Considérations sur « Le Monde n’existe pas » de Fabrice Humbert

*****

En 2020 paraissait un ouvrage qui constitue un coup de maître tant sur le plan intellectuel que romanesque. 

« Le Monde n’existe pas » de F. Humbert offre tant de lectures possibles qu’il en donne le vertige au lecteur, séduit dans ce thriller haletant par la toile de fond hyperréaliste, à peine dystopique. Est-ce un roman à thèse qui illustre de façon aussi maîtrisée que singulière le mécanisme du bouc émissaire dévoilé par René Girard ou/et un questionnement sur notre appréhension de la réalité à travers ses multiples travestissements virtuels ?

Ma première approche a été d’emblée girardienne tant la narration met en exergue le mécanisme du bouc émissaire de façon redondante (à travers les deux personnages principaux Ethan et le narrateur Adam) et sans doute délibérée puisqu’elle est explicite dans la référence à l’Œdipe (chapitre 6) d’Eschyle et Sophocle. L’insistance du propos se fait sur cette mécanique qui amène à passer, pour purger les passions violentes et souillures du « tous contre tous » au « tous contre un ».

Le narrateur Adam a connu une adolescence difficile (au point de renier son identité initiale à l’âge adulte) tant il ne satisfaisait pas aux critères virilistes de son lycée. Homosexuel d’aspect frêle, « seul intellectuel » de surcroît dans un groupe d’adolescents fascinés par le culte de la force physique, il a été sauvé de « la haine de la meute » lors de son arrivée au lycée de Drysden par Ethan, le « demi-dieu » qui dominait le groupe d’adolescents par sa beauté et ses talents sportifs. « Ils m’avaient laissé tranquille aussi longtemps qu’Ethan était resté à Drysden ».  Après le départ de « son héros, ce maître qui suscitait cette attirance primitive des foules envers leur chef », la vie d’Adam ne sera plus qu’humiliations, brimades. Figure hélas banale du harcèlement qui sévit dans les établissements scolaires.

Cette amitié (homoérotique et teintée d’allégeance pour Adam) se scellera lors d’une scène d’accolade dans une grotte entre Ethan « ce modèle que chacun admirait » et le pauvre Adam qui partage « la coupable fascination pour ce capitaine » d’autant plus qu’il est son sauveur. Le rôle assigné à Ethan est significatif : « Il apaisait les rivalités » au sein du lycée mais aussi d’une ville détestée, honnie par Adam, « Drysden, concentration de tout ce que je déteste en Amérique… conformisme, amour excessif de la force et de la virilité, appétit sordide du gain… ambiance où il s’agit de fasciner les uns, terrifier les autres ».

Vingt ans plus tard, Adam devenu journaliste, se retrouve immergé dans ce contexte de grande violence sociale, il évoque « une épidémie de défiance et de haine qui affligeait l’Amérique », sentant monter la catastrophe après plusieurs massacres dans les universités, sans pouvoir distinguer le vrai du faux. Et c’est dans « cette furie » du tous contre tous, qu’Adam réalise qu’Ethan, son ancien condisciple, va servir de bouc émissaire, tout le désignant à cette place, « l’ancien demi-dieu » est accusé d’avoir violé puis tué une jeune fille. La mécanique du « tous contre un » déferle : « on allait le traquer, le trouver, et le tuer ». « La foule avait besoin d’un sacrifice » pour laver l’innocence souillée de la victime promue fiancée de l’Amérique.

Or Adam va enquêter, persuadé de l’innocence de celui qui fut son sauveur, saisissant dans l’hystérie ambiante où on invente même un passé de violeur à Ethan « l’impitoyable force de ce fatum qui n’a pas été prononcé par les dieux mais par la parole énorme, diffuse, martelée de l’opinion », « Un écho à notre modernité où la dictature de l’opinion publique justifie tous les lynchages. »

La singularité du scénario romanesque consiste dans le choix d’un artéfact, élaboré dans une mise en scène de trucages, sans lien avec le lieu, mais recontextualisé pour faire flamber les passions les plus mortifères de Drysden. On n’en dira pas plus afin de ne pas dévoiler le ressort de l’enquête.

Incarnation du désir, Ethan est un être de fuite, « un fantôme » qui échappe à tous, y compris à son épouse et à Adam qui déplore « le silence, la disparition d’Ethan » ; si bien qu’au terme de son enquête, Adam s’interroge sur le rôle dévolu et peut-être accepté d’Ethan. « Lui a-t-on promis une fortune, une disparition au bout du monde ? » dans cette mise en scène ?

