Denis Villeneuve : cinéaste de la violence inspiré par l’admiration

Désormais mondialement connu et reconnu pour ses blockbusters d’une science-fiction ambitieuse, le cinéaste québécois Denis Villeneuve me semble depuis longtemps émettre un discours pertinent sur notre époque. J’avais commis une analyse girardienne publiée en 2020 sur Incendies, le film de 2011 lui ayant permis de mettre un pied à Hollywood (https://trivent-publishing.eu/img/cms/6-%20Jean-Marc%20Bourdin_full.pdf).

Très tôt frappé par l’ultra-violence, il a traité durant la décennie 2010 successivement d’une tuerie de masse contre des étudiantes commise par un masculiniste dans une université de Montréal (Polytechnique) et le drame libanais à la façon d’une tragédie oedipienne, même si le récit n’est pas précisément localisé, comme c’était déjà le cas dans la pièce Wajdi Mouawad dont il s’était inspiré (Incendies) ou encore trois thrillers (Enemy qui se présente comme une confrontation entre deux sosies, Prisoners, une enquête sur des enlèvements et meurtres d’enfants et Sicario, ce dernier montrant l’escalade de la violence entre narcotrafiquants mexicains et policiers américains).

Contrairement à un réalisateur comme Quentin Tarentino, il ne semble toutefois pas fasciné par la violence dont il rend compte à l’écran. S’il n’est pas insensible à la beauté des images produites par les flammes, une séquence récurrente dans son œuvre, il n’esthétise pas la violence ; il manifeste clairement sa réprobation ou, à tout le moins, s’interdit toute complaisance à son endroit. Il se range clairement aux côtés des victimes. Il a d’ailleurs été récompensé par un jury de critiques sensibles aux questions de diversité en janvier 2020, le qualifiant de cinéaste de la décennie à un moment où cela était moins évident qu’après ses récents succès des années 2020. Victimes et/ou héroïnes, les femmes tiennent au demeurant une place majeure dans ses films. Dans Dune, l’importance de certains personnages féminins sera manifestement accentuée par rapport au roman adapté par Villeneuve.

Et puis est venue la période, en cours, de ses films de science-fiction. Il est tout à fait remarquable que celle-ci soit commandée par l’expression d’une admiration pour ses grands devanciers qui, comme toute admiration sincère, semble exempte de rivalité. Il a commencé par Premier contact (Arrival) qui reprend à nouveaux frais Rencontre du troisième type de Steven Spielberg. Puis il s’engage dans une suite du légendaire Blade runner de Ridley Scott, récit inspiré d’un roman de l’immense Philip K. Dick, sobrement intitulée Blade runner 2049. Il réalise enfin une adaptation de Dune, pour l’instant en deux épisodes, le roman de cette autre gloire de la science-fiction des année 1960 qu’était Frank Herbert, roman complexe et réputé difficilement adaptable, après le projet avorté d’Alejandro Jodorowsky et un premier film réalisé, mais raté, du propre aveu du pourtant réputé David Lynch, qui a été jusqu’à le renier explicitement.

Denis Villeneuve me semble ainsi manifester des qualités humaines remarquables en se lançant des défis nés d’une admiration réelle et maintes fois exprimée, plutôt que d’une volonté d’écraser la concurrence. Il semble au demeurant entretenir des relations d’admiration mutuelle avec Christopher Nolan, qui est une sorte d’alter ego dans le domaine des productions d’un cinéma à grand spectacle aux ambitions intellectuelles, en général absentes des blockbusters. Plus tôt dans son œuvre, une telle admiration mutuelle semble être également née entre le dramaturge Wajdi Mouawad et Villeneuve, à l’occasion de l’adaptation cinématographique d’Incendies, laquelle avait été conçue comme libre de contraintes à l’égard de la pièce originelle.

Dans une période marquée à Hollywood par #MeToo et ses suites, il semble enfin un adepte des relations courtoises avec ses actrices et ses acteurs, si l’on en croit ce que ces derniers disent dans leurs entretiens de promotion des films auxquels ils ont participé sous sa direction, ainsi que la fidélité que certains lui manifestent en multipliant leurs collaborations.

Peut-être suis-je moi-même aveuglé par mon admiration, mais il me semble que, jusqu’à présent, Denis Villeneuve a fait preuve d’une saine lucidité vis-à-vis de la violence et d’une admiration pour ses grands devanciers tout à fait louables. Comme jamais rien n’est désormais sûr, j’espère que la suite de son œuvre  et de sa vie viendra conforter mon affect.

9 réflexions sur « Denis Villeneuve : cinéaste de la violence inspiré par l’admiration »

    1. Effectivement. Originaire du Liban que sa famille a quitté au début descannées 1980, Wajdi Mouawad, l’auteur de la pièce, est pétri des tragiques grecs et a monté toutes les pièces de Sophocle qui nous sont parvenues. Quant à l’intérêt de Villeneuve pour cette pièce, il est amusant qu’il soit issu d’une famille de notaires.

