
par Hervé van Baren
Il y a quelque temps, mon interprétation du livre de Jonas1 m’avait renvoyé à un autre texte de l’Ancien Testament : la destruction de Sodome, en Genèse, chapitres 18 et 19. Dans les deux histoires, une ville est scrutée par Dieu pour en évaluer la faute. Dans les deux histoires, un homme se retrouve mêlé bien malgré lui à ce procès céleste. Abraham, nous disent les textes, intercède pour Sodome, ce qui n’empêche pas la destruction de la ville. Jonas, lui, est invité à aller convertir la ville mais préfère fuir loin du Seigneur et de ses étranges exigences.
L’interprétation girardienne permet d’identifier Jonas comme le bouc émissaire de la ville, à qui il est demandé de pardonner. Après un long et pénible combat spirituel, Jonas finit par accéder à la demande de Dieu, et son pardon lui permet d’être le prophète entendu ; la victime pardonnante, figure centrale de la théologie de James Alison, est la seule qui puisse convaincre les humains de renoncer à leurs obsessions rétributives et sacrificielles. Ninive est sauvée.
Sodome est détruite. Le parallèle narratif entre les deux récits m’a amené à conclure qu’Abraham, de son côté, n’a pas pardonné. Je pars toujours du principe que Dieu ne détruit pas les villes. Le mythe cache donc une violence tout humaine. L’indice qui désigne Abraham comme le véritable destructeur de Sodome est discret :
… le SEIGNEUR fit pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe du soufre et du feu. Cela venait du ciel et du SEIGNEUR. 25Il bouleversa ces villes, tout le District, tous les habitants des villes et la végétation du sol. […]27Abraham se rendit de bon matin au lieu où il s’était tenu devant le SEIGNEUR, 28il porta son regard sur Sodome, Gomorrhe et tout le territoire du District ; il regarda et vit qu’une fumée montait de la terre comme la fumée d’une fournaise. (Genèse 19, 24-28)
Sa motivation s’éclaire par un autre passage de Genèse. Abraham n’apprécie vraiment pas qu’on persécute son neveu chéri, Loth :
12[La coalition des rois] prit Loth, le neveu d’Abram, avec ses biens, et on partit. Loth habitait à Sodome, 13et un fuyard s’en vint porter la nouvelle à Abram l’Hébreu, qui demeurait aux chênes de Mamré l’Amorite, frère d’Eshkol et de Aner ; ils étaient les alliés d’Abram. 14Dès que celui-ci apprit la capture de son frère, il mit sur pied trois cent dix-huit de ses vassaux, liés de naissance à sa maison. Il mena la poursuite jusqu’à Dan. 15Il répartit ses hommes pour assaillir de nuit les ennemis. Il les battit et les poursuivit jusqu’à Hova qui est au nord de Damas. 16Il ramena tous les biens, il ramena aussi son frère Loth et ses biens, ainsi que les femmes et les parents. (Genèse 14, 12-16)
Nous avons réuni les indices permettant d’incriminer Abraham : le motif, les moyens (Abraham est puissant et dispose d’une armée) et sa présence sur les lieux du crime. L’intercession d’Abraham pour Sodome n’est pas un plaidoyer en faveur de la ville ; c’est la description mythologique du combat intérieur d’un homme qui s’apprête à commettre un massacre.
Cette interprétation se heurte aux détails qui prouvent la faute collective de Sodome. Il y a dans le texte un indice du caractère sacrificiel de la violence sodomite. Lorsque les représentants de Dieu viennent passer la nuit chez Loth, le neveu d’Abraham,
… la maison fut cernée par les gens de la ville, les gens de Sodome, du plus jeune au plus vieux, le peuple entier sans exception. 5Ils appelèrent Loth et lui dirent : « Où sont les hommes qui sont venus chez toi cette nuit ? Fais-les sortir vers nous pour que nous les connaissions. » (19, 4-5)
On n’aura pas de mal à reconnaître l’unanimité nécessaire à toute bonne résolution sacrificielle. Pourtant, Girard n’a jamais parlé, à ma connaissance, de l’expulsion d’une victime émissaire par le viol collectif. De plus, la proposition de Loth d’échanger les émissaires de Dieu contre ses filles (19, 7-8) n’a pas beaucoup de sens dans ce contexte.
Il y a peu, je me suis attardé sur un autre parallèle narratif, entre les chapitres 18 et 19 de Genèse. Cela commence par la visite impromptue de Dieu, sous la forme respectivement de trois hommes et de deux anges2. Abraham et Loth se prosternent (18, 2 et 19, 1), invitent tous deux les visiteurs à passer la nuit chez eux, à leur laver les pieds et à les nourrir (18, 4-5 et 19, 2-3). Ces entrées en matière n’ont d’autre but que de nous inciter à lire les deux histoires en parallèle.