Quand Adam livre au journal dans lequel il travaille le scénario reconstitué dans lequel l’innocence d’Ethan est établie, il conclut : « Ils me tueront ». Il sait qu’en révélant le subterfuge qui amène à condamner un innocent, il a pris la place du bouc émissaire occupée par son ami qui l’avait sauvé de la meute vingt ans auparavant et qu’il sauve en déplaçant la chasse à l’homme sur lui.  Dans cet échange, le mécanisme se poursuit avec une nouvelle victime émissaire.  Comme le lecteur ignore tout de ce qu’a accepté Ethan, à l’instar du narrateur Adam dont il épouse le point de vue narratif, la question se pose d’une « mauvaise réciprocité » entre Ethan et Adam. En effet, ce lien reposait initialement sur le refus de la persécution dont Adam avait été victime au lycée. Ethan avait anticipé qu’Adam le secourrait, la femme d’Ethan attendait la visite d’Adam, annoncée par son mari. Rien n’est laissé au hasard dans ce scénario…

La fin s’avère donc tragique puisque le narrateur, même s’il cherche à échapper à ses bourreaux, sait qu’il est désormais l’homme à abattre, sans qu’on puisse discerner la part de dette dans la réciprocité de sa démarche puisque la personnalité fantomatique d’Ethan ne permet pas de saisir son rôle dans cette « disparition » programmée sans doute.

Roman complexe où le narrateur assène à trois reprises au lecteur que « la réalité est une fiction » (chapitre 13) , enfin que « le monde n’existe pas » sur un rythme ternaire également ( chapitre 21) . Le choix du titre éponyme rappelle la difficulté voire l’impossibilité désormais de distinguer le virtuel du réel, de discriminer le vrai du faux, et cela au sein même de l’élaboration, apparemment consciente puisque mise en scène, de la mécanique du bouc émissaire.

Assurément le mécanisme du bouc émissaire, qui constitue l’épicentre du roman, est envisagé dans une actualité inédite, avec une perspective de mise en scène délibérée offrant une illustration singulière, renouvelée des thèses girardiennes.

Lorsque le lecteur referme l’ouvrage, toutes les interrogations demeurent sur les intentions de l’auteur, et sur sa très probable inspiration girardienne…

4 réflexions sur « Considérations sur « Le Monde n’existe pas » de Fabrice Humbert »

  1. J’ai trouvé chez Gibert, d’occasion, le roman « Le monde n’existe pas » et je l’ai lu en me référant à ce « billet » qui en veut faire une lecture girardienne : il est exact que le roman tourne autour de la notion de « sacrifice » et que la rivalité mimétique affleure sous la relation faite de fascination érotique entre un disciple (le narrateur) et son modèle, présenté comme l’idole des foules, le maître charismatique incontesté des lycéens : trop beau, trop doué, il lui suffit d’apparaître ; et comme le roman le fait très vite disparaître, il incarne le divin, ce mixte mystérieux de présence et d’absence, de visibilité et d’invisibilité. Et puis, en termes girardiens, on assiste au cours du récit, au glissement inévitable de la médiation externe vers la médiation interne et le rapport de doubles, un bouc émissaire se substituant à un autre.

    Cependant, il m’a semblé que l’auteur n’est un lecteur de Girard que pour servir son propos, le plus actuel qui soit puisqu’il s’agit moins de violence (c’est la toile de fond) que de manipulation(s) réussies. Ce monde qui n’existe pas existe seulement mais fortement d’être raconté, inventé comme le sont les rêves, à partir d’éléments du réel ; seul, l’agencement de ces éléments est « imaginé », fabriqué plutôt, par des grands manipulateurs et tenu donc pour réel par la foule des « manipulés », fausses preuves à l’appui. Le propos est assez nietzschéen (« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations« ) Et ce n’est pas Girard mais Nietzsche qui plaide la cause du sacrifice et du sacré.

    Finalement, plutôt qu’à la Violence et le Sacré, ce roman m’a fait penser à ce très intéressant film de Peter Weir, The Truman Show (1998). Le film se déroule dans le calme, il n’y a pas la moindre tension, la moindre violence dans le monde et la vie de Truman (Jim Carrey) : le petit monde idyllique de Truman est un plateau de cinéma : il est le héros d’un spectacle de téléréalité, suivi par des caméras depuis sa naissance et il n’a aucun moyen de le savoir, il est seul et les autres sont tous. Au lieu que dans le roman, les manipulés sont « tous » et le narrateur est « seul » à déjouer les calculs, à se rendre compte de la manipulation, seul contre tous, le parfait « bouc émissaire ».

