Hamas et Netanyahou ?

    La biographie de Chantre nous invite au voyage américain du grand René, alors si perdu à fuir l’étrange défaite impériale qui n’avait pas su borner son désir d’enflammer le monde à l’invitation de Loyola, et trouva au pays de la liberté qui aujourd’hui ne sait que mimer cet échec européen pour encore une fois reproduire l’illusion d’autonomie, l’occasion de formuler sa condition indispensable, la soumission à notre réalité intérieure de roman de la persécution.

    « Ainsi j’étais déjà arrivé à cette conclusion que nous ne sommes nullement libres devant l’œuvre d’art, que nous ne la faisons pas à notre gré, mais que, préexistant à nous, nous devons, à la fois parce qu’elle est nécessaire et cachée, et comme nous ferions pour une loi de la nature, la découvrir. Mais cette découverte que l’art pouvait nous faire faire n’était-elle pas, au fond, celle de ce qui devrait nous être le plus précieux, et de ce qui nous reste d’habitude à jamais inconnu, notre vraie vie, la réalité telle que nous l’avons sentie et qui diffère tellement de ce que nous croyons, que nous sommes emplis d’un tel bonheur quand le hasard nous en apporte le souvenir véritable. Je m’en assurais par la fausseté même de l’art prétendu réaliste et qui ne serait pas si mensonger si nous n’avions pris dans la vie l’habitude de donner à ce que nous sentons une expression qui en diffère tellement, et que nous prenons, au bout de peu de temps, pour la réalité même. Je sentais que je n’aurais pas à m’embarrasser des diverses théories littéraires qui m’avaient un moment troublé — notamment celles que la critique avait développées au moment de l’affaire Dreyfus et avait reprises pendant la guerre, et qui tendaient à « faire sortir l’artiste de sa tour d’ivoire », à traiter de sujets non frivoles ni sentimentaux, à peindre de grands mouvements ouvriers, et à défaut de foules, à tout le moins non plus d’insignifiants oisifs — « J’avoue que la peinture de ces inutiles m’indiffère assez », disait Bloch — mais de nobles intellectuels ou des héros. D’ailleurs, même avant de discuter leur contenu logique, ces théories me paraissaient dénoter chez ceux qui les soutenaient une preuve d’infériorité, comme un enfant vraiment bien élevé, qui entend des gens chez qui on l’a envoyé déjeuner dire : « Nous avouons tout, nous sommes francs », sent que cela dénote une qualité morale inférieure à la bonne action pure et simple, qui ne dit rien. L’art véritable n’a que faire de tant de proclamations et s’accomplit dans le silence. D’ailleurs, ceux qui théorisaient ainsi employaient des expressions toutes faites qui ressemblaient singulièrement à celles d’imbéciles qu’ils flétrissaient. Et peut-être est-ce plutôt à la qualité du langage qu’au genre d’esthétique qu’on peut juger du degré auquel a été porté le travail intellectuel et moral. Mais, inversement, cette qualité du langage (et même, pour étudier les lois du caractère, on le peut aussi bien en prenant un sujet sérieux ou frivole, comme un prosecteur peut aussi bien étudier celles de l’anatomie sur le corps d’un imbécile que sur celui d’un homme de talent : les grandes lois morales, aussi bien que celles de la circulation du sang ou de l’élimination rénale, diffèrent peu selon la valeur intellectuelle des individus) dont croient pouvoir se passer les théoriciens, ceux qui admirent les théoriciens croient facilement qu’elle ne prouve pas une grande valeur intellectuelle, valeur qu’ils ont besoin, pour la discerner, de voir exprimer directement et qu’ils n’induisent pas de la beauté d’une image. D’où la grossière tentation pour l’écrivain d’écrire des œuvres intellectuelles. Grande indélicatesse. Une œuvre où il y a des théories est comme un objet sur lequel on laisse la marque du prix. Encore cette dernière ne fait-elle qu’exprimer une valeur qu’au contraire en littérature le raisonnement logique diminue. On raisonne, c’est-à-dire on vagabonde, chaque fois qu’on n’a pas la force de s’astreindre à faire passer une impression par tous les états successifs qui aboutiront à sa fixation, à l’expression de sa réalité. La réalité à exprimer résidait, je le comprenais maintenant, non dans l’apparence du sujet, mais dans le degré de pénétration de cette impression à une profondeur où cette apparence importait peu, comme le symbolisaient ce bruit de cuiller sur une assiette, cette raideur empesée de la serviette, qui m’avaient été plus précieux pour mon renouvellement spirituel que tant de conversations humanitaires, patriotiques, internationalistes. Plus de style, avais-je entendu dire alors, plus de littérature, de la vie. On peut penser combien même les simples théories de M. de Norpois « contre les joueurs de flûtes » avaient refleuri depuis la guerre. Car tous ceux qui, n’ayant pas le sens artistique, c’est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l’art, pour peu qu’ils soient par surcroît diplomates ou financiers, mêlés aux « réalités » du temps présent, croient volontiers que la littérature est un jeu de l’esprit destiné à être éliminé de plus en plus dans l’avenir. »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/27

    Ils oublisent, proclame le néologisme sollersien, reprenant l’idée girardienne que le dernier bouc est le texte, et l’image reproduite à l’infini occulte à nouveau que l’impression chétive de la trace que le réel laisse en nous est la pierre à nouveau rejetée de la connaissance essentielle, scientifique, qui permettrait d’exercer la liberté qui jamais ne s’impose mais toujours propose, évitant, puisque désormais sa loi est formulée, de vouloir faire l’avion sans tenir compte des lois de la gravitation.

    Le verbe s’est fait chair, invitation suprême à exercer notre liberté en pleine connaissance de cette réalité intérieure à laquelle nous sommes soumis et dont pourrons nous émanciper en acceptant sa loi qui nous régit, le saint principe qui propose de ne plus céder à la volonté de domination de notre désir mais, à notre place qui est seconde, qui propose en notre chair d’en être l’incarnation.

    « Le Fils de Dieu fait homme qui a assumé en lui-même toute peine et toute faute du monde est maintenant ce dépassement recherché dans les sacrifices cultuels. Être lié à sa mort dans le baptême signifie, pour le chrétien, être à l’abri dans l’amour de Dieu qui pardonne. Mais cela ne veut pas dire que sa propre vie serait désormais sans importance et que les préceptes moraux n’existeraient plus pour lui. Cela signifie plutôt que les préceptes moraux peuvent et doivent être vécus d’une manière nouvelle, au sein de cette unité avec le Christ, dans la liberté intérieure de l’amour. »

    https://shs.cairn.info/revue-communio-2018-5-page-123?lang=fr

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