
par Jean-Marc Bourdin
Un autre centenaire : 1923, l’inachèvement définitif de la Mariée mise à nu… de Marcel Duchamp
René Girard naquit le 25 décembre 1923. Marcel Duchamp, le patriarche malgré lui de l’art conceptuel, décidait cette année-là [1], d’arrêter la réalisation d’une œuvre qu’il avait mûrie durant une dizaine d’années : La mariée mise à nu par ses célibataires, même, plus simplement appelée Le Grand verre. J’ai tenté un improbable rapprochement entre ces deux génies dans un ouvrage publié en 2016 : Duchamp révélé. L’art contemporain à l’épreuve de la théorie mimétique [2].
Aucune autre œuvre plastique du XXe siècle n’a suscité autant de gloses à la suite d’André Breton qui en a été le premier commentateur. Cela ne m’a pas empêché de tenter ma chance au grand jeu du déchiffrage de cette énigme, conçue pour laisser à chaque regardeur la part qu’il est en droit d’apporter à l’œuvre. Parmi de multiples aphorismes de Duchamp, “c’est le regardeur qui fait le tableau” est celui qui est aujourd’hui repris le plus fréquemment en dépit ou à cause de son caractère contre-intuitif.
Ma thèse est que la métaphore filée entre l’érotisme et le processus créatif qui transparaît dans le schéma narratif du Grand verre et dans les nombreuses notes publiées du vivant de Marcel Duchamp à son initiative et après sa mort [3] n’est pas le seul sujet qui y est traité.
Il est aussi question d’une forme de conversion de l’art qui fait la trame profonde et plus personnelle de l’œuvre.
Juste avant que le projet de La mariée… naisse, Marcel Duchamp, jeune peintre prometteur et déjà reconnu par ses pairs, est entré dans la carrière à la suite de ses deux frères aînés, le peintre Jacques Villon et le sculpteur Raymond Duchamp-Villon, lesquels lui servent à l’évidence de modèles. Or, lors de l’exposition du Salon des Indépendants de 1912, le comité d’accrochage de la section cubiste est gêné/choqué par un tableau de Marcel Duchamp intitulé Le nu descendant d’un escalier n°2. Il semble ne pas entrer dans le cadre, en cours de codification par certains de ses collègues, du cubisme. Le titre déplaît et il faudrait à tout le moins l’effacer de la toile sur laquelle il est inscrit. Et puis le mouvement y est suggéré par juxtaposition du “Nu” à différentes étapes de la descente de l’escalier, ce qui ne correspond pas à la décomposition cubiste des formes. Marcel Duchamp, qui a acquis le statut de salonnier lui donnant le droit d’exposer aux Indépendants ce qu’il veut quand il veut, ne cède pas. Et en définitive, ses deux frères sont mandatés pour demander à Marcel d’enlever au dernier moment son tableau de la salle d’exposition ; ce dernier s’exécute. Il décide peu de temps après d’abandonner sa carrière de peintre professionnel, à l’âge de 26 ans et alors qu’il est en pleine ascension. Un an plus tard, le tableau expulsé des Indépendants à Paris obtient un succès de scandale retentissant à l’Armory Show de New-York, premier salon d’art moderne qui se tient en Amérique. Vanité des vanités…
Le scénario qui sous-tend La mariée… nous invite à suivre le cheminement des artistes qui sont en quête de consécration par la Peinture avec un grand P. Celle-ci est symbolisée par un Pendu femelle, soit, de manière assez transparente, une salle d’exposition qui accueille des œuvres qui y sont accrochées/pendues. Le peintre qui réussit épouse cette Mariée (pour certains, mariée doit s’entendre comme “m(on) art y est”) et quitte un instant, ou pour la postérité, son état de célibataire. Si mon hypothèse est la bonne, le fait d’avoir dû décrocher sa toile à la demande de ses frères a profondément blessé Marcel [4] et a d’ailleurs eu des conséquences majeures pour sa destinée et même pour l’Histoire de l’art ! Et il a passé huit ans à ruminer l’affaire pour s’en libérer en élaborant patiemment Le Grand verre, moment où il a décidé, en 1923, de l’abandonner inachevé pour passer à toute autre chose.
Le titre La mariée mise à nu par ses célibataires, même, considéré comme dépourvu de sens par la plupart des exégètes, encouragés en cela par des déclarations de Marcel Duchamp qui aimait à brouiller les pistes, peut alors être aisément explicité. Si la Mariée est la salle d’exposition de la Peinture, la demande de décrocher une toile faite par les membres du comité d’accrochage (Gleizes et Metzinger notamment) et relayée par ses deux frères est une mise à nu : là où il y avait une toile, il y a désormais un mur blanc, forme vide [5] qui apparaît nettement dans la partie haute du Grand verre. Et ceux qui ont demandé le décrochage sont bien les Célibataires de la Mariée, ceux qui ne sont pas parvenus à s’unir avec elle : ils sont donc ses Célibataires, cet adjectif possessif étrange trouvant désormais un sens plausible.