La ressemblance narrative s’arrête là. Le chapitre 18 est l’histoire d’une rencontre réussie entre le divin et l’humain. Dieu accepte l’invitation d’Abraham et dans la suite, il n’est question que de bénédictions : la prophétie que Sara, vieille et stérile, enfantera un fils lorsque le Seigneur reviendra « au temps du renouveau » (18, 10) ; la prophétie lointaine qu’Abraham engendrera une lignée bénie :
18Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, 19car j’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie du SEIGNEUR en pratiquant la justice et le droit ; ainsi le SEIGNEUR réalisera pour Abraham ce qu’il a prédit de lui. »
Au chapitre 19, les choses ne commencent pas aussi bien. L’invitation de Loth fait l’objet d’un refus sec :
« Non ! Nous passerons la nuit sur la place. » (19, 2)
C’est presque contraints et forcés que les deux hommes finissent par se rendre chez Loth. S’en suit l’épisode de violence collective qui mêle viol, proxénétisme et lynchage (19, 4-9).
Voilà où le texte veut en venir. Le chapitre 18 décrit la cité de Dieu et le chapitre 19, la cité des hommes, et c’est la même dualité que dans le second commandement :
… moi, je suis le SEIGNEUR ton Dieu, un Dieu exigeant, poursuivant la faute des pères chez les fils sur trois et quatre générations – s’ils me haïssent – 10mais prouvant sa fidélité à des milliers de générations – si elles m’aiment et gardent mes commandements. (Deutéronome 5 ; 9-10)
Ainsi que dans cet autre passage de Deutéronome, que nous avons interprété comme un choix laissé à la discrétion de Dieu, alors qu’il ne parle que de notre liberté :
26Vois : je mets aujourd’hui devant vous bénédiction et malédiction : 27la bénédiction si vous écoutez les commandements du SEIGNEUR votre Dieu, que je vous donne aujourd’hui, 28la malédiction si vous n’écoutez pas les commandements du SEIGNEUR votre Dieu, et si vous vous écartez du chemin que je vous prescris aujourd’hui pour suivre d’autres dieux que vous ne connaissez pas. (Deutéronome 11, 26-28)
Je cherchais un fil conducteur, de préférence girardien, dans la description du péché de Sodome (19, 4-9) ; il n’y en a pas. Genèse 19 est un catalogue de la violence humaine. Cette divergence dans les deux récits était déjà annoncée dans leurs introductions. Dans le premier, la présence de Dieu est symbolisée par trois hommes, signe de complétude ; dans le second, la présence de deux anges symbolise l’incomplétude de la voie humaine.
La lecture sacrée préserve l’ordre chronologique des deux chapitres. Une interprétation parabolique mettra plutôt l’accent sur le contraste entre les deux scènes.
Le refus opposé par les deux visiteurs à l’invitation de Loth suggère une relation distante, défiante. Par la suite, tous les avertissements de Dieu sont ignorés, et la grâce divine s’apparente à une extraction forcée :
15Lorsque pointa l’aurore, les anges insistèrent auprès de Loth en disant : « Debout ! Prends ta femme et tes deux filles qui se trouvent ici de peur que tu ne périsses par la faute de cette ville. » 16Comme il s’attardait, les hommes le tirèrent par la main, lui, sa femme et ses deux filles car le SEIGNEUR avait pitié de lui ; ils le firent sortir pour le mettre hors de la ville. (Genèse 19, 15-16)
D’ailleurs, Loth refuse le conseil de se rendre dans la montagne. Malgré la menace qui pèse sur lui, il préfère se rendre dans une autre ville (19, 18-20). Loth, tout comme sa femme (19, 26), est incapable de faire le deuil du monde corrompu dont il est pourtant la victime. Le chapitre termine par l’épisode incestueux entre Loth et ses filles3.
J’ai relevé aussi que la réaction des humains à la parole divine consiste à en rire, qu’il s’agisse de bénédiction ou de malédiction.
12Sara se mit à rire en elle-même et dit : « Tout usée comme je suis, pourrais-je encore jouir ? Et mon maître est si vieux ! » 13Le SEIGNEUR dit à Abraham : « Pourquoi ce rire de Sara ? Et cette question : “Pourrais-je vraiment enfanter, moi qui suis si vieille ?” (18, 12-13)
14Loth sortit pour parler à ses gendres, ceux qui allaient épouser ses filles, et il leur dit : « Debout ! Sortez de cette cité car le SEIGNEUR va détruire la ville. » Mais aux yeux de ses gendres, il parut plaisanter. (19, 14)
Nous sommes, semble-t-il, tout aussi incapables de prendre au sérieux la possibilité d’un monde sorti du malheur et de la fatalité, que d’accepter de regarder en face notre pleine responsabilité dans les plaies qui nous accablent. Les deux comportements seraient-ils liés ?
Rien n’a vraiment changé depuis ces temps mythologiques. Abraham est aujourd’hui confronté au même dilemme.
« Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le coupable ? 24Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville ! Vas-tu vraiment supprimer cette cité, sans lui pardonner à cause des cinquante justes qui s’y trouvent ? 25Ce serait abominable que tu agisses ainsi ! Faire mourir le juste avec le coupable ? Il en serait du juste comme du coupable ? Quelle abomination ! Le juge de toute la terre n’appliquerait-il pas le droit ? » (18, 23-25)
Aujourd’hui encore, Abraham choisit de ne pas écouter sa conscience.
