
par Bernard Perret
Débat entre Mark Anspach et Philipp Bodrok (extraits des n° 78, 79 et 80 du Bulletin du Colloquium on Violence and Religion)
La guerre entre Israël et Gaza soulève les passions dans l’ensemble du monde. Dans tous les pays occidentaux, elle divise profondément les forces politiques et l’opinion publique. Le milieu girardien n’échappe pas à ce trouble, comme le prouve le débat passionnant et passionné entre deux spécialistes reconnus de Girard, Mark Anspach et Philipp Bodrock, poursuivi dans trois numéros successifs du Bulletin du Colloquium on Violence and Religion (voir le dernier bulletin https://violenceandreligion.com/bulletin-80-may-2024/).
Schématiquement, les deux protagonistes sont d’accord pour reconnaître le caractère sacrificiel du massacre du 7 octobre. En revanche, ils s’opposent frontalement sur l’analyse de la riposte israélienne et de l’enchaînement de violence qui a suivi. Pour Philippe Bodrock, on est bien dans le cas d’une lutte de double débouchant sur une « montée aux extrêmes » conforme au schéma girardien. Pour Mark Anspach, au contraire, il ne peut y avoir de symétrie entre un groupe terroriste et un État démocratique qui respecte les lois de la guerre. À l’arrière-fond, bien que cela ne soit pas dit dans ces termes, il est assez évident que le nœud du conflit (et la source de sa violence) est le refus de reconnaître l’autre, de la part des deux ennemis, ce qui pose incidemment la question de savoir si la « lutte pour la reconnaissance » n’est pas devenue dans notre monde une dimension centrale des conflits mimétiques. Ce qui n’est pas sans importance, car il est normalement plus facile de se reconnaître mutuellement que de renoncer à un bien devenu objet de rivalité mimétique. Quoi qu’il en soit, l’intérêt de cet échange réside dans la clarté des arguments échangés et des références à la théorie mimétique. À chacun de se faire son opinion !
En termes girardiens, la « Terre de la mer au fleuve » est, comme le bébé dans le jugement du roi Salomon, convoitée par deux rivaux, Palestiniens et Israéliens, qui s’entretuent pour l’avoir, chacun, en totalité. C’est un combat de doubles. Le diagnostic n’est-il pas aussi simple que cela ?
Aucun des deux ne se lève pour crier « stop ! que l’enfant vive ! », alors les morts et les destructions se poursuivent. Dans une montée aux extrêmes sans fin.
Aucune issue militaire n’est envisageable.
La « solution » à deux Etats n’a de solution que le nom. En 1948, la partie arabe n’en voulait pas, elle n’en veut pas plus aujourd’hui, et la partie israélienne n’en veut plus, si elle l’a jamais envisagée.
La seule issue est un seul Etat, non confessionnel.
Quant à la France, elle a eu tort, après le 7 octobre, de confondre « droit à se défendre » et « droit à se venger » et elle a tort de n’avoir toujours pas reconnu son erreur. Cette confusion la rend complice.
Cela n’arrêterait pas les combats mais, au lieu de participer ainsi (au moins indirectement) à la lapidation de Gaza, La France devrait laisser tomber sa pierre et se retirer, c’est-à-dire dire les choses telles qu’elles sont : ce combat est un combat de doubles, il n’a pas d’issue militaire.
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Un grand merci à Bernard Perret pour son travail de traduction.
Puisqu’il s’agit d’un sujet polémique – c’est peu de le dire – on ne peut que prendre parti pour l’une ou l’autre vision, car elles sont incompatibles. Je n’hésite donc pas un instant à défendre le point de vue de Mark Anspach, et cela me semble important, non pour « jeter de l’huile » sur un feu qui n’en a certes pas besoin, mais parce que l’un et l’autre pensent qu’une unanimité s’est formée contre Israël au cours de cette guerre : j’atteste que ce n’est pas le cas.
Cela ne m’empêche nullement de mettre en question l’aspect religieux (notamment évangéliste) cofondateur du sionisme (mon prochain article précisera ce point de vue). Anspach souligne à juste titre qu’il s’agit d’une guerre, et si une guerre moderne a quelque chose à voir avec le sacrifice, c’est sous une forme extrêmement dégradée. Une guerre n’est pas un rituel. Il souligne encore avec raison, exemples à l’appui, que la réaction de Tsahal n’est pas imitative. Malgré ses dénégations, Bodrok est effectivement enfermé dans la logique comptable des systèmes vindicatoires, qu’Anspach et Scubla connaissent parfaitement pour avoir su dégager leur lien avec le sacrifice.