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  1. Bien d’accord avec Jean-Marc, Denis Villeneuve est l’un de ces cinéastes américains qui réconcilient le blockbuster et le cinéma d’auteur (comme Scorsese, Coppola, Eastwood…).

    A propos d’Eastwood d’ailleurs, dont il a été déjà question sur ce blog avant que je ne le fréquente (mais que j’ai immédiatement retrouvé grâce au petit moteur de recherche) : Il y a chez lui cette fascination pour la violence dont vous parlez à propos de Tarantino. Le meilleur exemple est peut-être Impitoyable (1992) où il nous décrit un ex-tueur vieillissant qui avait rangé ses armes mais doit les reprendre pour l’argent qui lui manque, puis l’enchaînement implacable de la vengeance qui conduit au carnage. Et puis, il y a Gran Torino (2009) ce film stupéfiant où Eastwood nous montre le vieux guerrier qui finit par renoncer à la violence et offre sa vie pour protéger sa nouvelle famille (ses voisins asiatiques) …

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    1. Oui, cher Claude, Clint Eastwood, peut-être en raison de la profusion de son œuvre et de son exceptionnelle longévité, nous propose une gamme assez étourdissante de personnages, allant de Dirty Harry aux héros positifs de l’actualité comme Nelson Mandela dans Invictus ou le pilote qui se posa sur l’Hudson. Son personnage dans l’étonnamment « girardien » Gran Torino articule brillamment ces deux versants de l’humanité. Eastwood résiste avec force à la tentation manichéenne, son oeuvre monumentale devant être considérée à mon avis dans dans son ensemble comme une sorte de polyptyque.

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  2. Villeneuve est un réalisateur surdoué qui transforme en or à peu près tout ce qu’il touche. Mais n’a-t-il pas cédé au chant des sirènes hollywoodiennes ? Ses dernières réalisations – Blade Runner 2049 et surtout Dune 1&2 – prouesses visuelles, n’atteignent pas, loin s’en faut, la richesse narrative d’Incendies, de Prisoners et même de Sicario, des films qui participent au dévoilement de la violence, thème qui m’est cher. Ou encore, la réflexion philosophique d’Arrival, avec son scénario pour le moins audacieux. Maîtriser le temps serait la condition pour dépasser la violence ? C’est quelque chose de cet ordre que je découvre dans mes lectures bibliques ; le « retournement » des textes s’apparente à un jeu permanent entre mémoire et prophéties, événements mythologiques et leur résonance dans le présent.

    Dune, en comparaison, ressemble à n’importe quel blockbuster hollywoodien : les gentils sont opprimés par les méchants mais à la fin tout rentre dans l’ordre (sacrificiel) des choses. Peut-être Villeneuve voulait-il montrer, justement, avec la fin très ambiguë de Dune 2, que vaincre l’oppresseur barbare ne dispense nullement d’en devenir un à son tour, mais la démonstration est pour le moins faible et ne justifie pas les heures de violence convenue qui précèdent.

    Hervé van Baren

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    1. Cher Hervé,
      Je partage ton avis en attendant Dune 3 : laissons-lui une chance ! Je crois que c’est l’intention de Villeneuve de la saisir en montrant les dégâts produits par la détention du pouvoir…
      La SF, particulièrement au cinéma, est condamnée en raison de l’éloignement dans le temps et/ou l’espace aux simplifications manichéennes au demeurant tellement prégnantes dans l’histoire américaine (combats entre puissances considérables) et aux anachronismes du futur (avatar du western classique, elle nécessite des duels et des corps à corps que le sabro-laser de Star Wars, tout à fait incongru pour des civilisations interstellaires, met en évidence d’une façon que j’ai toujours trouvée ridicule). Dans ce contexte, je trouve que Villeneuve se débrouille plutôt bien face à de tels écueils. De ce point de vue, Arrival/Premier contact qui est pour moi un des meilleurs films de SF que j’ai vu, évite ces écueils en se situant à notre époque et en s’affranchissant des scènes de combat. Ce qui n’était pas possible avec les sujets de Blade Runner 2049 et de l’adaptation du roman d’Herbert.
      Comme pour Clint Eastwood, laissons le temps à Villeneuve de vagabonder vers d’autres horizons. Je fais le pari qu’il utilisera la liberté que le succès de Dune va sanscdoute lui procurer pour revenir d’une façon plus subtile à l’exploration de la violence humaine.