Les deux histoires narrées par Genèse ont le mérite de nous montrer clairement où nous en sommes dans notre fidélité aux dix commandements. Malgré cela restent ouvertes les deux prophéties annoncées pour le temps du renouveau.
Y a-t-il une chose trop prodigieuse pour le Seigneur ? (18, 14)
1voir la vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=ZvxnXT5XrOY&t=1467s
2Beaucoup d’interprétations prennent à la lettre la présence de trois personnages, or le texte n’est pas très ambigu : il s’agit de Dieu et de Lui seul. Le pluriel est purement symbolique. Par exemple, en 18, 22 : « Les hommes se dirigèrent de là vers Sodome. Abraham se tenait encore devant le SEIGNEUR… »
3Récit lui aussi à lire en parallèle, avec Genèse 9, voir l’article https://emissaire.blog/2021/03/29/inceste-et-mecanisme-sacrificiel/
Cher Hervé,
Passionnante analyse de texte, comme d’habitude ! Je fais spontanément le lien avec Moïse, l’autre fondateur du judaïsme du coté égyptien. La situation, similaire, y est présentée plus clairement encore, puisqu’il est clair que Moïse dirige le massacre : « Il tomba ce jour-là environ trois mille hommes » Ex.32, 28. Et l’opération débouche sur un compromis avec le « traitre » Aaron ; premier grand prêtre dont la fonction sera d’opérer des sacrifices animaux dans le temple.
La substitution de l’homme vers l’animal (solution imparfaite) est effectuée, de ce côté-ci, directement par Abraham, sacrifiant un bouc à la place d’Isaac. Il est clair, dans ces deux récits de fondation politique, que ces hommes ne sont pas des anges, mais des combattants qui tranchent dans le vif, y compris en provoquant une guerre civile atroce, et en se réjouissant d’en être les vainqueurs. Le politique nait de la relation ami-ennemi : il s’agit de tracer une frontière autour de la cité, afin de différencier l’hostis de l’inimicus (Carl Schmitt), et ce n’est pas sans raison que la question complexe de l’hospitalité a une telle importance dans les textes que tu nous présentes : il ne s’agit, au fond, que de cela.
Mais je ne crois pas, pour ma part, que : « Rien n’a vraiment changé depuis ces temps mythologiques. » La distinction entre le politique et la voie désignée, dès l’origine, par Yahvé, est devenue tout à fait claire avec la fin de l’eschatologie judaïque (l’Apocalypse : je développerai cela dans un article en attente de publication sur L’Émissaire). La « nation » fondée par Abraham et Moïse n’est plus d’ordre politique dans le sens de Schmitt, car elle ne connait pas de frontières. Le judéo-christianisme ouvre sur l’universalité et la non-violence, et sur le plan politique, cela correspond à la démocratie.
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Cher Benoît,
Je te rejoins en tout. Le lien que tu fais avec d’autres textes montre l’importance de l’intertextualité, tous ces récits sont en dialogue. La dimension révélatrice (par opposition à la lecture sacrée) est essentiellement anthropologique, comme Girard l’avait compris. Et par « rien n’a vraiment changé », je faisais seulement allusion au plaidoyer d’Abraham, un moment hors du temps, mais qui n’aboutit pas au pardon ; si les belligérants d’aujourd’hui voulaient bien écouter cette voix divine en eux, les guerres pourraient s’arrêter. Mais d’un point de vue historique, nous avons bien évolué comme tu le dis, ce qui correspond d’ailleurs à la dynamique de la prophétie faite à Abraham : « Abraham doit devenir une nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre, car j’ai voulu le connaître afin qu’il prescrive à ses fils et à sa maison après lui d’observer la voie du SEIGNEUR en pratiquant la justice et le droit ; »
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Certes, mais le seul problème, comme toujours, relève de l’interprétation des textes. Cette « nation grande et puissante en qui seront bénies toutes les nations de la terre » et qui « pratique la justice et le droit » est assimilée par les conservateurs évangélistes anglo-saxons, qui ont donné naissance au mouvement sioniste, au Grand Israël, au retour dominateur des juifs en Palestine (les Palestiniens n’ayant d’autre choix que de quitter les lieux), et à la reconstruction du temple sur l’esplanade des mosquées, préalable indispensable à l’Apocalypse à venir, et ce sont eux qui nous disent précisément « écouter cette voie divine en eux ». Que répondre à ces croyants qui ne cessent de citer, comme nous, les textes et les anciennes prophéties ? C’est un étrange dialogue de sourds. Ton « interprétation parabolique » des textes est certainement la méthode la plus appropriée, mais c’est aussi une voie de crête: on prend le risque à tout instant de basculer d’un côté ou de l’autre. Cela dit, tu me donnes ici l’occasion de m’avancer sur un article qui sera sans doute bientôt publié, et nous aurons donc l’occasion de continuer cette conversation. Je constate que nos centres d’intérêt se croisent.
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