
par Jean Duchesne
A l’occasion de la sortie de la biographie de René Girard, que Benoît Chantre a publiée à la rentrée de 2023, l’essayiste Jean Duchesne a présenté, dans une tribune du site Aleteia, la pensée de l’académicien chrétien, qu’il voit moins comme une théologie que comme un dialogue avec la recherche contemporaine. Jean Duchesne mentionne également, en fin d’article, les liens entre Michel Henry, autre grand penseur chrétien, et René Girard, liens que la biographie de Benoît Chantre éclaire d’un jour nouveau.
Jean Duchesne est co-fondateur du Comité de Rédaction de la Revue catholique internationale COMMUNIO et conseiller éditorial du cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris et exécuteur littéraire du cardinal Jean-Marie Lustiger et du R.P. Louis Bouyer. Il fait partie du Comité scientifique d’Oasis et de l’Observatoire Foi et Culture de la Conférence des évêques de France. Il dirige l’Académie catholique de France. Parmi ses principales publications récentes :
Retrouver le mystère, Desclée de Brouwer (2004)
Petite histoire d’Anglo-Saxonnie, Presses de la Renaissance (2007)
Histoire sainte racontée à mes petits-enfants, Parole et silence (2008)
Histoire de Jésus et de ses apôtres, Parole et silence (2010)
La pensée de Louis Bouyer, Artège (2011).
Dans Incurable romantisme ? (Parole et Silence, 2013), Jean Duchesne prolonge la vision du romantisme établie par René Girard dans son premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque.
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Tribune de Jean Duchesne :
Le jour de Noël 2023 fut aussi le centenaire de la naissance de René Girard en Avignon. À cette occasion, ses cendres ont été ramenées de Californie, où il était décédé en 2015, pour reposer dans sa terre natale. C’est comme une réappropriation en France, et aussi par l’Église, d’une figure intellectuelle majeure du XXe siècle, qui a fait sa carrière aux États-Unis et n’a été élu à l’Académie française qu’en 2005. Mais déjà un grand colloque international sur trois journées lui a été consacré en juin 2023 à l’Institut catholique de Paris. Un autre a eu lieu au Collège des Bernardins en décembre 2023, et aux hommages universitaires se sont ajoutés, à Paris et en Avignon, des concerts donnés par quatre de ses petits-neveux, qui forment un quatuor déjà réputé. Enfin, c’est l’archevêque de la cité des papes qui a présidé la messe pour lui à l’occasion de son inhumation.
Un Avignonnais en Amérique
La vie de René Girard est désormais bien connue, grâce à la monumentale biographie, parue à la fin de l’été passé chez Grasset, due à Benoît Chantre, qui a été son éditeur, son partenaire pour l’écriture de son dernier grand livre (Achever Clausewitz, 2007) et son ami jusqu’au bout. On apprend ainsi que, fraîchement diplômé de l’École des chartes, le jeune Avignonnais profita d’une bourse pour partir en 1947 comme adjoint d’enseignement en Amérique. Il y resta, fit une thèse (d’histoire), se maria et fonda une famille, gravissant peu à peu les échelons du professorat de littérature (pas seulement française) dans des universités de plus en plus prestigieuses — finalement Stanford près de San Francisco.
Un tel itinéraire aurait été impossible en France, où les disciplines sont assez strictement cloisonnées. Aux États-Unis, où l’enseignement est aussi un marché, si le professeur passionne ses élèves encore plus qu’il se fait respecter de ses collègues, on le promeut pour le retenir, et il est même sollicité par des institutions plus puissantes et plus recherchées. Or René Girard a piétiné avec succès quantité de prés carrés subdivisés en spécialités de plus en plus pointues : littérature et histoire donc, mais encore philosophie, anthropologie, sociologie, psychanalyse et même économie et théologie ! Et en chemin, il a ferraillé avec le surréalisme, le sartrisme marxisant, l’existentialisme, le structuralisme et le déconstructionnisme…
De la littérature à la théologie
On a donc affaire à un original inclassable, qui n’a cependant pas fondé une nouvelle école prétendant expliquer tout (ou presque) et supplanter toutes les autres. Mais il a élaboré et proposé, en dialogue avec la culture de son temps et aussi du passé et d’autres horizons, une compréhension de ce qui anime l’individu, les rapports interpersonnels, les sociétés humaines avec les crises qui les ébranlent, voire les détruisent. Et il est peut-être encore plus inattendu que, dans un climat de sécularisation galopante, il ait conçu tout cela comme une apologie du christianisme. Il est en revanche moins étonnant que, dans ce contexte où l’Église était elle-même chahutée, les croyants aient peiné à discerner les ressources qui leur étaient offertes là.
La première grande découverte de René Girard est la « théorie mimétique ». Elle apparaît dans son premier livre, publié en 1961 : Mensonge romantique et Vérité romanesque. Il y montre, en étudiant Cervantès, Stendhal, Flaubert, Dostoïevski et Proust, que le personnage qui désire n’est pas seul face à l’objet convoité, mais que celui-ci est valorisé par l’attraction qu’il exerce sur un tiers, lequel est donc un « médiateur » mais qui peut vite devenir un rival. Ce constat a une retombée considérable : il dénonce d’abord l’illusion romantique du « moi » autonome qui sous-tend l’individualisme aujourd’hui triomphant.