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  3. J’ai tout à l’heure souri en prenant conscience d’un lapsus de lecture que j’ai fait sur les derniers mots du commentaire de Jean Marc Bourdin ; j’ai en effet lu, au lieu de « exploration de la violence », « exploitation de la violence » ! Mais j’ai trouvé que la piste était bonne, surtout en mettant mon lapsus en rapport avec le commentaire d’Hervé Van Baren, qui évoquait des films « participant au dévoilement de la violence ». Exploration, exploitation, dévoilement : ce sont là, je crois, les sujets abordés dans le sujet de cette semaine.

    A côté d’une histoire  de la violence, il existe, ou devrait exister, une histoire de la représentation de la violence. Et celle-ci commence naturellement chez les Grecs qui, les premiers, ont fait de la violence un spectacle mis en scène sous les yeux d’un public, dont on ne  doit surtout pas oublier qu’il était à vocation religieuse et civique (nous séparons en deux concepts ce qui ne faisait alors qu’une seule réalité). Mais, dès l’origine, la représentation de la violence est apparue comme une matière dangereuse à manipuler. Phrynicos, le créateur, selon la tradition, du genre tragique, en a fait immédiatement les frais ! Il a en effet été condamné à une très lourde amende et à l’interdiction de diffusion de sa pièce, La Prise de Milet, pour avoir été trop efficace dans la représentation de la violence exercée par les Perses sur les Milésiens, et pour avoir plongé le public dans l’affliction.

    Mais bien sûr cette condamnation n’a en rien stoppé le recours à la représentation de la violence dans la tragédie, ni chez les Tragiques grecs, ni dans le théâtre occidental, d’autant qu’elle lui est originellement consubstantielle à travers la pratique  du sacrifice, comme nous le  savons tous.

    Et toutes les horreurs de la violence humaine s’y sont déversées jusqu’à aujourd’hui, s’adaptant aux divers goûts nationaux, par exemple plutôt corsés chez les amateurs de Shakespeare ou Calderon, et plus euphémisés chez les amateurs de la cruelle douceur racinienne… Mais ce qui apparaît le plus frappant, hier comme aujourd’hui, c’est que les auteurs et les théoriciens se trouvaient toujours sur une dangereuse ligne de crête, liée aux diverses perceptions nationales et sociales  de la violence en elle-même, balançant ainsi entre justification civique et morale des représentations de la violence qu’ils proposaient (ce que Hervé appelle « dévoilement de la violence » et Jean Marc « exploration de la violence »), et exploitation purement hypocrite et mercantile du goût du public pour ce type de spectacle. C’est très précisément ce que l’on a pu appeler le paradoxe de Phrynicos que ce double visage de la représentation de la violence, à la fois attirante et repoussante.

    Mais il me semble qu’aujourd’hui ce paradoxe a cessé d’être ce paradoxe riche de possibilités créatrices, pour devenir un tropisme à sens unique du cinéma (qui a fini par toucher tous les arts et tous les genres) du vingtième et vingt-et-unième siècle. En effet, le cinéma industriel, qui est bien sûr celui qui est le plus regardé sur la planète, a totalement abandonné l’aspect moral et civique de la représentation violente pour en faire l’objet d’une surenchère gratuite, complaisante et permanente, et la transformer ainsi en un simple marché particulièrement rentable. Cela nous a donc mené en quelques décennies de l’ellipse cinématographique (par exemple l’ombre du meurtrier et le ballon qui roule dans M. le maudit) à l’hyperréalisme fantasmatique et sanglant à la Tarentino. Ou, par exemple et de manière plus amusante, des pistolets ridiculement minuscules des premiers James Bond aux armes énormes des héros à la Rambo des années 90 ;  et de manière bien moins amusante – mais il n’est pas du tout sûr que le public jeune et moins jeune serait d’accord avec ce jugement – aux actuelles broderies sauvages et esthétisantes autour des différentes façons d’infliger la souffrance et de donner la mort, dont l’efficacité est un des critères de jugement de la qualité d’un film aujourd’hui.

    Il me semble que l’on a assisté, et que l’on assiste à une édifiante et vertigineuse spirale mimétique qui voit des cinéastes rivaux s’affronter à coups de séquences à la violence inédite, pour conquérir les faveurs d’un médiateur avide de sensations à chaque fois plus fortes, le public contemporain. Et le constat, à travers les faits divers épouvantables, que l’imaginaire de la violence ne cesse de déteindre sur le réel de nos comportements sociaux n’a pas l’air de changer les choses.

    Alors, en effet, peut-être que Denis Villeneuve est le représentant d’un cinéma industriel qui tente encore de garder le contact avec l’antique vocation morale et civique de la représentation violente.

    Alain

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  4. Il est très vexant d’apercevoir ses erreurs d’orthographe une fois qu’il est trop tard, et encore davantage de ne pouvoir s’empêcher d’ajouter un petit commentaire ridicule, pour s’en excuser par pure vanité.

    Oui, je suis très vexé.

    Alain

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