JO, la rivalité sublimée ? 

Comme des dizaines de millions de gens en France et dans le monde, et bien que peu porté au chauvinisme et à la vénération idolâtre des champions sportifs, je n’ai pu échapper à la magie des jeux olympiques. Tout à été dit sur la réussite presque inattendue de cet événement, la qualité de l’organisation et l’inventivité des cérémonies d’ouverture et de clôture (je m’étendrai pas ici sur la polémique, justifiée ou non, sur la Cène/ banquet des dieux, qui n’est pas mon sujet ici).

La question qui m’intéresse est celle de la pertinence et des limites de la lecture girardienne pour analyser le rôle social du sport. Faut-il le voir, à l’instar d’autres types de compétitions régulées, comme l’un des multiples moyens inventés par les hommes pour « tromper » provisoirement la violence, ou un moyen de la transcender en créant des nouveaux espaces de sociabilité et des modes  spécifiques d’être en relation avec autrui ? 

Voyons les arguments en faveur des deux thèses. Il est évident, tout d’abord, que le sport peut être vu comme un terrain d’affrontement non sanglant parmi d’autres, une occasion donnée aux individus pour s’affronter dans un cadre légitime et sécurisé. La violence sacrificielle n’en est pas absente : comme dans la compétition marchande, il n’y a pas de vainqueurs heureux sans perdants malheureux et les larmes ont souvent coulé sur les joues de ceux qui rêvaient de médaille. Quant à la compétition entre nations, comment la nier ? Nous avions tous, chaque soir, les yeux rivés sur le tableau des médailles. Au même titre que l’économie de marché, le sport « contient » la violence aux deux sens du verbe. Avec quelle efficacité ? Celle-ci est de toute évidence bien difficile à mesurer, les effets d’un tel événement sont diffus et se manifestent dans la durée. Il n’y a pas eu de trêve olympique, pas plus à Gaza qu’en Ukraine, mais cela ne veut pas dire qu’il ne s’est rien passé. En rendant visible la diversité et l’unité du monde et en donnant lieu à des multiples rencontres interpersonnelles, une telle rencontre contribue certainement à la prise de conscience des interdépendances planétaires.   

Mais il y a plus. Pour quiconque a vu la liesse fraternelle des athlètes lors de la cérémonie de clôture, il est évident qu’était à l’œuvre une sorte d’alchimie capable de faire naître des sentiments nouveaux et essentiellement positifs à partir de la compétition. Essayons d’en identifier les mécanismes. Tout d’abord l’émulation, le fait d’imiter l’autre non pour s’emparer de ce qu’il possède, mais pour tenter de faire aussi bien que lui. Girard nous a habitués à penser que les modèles deviennent souvent des rivaux, mais le sport nous montre parfois l’inverse : l’admiration sincère pour la performance d’un concurrent, la beauté de son geste, etc. Comme d’ailleurs dans d’autres formes de compétition, notamment dans le domaine intellectuel et artistique, les rivaux peuvent devenir des modèles que l’on admire sincèrement et qui stimulent l’envie de se dépasser. Quand Armand Duplantis a battu son propre record du monde de saut à la perche, il a été encouragé par l’ensemble du stade, y compris par ses rivaux. Le perchiste français Renaud Lavillenie qu’il a pourtant effacé il y a quelques années du tableau de records, est resté son ami. Tout ne se passe pas toujours aussi bien, mais les images n’ont pas manqué d’embrassades à l’issue d’une course, ou même d’un combat (malgré le fait que les sports de combat miment plus directement la violence que les courses ou les concours). Ce que l’on a vu, presque chaque jour, c’est à la fois l’hubris de la victoire et les efforts touchants pour se montrer beau joueur en sublimant une défaite. Nous le savons tous, le simple fait de partager une passion crée une forme de lien, et la passion du sport ne se résume pas à la volonté de vaincre tel ou tel adversaire. Il y entre aussi un sens du dépassement de soi et de recherche de la beauté, l’exaltation des capacités du corps et de l’esprit humain, source d’une joie qui rejaillit aussi sur les spectateurs. Même ceux qui ne s’intéressent pas au sport ne peuvent pas rester indifférents à l’extraordinaire beauté de certains gestes.

Que les compétitions sportives renforcent (au moins provisoirement) les sentiments d’unité nationale, c’est une évidence (en témoignent les drapeaux aux fenêtres). Mais, au moins dans le cas de ces jeux olympiques (ce n’est certes pas le cas dans toutes les manifestations sportives), l’expression d’une fierté nationale n’a pas semblé incompatible avec une fraternisation plus universelle. Lors du défilé des athlètes au début de la cérémonie de clôture, l’image qui ressortait était celle d’une joyeuse symphonie dans laquelle chaque drapeau apportait sa note.