Mais l’erreur majeure de Bodrok, comme de la plupart de ceux qui tentent d’expliquer, en la justifiant peu ou prou, l’action du Hamas, c’est de croire que ce mouvement piloté par l’Iran et le Qatar s’intéresse un tant soit peu à la cause palestinienne et aux populations qui souffrent de cette situation. Il a manifestement oublié la guerre entre le Fatah et le Hamas, que l’on a qualifié, à tort, de « fratricide » : il s’agissait avant tout pour les Palestiniens de résister à la récupération de leur cause par une idéologie islamiste totalitaire pilotée depuis l’étranger (à ce propos, la condescendance perverse de Netanyahou et de ses amis à l’égard de cette organisation pose naturellement question). Les médias ont à peine évoqué les timides manifestations de gazaouis contre le Hamas. Timides ? Et pour cause : tout contestataire dans la bande de Gaza s’exposait et s’expose toujours à un enlèvement, à des tortures suivies d’une « disparition ».
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Sur la question de la montée aux extrêmes, je signale un article déjà ancien, mais c’est peut-être là une de ses vertus en nous fournissant une certaine profondeur historique, (https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2009-4-page-75.htm) qui indique que la stratégie de réponse aux actes terroristes adoptée par Tsahal serait celle de la « riposte disproportionnée » que l’auteur de l’article oppose à celle de la « force minimale » qui aurait eu la préférence des armées française et anglaise (au demeurant avec le peu de succès que l’on sait) à la suite des analyses sur la guerre asymétrique du stratège David Galula.
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J’avoue être resté sur ma fin à la lecture des articles. L’analyse de Mark Anspach, qui se focalise sur la violence sacrificielle du Hamas, est remarquable, mais elle semble exonérer la riposte d’Israël de toute dimension sacrificielle. Il précise sa position dans sa réponse à Bodrok. « Les lois de la guerre n’imposent aucune limite au nombre de soldats tués ». C’est le Hamas, d’après lui, qui estompe les différences entre civils et soldats en installant ses bases dans des hôpitaux, des écoles.
La résolution victimaire est toujours indicative d’une crise. Du côté palestinien, il n’est pas difficile de voir l’origine de cette crise ni pourquoi elle perdure. Mais la violence de Tsahal trouve elle aussi son origine dans une grave crise interne, un clivage profond de la société israélienne, qui prend ses racines dans l’ambiguïté du projet sioniste, entre fondation d’un état laïc devenu réalité en réaction à l’horreur de la Shoah, et œuvre messianique aux motivations essentiellement religieuses. Ce clivage a pris des proportions inédites ces dernières années, avec la prise de pouvoir des nostalgiques de la période de gloire d’Israël et la présence étouffante d’un extrémisme xénophobe au gouvernement. Anthony Bartlett parle remarquablement de ce phénomène dans son livre, Signs of Changes, lorsqu’il interprète le livre d’Esdras. L’élite israélienne revient de son exil à Babylone pour trouver sa ville sainte souillée par les mœurs païennes. Les zélateurs de la pureté religieuse versent alors eux aussi dans l’extrémisme religieux et dans une interprétation raide et intégriste des Écritures et de la loi, aussi éloignée que possible de la dynamique de changement promue par la parole prophétique. Le sacrifice n’est jamais loin de l’obsession puritaine.
C’est cette crise interne qui explique, non pas la guerre en soi, mais la diabolisation sans nuance de tous les palestiniens, les impurs par excellence, l’ennemi extérieur qui expiera la faute interne. Il n’est pas nécessaire d’entrer dans des polémiques sur les crimes de guerre ou l’usage approprié du mot génocide. Il y a assez de témoignages dans les médias qui montrent la déshumanisation des palestiniens dans l’esprit des israéliens. Ce n’est pas seulement Netanyahu qui cherche à sauver sa peau dans cette fuite en avant militaire, c’est Israël qui cherche à sauver son âme. La riposte israélienne est, en ce sens, tout aussi sacrificielle que l’attaque du Hamas, mais pour d’autres raisons.
Inutile de préciser que dans les deux cas, il n’y aura pas de résolution sacrificielle, mais seulement plus de haine et de destructions à venir.
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Merci Jean-Marc, l’article que tu nous as transmis montre assez clairement à quel point les choses n’évoluent pas, si ce n’est vers le pire. Je crois pour ma part que ce n’est pas une question de stratégie militaire, mais qu’on ne peut réconcilier deux théocraties opposées qui ont décidé de conquérir un même territoire. Et il se trouve que ceux qui ne veulent pas de ces théocraties, d’un coté comme de l’autre, sont actuellement minoritaires. Aussi, lorsque la guerre est déclenchée, tous sont entrainés. Ces sociétés sont profondément divisées.
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