    Ce qui m’empêche de considérer ce roman comme « girardien », ce qui m’amènerait plutôt à voir son auteur comme un « romantique », c’est l’accent mis sur la lucidité du héros. Cette lucidité répond exactement à celle des manipulateurs au pouvoir : aussi bien les manipulateurs que le héros, ils savent ce qu’ils font, ils ont lu Girard, ils savent que les communautés en crise ont besoin d’un bouc émissaire et ils sont capables d’en fabriquer, ou alors, comme le héros sentimental du roman, de comprendre que c’est le rôle qu’il doit endosser pour donner du sens et du panache à sa quête de vérité. Il me semble qu’on aurait une vision plus juste de l’anthropologie girardienne si l’on interprétait les crises et les violences en général comme ces moments terribles où les hommes, quel que soit leur statut social, ne savent pas ce qu’ils font.

    Aimé par 1 personne

      1. Pas question de « planque » , c’est juste un coup de WordPress. Merci pour les compliments, tout anonymes qu’ils soient.

        Christine Orsini

        J’aime

  2. J’ai acquis et lu ce livre sur une liseuse.

    Cet article m’avait « donné envie » de le lire.

    Sans être critique littéraire, j’ai noté une référence à Hemingway. Si elle est discrète, on voit son influence dans tout le livre : style « dit journalistique » : phrases courtes, importance du « je ». Ce qui est tût est plus important que ce qui est écrit. Et dans ce qui est tût, mais suggérée, il y a la violence. Thèmes :  l’idéologie de la force, de la virilité et, bien entendu, manipulation.

    « Tout doit être récit désormais : le monde est devenu un récit….l’Histoire est un récit… Ceux qui cherchent la formule magique de la narration, par bonheur en vain, cherchent en réalité la formule de la persuasion : comment fasciner un auditoire par le récit ? »

    Cette référence à Hemingway, permet de comprendre qu’il est vain de poser la question de René GIRARD : Mensonge romantique ou vérité romanesque ?

    Claire Boisard  a raison de conclure son article par cette phrase « Lorsque le lecteur referme l’ouvrage, toutes les interrogations demeurent sur les intentions de l’auteur, et sur sa très probable inspiration girardienne… »

    Et elle a raison d’avoir insisté sur cette inspiration girardienne : « Assurément le mécanisme du bouc émissaire, qui constitue l’épicentre du roman, est envisagé dans une actualité inédite, avec une perspective de mise en scène délibérée offrant une illustration singulière, renouvelée des thèses girardiennes. »

    Et, toute observation  d’un mécanisme dit « de bouc émissaire », comme l’épisode d’un harcèlement scolaire, dans ce livre « la quête de la domination …son basculement presque fatal vers la violence…La déréliction, la corruption de la violence », aboutit à remettre en cause l’hypothèse centrale de René GIRARD, non pas le meurtre fondateur, mais son récit. Il est beaucoup plus simple (on ne se heurte pas aux difficultés exposées dans la page recherche) et logique d’envisager le (ou les) comme le résultat de luttes entre deux (ou plus) dominants pour  le contrôle d’un territoire (d’une tribu…). 

    Synthèse des Résultats de mes Recherches : Politique d’action, autistes, Sacrifice, Harcèlement – l’Association d’aides des victimes de souffrance au travail organisationnelle (2avsto.fr)

    Synthèse des Résultats théoriques de mes Recherches : Sacrifice, Sacré, Harcèlement, et manif pour tous – l’Association d’aides des victimes de souffrance au travail organisationnelle (2avsto.fr)

    Ce changement d’hypothèse conduit à retravailler les définitions de la théorie mimétique : A partir de ce meurtre fondateur, et l’institution du sacrifice humain, deux attitudes sont possibles, d’un côté, la mythologie pour cacher l’origine de cette institution et de ses rites, avec comme but d’empêcher la contagion de la violence dans la « meute » et, de l’autre côté dans sa singularité surprenante, l’institution du bouc émissaire, qui n’est pas un sacrifice, mais une exclusion d’un substitut portant et évacuant nos péchés (autrement dit nos violences).  

    La notion actuelle de bouc émissaire rejoint bien celle d’origine. Il n’y a plus d’ambiguïté, mais persiste, conformément à la théorie mimétique une ambivalence. Donner en pâture à la foule, un des coupables : ex Weinstein ou un innocent, comme dans ce livre. Dans ce cas, et c’est bien noté, dans le livre, cet innocent peut se sentir (parfois) un coupable.

    Je m’arrête là : Par ce commentaire, je vous invite à lire ce court roman et à en discuter.

    Aimé par 1 personne

Répondre à Anonyme Annuler la réponse.