Pour la première fois dans l’histoire des jeux, un marathon ouvert à tous a permis d’associer un plus large public, marquant la volonté des organisateurs de transcender l’esprit de compétition dans une grande fête du sport résolument inclusive. Dans le même ordre d’idée, n’oublions pas les jeux paralympiques. Ils ne susciteront sans doute pas la même ferveur mais leur signification n’en est pas moins très forte. On peut voir un paradoxe dans le fait d’associer les notions apparemment antinomiques de compétition et de handicap physique, mais ce télescopage est riche de sens. L’esprit de compétition se trouve ainsi comme subordonné à un idéal d’inclusion et de fraternité universelle. Dans le même ordre d’idée, le marathon ouvert à tous était une initiative bienvenue.

Pour rééquilibrer in fine ce tableau peut-être trop idyllique, rappelons que les pays dépensent toujours plus pour faire bonne figure dans les compétitions et que les athlètes consentent à des sacrifices personnels parfois démesurés dans l’espoir d’une médaille. L’esprit de rivalité et son arrière-plan de violence latente n’est jamais loin. Bref, rien n’est simple.

5 réflexions sur « JO, la rivalité sublimée ?  »

  1. Merci Bernard. 

    Il est très judicieux de rappeler qu’entre l’imitation et la rivalité, il existe l’émulation qui ne pousse pas seulement à égaler quelqu’un comme tu as choisi de le mentionner (et on comprend pourquoi ce choix) mais aussi à le surpasser d’après la définition même de ce sentiment mais surtout, et c’est là l’essentiel, sans la connotation négative d’abaisser l’autre, en quelque sorte gagner en dépassant sa propre limite sans que vaincre l’autre soit le mobile essentiel. 

    Il est aussi intéressant de noter qu’il n’y a pas qu’une mais plusieurs médailles distribuées lors de chaque compétition, voire une notion de finaliste, etc. 

    Ta remarque sur les amitiés sincères me fait aussi penser à l’idée d’admiration mutuelle que j’ai tenté de promouvoir dans le blogue. C’est ce qui existe entre Duplantis et Lavillenie (ce dernier étant l’idole de jeunesse de son cadet), mais aussi par exemple entre Teddy Riner et Tatsuru Saito qui ont médiatisé leurs échanges d’amabilités après la finale de l’épreuve de judo par équipe mixte lors de laquelle Riner a battu deux fois le Japonais pour donner en définitive une improbable victoire à la France.

    Comme tu conclus, rien n’est simple. Entre la médiation externe et la médiation interne, il existe probablement un continuum de sentiments dont certains méritent d’être reconnus comme plus bénéfiques que toxiques. Nous pourrions dire que l’émulation est mère du progrès.

    Le sport, s’il est une institution à l’évidence dérivée des rituels sacrificiels dont elle conserve beaucoup de traits, notamment dans la version contemporaine de l’olympisme, nous permet de mieux comprendre la complexité des solutions à adopter pour endiguer la violence.

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  2. Le déchaînement festif qu’ont provoqué les Jeux Olympiques à Paris manifeste un besoin intense « d’être ensemble ». Les politiques en restent bouche bée. Eux qui ne prônent que les divisions, les revendications mordantes, les exclusions, le séparatisme idéologique, que ne voient-ils qu’ils font tout le contraire de ce qu’attendent ceux qu’ils appellent « le peuple » et dont ils se prétendent les représentants ? Le désir profond des citoyens, des humains tout simplement, c’est de s’entendre, de se retrouver pour célébrer ensemble. Les Français ont été aussi chaleureux dans leurs applaudissements pour les exploits des athlètes étrangers que pour leurs compatriotes. Et quand on voit le panel de couleurs des sportifs, toutes nationalités confondues, on est émerveillé par la présence chamarrée de tous ces jeunes gens qui s’embrassent et se congratulent.

       La surprise, c’est que cette rivalité des corps semble bien plus pacifique que la rivalité des idées. Les « idiologies », comme les appelait Michel Serres, poussent à la violence. Le mal est dans notre tête et nulle part ailleurs.

    Joël HILLION

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  3. Pour compléter ces interessantes réflexions je vous suggère d’écouter la conférence d’été de Jean Luc Marion ( que vous pouvez retrouver sur YouTube ou RCF ) portant sur la moralité ( ou non )du sport , d’autant qu’il y fait ( oh surprise, quand si longtemps une rivalité que je n’hésiterai pas à qualifier de mimétique a semblé prévaloir entre ces deux « frères » rivaux, tous deux intellectuels internationalement reconnus , catholiques pratiquants , académiciens et pratiquant de plus la même méthode fondamentale à savoir la recherche du « même» l’un en littérature, l’autre en philosophie et théologie . La rivalité s’est finalement éteinte avec la mort d’un des rivaux …) il y fait donc

    référence à la théorie du désir mimétique de qui vous savez .