Du mimétisme au sacrifice
Mais il s’ensuit que les collectivités humaines ne sont pas menacées uniquement par des affrontements bilatéraux entre égocentrismes mais, plus souterrainement, par des rivalités mimétiques qui tendent à exaspérer la guerre de tous contre tous. Lorsque la violence approche de l’unanimité, elle se polarise sur un seul, arbitrairement décrété responsable de tous les maux et bientôt lynché. Ce meurtre déculpabilise et réconcilie tout le monde. Il refonde en quelque sorte la société. Il devient un mythe. La victime est reconnue salvatrice, voire divinisée. Son sacrifice est réactualisé sous forme de rite. Ainsi s’érigent le sacré, les interdits et les références qui constituent cultures et civilisations.
René Girard développe ces idées à partir 1972 dans La Violence et le Sacré, puis Des choses cachées depuis la fondation du monde en 1978, Le Bouc émissaire en 1982, La Route antique des hommes pervers (sur Job) en 1985. Par-delà la littérature romanesque, il prend en compte les grandes mythologies de l’histoire (notamment de l’Antiquité préchrétienne), et surtout la Bible (Ancien et Nouveau Testaments) où la violence découle tant de rivalités mimétiques (Caïn et Abel, Isaac et Esaü, Joseph et ses frères…). Il exploitera aussi Shakespeare (Les Feux de l’envie, 1990) et les grandes tensions vécues à la fin du XXe siècle.
Le Christ dénonce la solution du bouc émissaire
Mais sa production se fait peu à peu de plus en plus « confessante ». Déjà, le titre de son livre de 1978 était une citation de Mt 13, 35, reprenant le Ps 78, 2. Les livres suivants sont tout aussi explicites : Je vois Satan tomber comme l’éclair (Lc 10,18) et Celui par qui le scandale arrive (Mt 18,7) . Pour René Girard, Jésus, l’Innocent exécuté comme un criminel, révèle mensongère l’illusion que le sacrifice déresponsabilisant d’un bouc émissaire « sauve » la société. Car les rivalités mimétiques reprennent et reconduisent vers cette « montée aux extrêmes » dont, à l’époque napoléonienne, Clausewitz parlait pour caractériser la guerre.
Mais, fait observer le chrétien Girard, le Christ ne se limite pas à dénoncer. Car, « relevé d’entre les morts » par son Père des cieux, il rend vain l’aveuglement meurtrier dont il a accepté d’être la victime. Et il permet d’avoir part à sa victoire en s’offrant comme lui, en résistant au désir mimétique aussi bien qu’au nombrilisme, et en repoussant toute tentation de domination ou de vengeance. Il envoie son Esprit assister ceux qu’il appelle à être ses témoins et il se rend concrètement présent au milieu des siens comme Agneau immolé.
Une apologie de la foi chrétienne — et pas la seule !
Indépendamment des croyants qui butent sur la théorie mimétique ou sur celle du meurtre fondateur du sacré dans les sociétés primitives, certains théologiens ont reproché à René Girard que sa vision n’intègre pas suffisamment des données essentielles de la foi telles que la Trinité, l’Église, les sacrements, le péché…, ou bien restreigne ou déforme la portée d’aspects comme le sacrifice, le processus rédempteur, la personnalité de Satan… Mais René Girard n’est pas l’auteur d’une thèse de théologie ni d’un catéchisme. Redisons que son œuvre est avant tout une apologie, c’est-à-dire non pas une défense face à des attaques du christianisme, mais un dialogue avec la pensée et la recherche contemporaines, où celles-ci n’ont pas le monopole de la critique, mais sont interpellées par la rationalité stimulée par la Révélation.
À la fin de sa grande biographie, Benoît Chantre fait un rapprochement qui aide à situer René Girard et le fait apparaître moins isolé. Il le compare en effet au philosophe Michel Henry (1922-2002) : spécialiste reconnu de phénoménologie, de Marx et de Kandinsky, romancier lauréat du Renaudot en 1976, fustigateur de l’inhumanité de la modernité dans La Barbarie en 1987, lui aussi a consacré au christianisme ses derniers livres (C’est moi la vérité, 1996 et Paroles du Christ, 2002), dont les chrétiens n’ont pas encore fini de tirer parti.
En 1993, quand je parlais à Girard de je ne sais quel auteur qui se plaignait de n’être pas compris il s’est exclamé « mais c’est le drame de ma vie ! ». Sur le coup, ça m’a surpris vu son audience et la renommée internationale qu’il avait déjà. Mais à la réflexion, quand je lis certains comptes-rendus de ses travaux, je comprends qu’il ait pu entretenir cette vision quelque peu désespérée.
A tout le moins, nous savons un peu mieux ce que les théologiens reprochent à Girard. Pour ma part, je l’ignorais. Je pense qu’il y a là de belles pistes de travail pour les girardiens désireux de faire fonctionner ses hypothèses… 🙂
Luc-Laurent Salvador
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