    ( L’absence de rapprochement entre ces deux grands penseurs contemporains ( comment peut-on faire sans l’un ou l’autre ?)a valu à notre Benoit national , auteur de la biographie monumentale du roi René, un rapprochement bien senti avec les mariniers …)

    Jacques Legouy

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  4. « Rien n’est simple« , en effet, puisqu’une société et même une foule ne peut être « réduite » à ses éléments, les individus qui la composent. C’est un « système complexe » : lire et relire à cet égard l’explication instruite et limpide qu’en donne Hervé van Baren dans son billet L’ordre et le chaos. De même que « la psychologie d’une foule en train de lyncher un innocent s’évanouit lorsqu’on interviewe les participants individuels », de même la psychologie d’une foule en train de célébrer un exploit sportif ne pourrait-elle pas s’évanouir si l’on interviewait les participants individuels ?

    Merci Bernard de souligner ici l’aspect lumineux de la mimesis. Dans une confrontation fraternelle, en 2019, entre des chercheurs du MAUSS et ceux de l’ARM, les premiers avaient critiqué le fait que Girard et les girardiens ne verraient que la mauvaise réciprocité, celle qui pousse les hommes à s’entretuer et jamais la bonne, celle qui les porte vers des formes de générosité et réciprocité mêlées qui sont à elles-mêmes leur propre fin.

    On peut délibérer sans fin sur la part de « violence sacrificielle » et la part de « don de soi » que comporte la geste olympique, il n’empêche que pour les spectateurs et téléspectateurs du « monde entier », ces J.O. de Paris 2024 ont été un moment de grâce. Et, en effet, m’a-t-il semblé, il s’agissait pour ces magnifiques sportifs moins de « ravir la médaille » que de se mettre à l’épreuve du feu, de faire le mieux possible, de « se surpasser ». Il n’est pas question de mettre un bémol : c’était un moment de vraie fraternité, mêlée de ferveur admirative et dynamisée par l’émulation.

    Mais ne serait-il pas quelque peu injuste de cantonner le mimétisme girardien à « la face sombre de notre histoire« ? Et de reprocher à la TM une théorie du sacrifice qui l’empêcherait de comprendre les moments lumineux de celle-ci ? L’indifférenciation a bien deux visages chez Girard : la violence, qui fait fond sur des différences illusoires et fabrique les « doubles » fratricides et l’amour fraternel qui ne marque « aucune différence entre les êtres« . La foule qui applaudissait les athlètes n’avait pas perdu de vue les différences, ne serait-ce que de nationalité et de drapeau, entre les équipes et les individus, mais l’esprit sportif, ou l’amour du sport ? la faisait s’enthousiasmer à la fois pour la compétition et pour les vainqueurs, dans la tranquille assurance que « le meilleur gagne« , quelle que soit son « identité ». Un paradoxe de plus, rien n’est simple : l’amour (du sport) ne fait pas de différence mais sans médailles à la clef, les stades seraient moins remplis et moins vivants !

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  5. Pourquoi trop idyllique serait la toute simplicité de la conversion, quand la bête humaine maitrise ses montures par l’imitation de l’Esprit saint, si ce n’est qu’à retomber sans cesse aux affres du ressentiment vengeur qui refuse la révélation, la délicate politesse du cœur qui jamais ne s’impose mais toujours propose le modèle intact de la pierre délaissée, le renoncement aux représailles des obsessions jalouses et ouvre le chemin à tout jamais découvert qu’il nous appartient librement pas à pas d’emprunter, le chemin de vérité de la souveraineté, qui est la paix, seule et unique identité ?

    La pierre alors se détache des doigts vengeurs, tombe à terre et reste là, inusitée, laissant aux êtres souverains la capacité de se réconcilier par commun accord, reconnaissance mutuelle du seul fondement solide sous les pieds, exemple à notre imitation de l’Exclu qui a su éclairer des lumières de son pardon la duplicité de notre condition, offrant aux humains d’assumer librement, pardonnés comme ils pardonnent, le choix salvifique de son incarnation émancipée des oppressions de toutes les obsessions.

    Poisson Léon ou elfe Duplantis mérite notre admiration comme nous méritons leur reconnaissance, l’imitation n’est pas le mal mais l’usage qui en est fait, quand l’orgueil nous trompe et voudrait servir de modèle, alors que Girard a témoigné, et si hautement, qu’il acceptait Celui qui nous fit confiance au point de nous laisser liberté de l’entendre pour incarner Sa vérité, accomplissement d’une humanité qui aurait renoncé à son hostilité envers la création pour en recevoir la si précieuse offrande, quand la mémoire des hommes aimants a définitivement vaincu la mort, accessible désormais à la joie complète qu’alors l’existence inspire quand enfin, dans le Temps retrouvé qui comprend que les dieux rêvent de notre humanité, la finitude personnelle n’est rien au regard de ce que à quoi la vie nous associe :

    « Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes — entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps. »

    https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/265

    Debout les doux, nous sommes la libre France !

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