Vous me direz que tout cela ressemble plutôt à une vengeance qu’à une conversion de l’art telle que je vous l’ai promise. Sauf qu’à la fin de sa vie, quand Duchamp est devenu un personnage recherché dans les années 1960, il s’est efforcé de nous fournir quelques indices, peut-être parce qu’il se rendait compte que tous les déchiffrages de son œuvre tombaient vraiment par trop à côté de la plaque. L’un d’entre eux m’a paru lumineux : c’est l’image qui est placée en tête de ce billet. Une revue italienne du nom de METRO lui ayant demandé de lui dessiner une page de couverture, il lui proposa un rébus à partir de l’épellation des lettres M.É.T.R.O., soit “AIMER TES HÉROS”, jeux avec les mots auxquels il s’adonnait volontiers [6].
Tout semble particulièrement appuyé avec des accolades pour nous permettre d’associer dessin, épellation et signification. L’indice se trouve dans la troisième illustration choisie pour représenter ses Héros. Les pendus n’ont en général pas une réputation héroïque. Or, le contrat implicite contenu dans tout rébus est que les dessins permettent de deviner des sons qui, mis bout à bout, ont un sens. Qui sont donc ses héros que Marcel a dû aimer, en quelque sorte malgré tout ? Qui sont ces deux pendus sinon ceux qui ont pris pour pseudonymes Jacques VILLON et Raymond Duchamp-VILLON et qui lisaient avec leur petit frère La ballade des pendus. Pendus mâles qui auraient tant apprécié de se pendre aux genoux de la Peinture (le Pendu femelle) comme le montre le premier des dessins du rébus.
La mariée mise à nu par ses célibataires, même serait donc l’œuvre qui aurait enjoint et permis à Marcel d’aimer à nouveau ses frères. Par-delà toutes ces étrangetés, cette œuvre unique dans l’Histoire de l’art et si longue à réaliser au point de ne pas être terminée, serait alors un chemin de réconciliation avec des frères ayant participé à une injustice grave de conséquences. Son inachèvement me semble être une preuve supplémentaire que la bonne fin du processus de réconciliation était plus importante pour Marcel que la réalisation d’un chef d’œuvre.
[1] Voir au sujet de ce centenaire le remarquable site que lui a consacré Marc Vayer : https://centenaireduchamp.blogspot.com/ . Le lecteur de ce billet pourra naturellement s’y reporter pour trouver les reproductions des œuvres citées et bien d’autres interprétations possibles, qu’elles soient complémentaires de la mienne ou incompatibles avec elle.
[2] Petra éditions. Voir également mon billet : https://emissaire.blog/2017/04/09/le-centenaire-de-la-pissotiere/
[3] Duchamp du signe suivi de Notes, Paris : Flammarion, 2008.
[4] Il dit dans un des entretiens dont il a été prodigue que cela lui avait un peu tourné les sangs.
[5] Ces formes sont nommées “pistons de courant d’air”.
[6] Le titre LHOOQ donné irrévérencieusement à une carte postale de la Joconde est bien connu.
« Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse. »
https://saintebible.com/lsg/2_corinthians/12.htm
Joyeux Noël aux bien-aimés.
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De Fernando Iturralde:
Joyeux centenaire!
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Cher Jean-Marc,
Ton interprétation est magnifique, et pour tout dire elle me réconcilie avec l’art moderne en général, et Duchamp en particulier. Merci !
Hervé
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Empêchée par une panne d’Internet de m’extasier à temps sur ton joli cadeau de Noël, je tiens cependant à t’en remercier : tu donnes raison à Nietzsche pour une fois : « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations », en donnant TON interprétation et celle-ci nous rapproche de l’art moderne sans nous éloigner de la TM : c’est beau, cette histoire de fraternité.
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Juillerat Daniel
à Monsieur Bourdin
Comme le théâtre de Shakespeare peut être interprété de manière savante (minoritaire) ou populaire (majoritaire) votre proposition sur Marcel Duchamp, bien que magistrale, reste inopérante pour une large marge de curieux romantiques, et ce, malgré ou plus exactement à cause de votre belle conclusion girardienne romanesque.
Les épigones de Marcel Duchamp captivés par la subversion réelle et brillante de leur modèle restent souvent figés dans une posture transgressive, reflet de notre monde sans véritable révélation.
Et si cette absence était déjà chez le Maître nonobstant sa conversion, qui reste familiale et imperceptible au seul regard de l’œuvre duchampienne? Il y faut les interférences de la biographie, la compréhension ironique du nominalisme…bref une posture savante sur l’œuvre de l’artiste.
Et si la peinture bidimensionnelle telle que «l’origine du monde» de Gustave Courbet pouvait en dire plus qu’une œuvre tridimensionnelle ou installation ainsi de «étant donnés 1la chute d’eau 2le gaz d’éclairage» de Marcel Duchamp?
Il suffira d’appliquer le seul langage pictural, qui est celui de la perspective centrale, à l’œuvre de Courbet avec :
1 son point d’infini ainsi nommé parce que tous les points de l’œuvre (en nombre infini) peuvent se positionner en référence à celui-ci.
2 point d’infini appelé également point du sujet parce qu’il porte la trace de la position de l’œil du peintre. De cet infini le peintre en garde donc l’impression mentale ou pensée.
3 dans «l’origine du monde» ce point est hors du tableau (au-dessus et légèrement à droite de celui-ci) comme est hors du tableau le visage du modèle, de plus point et visage se superposent exactement dans cette partie manquante.
4 de cette observation on conclut logiquement, dans la réalité de l’atelier, à un face à face ou croisement de deux regards, du peintre et de son modèle.
5 dans le tableau ce face à face est soustrait, manquant, il ne peut-être que déduit des règles de la perspective.
6 aussi cette soustraction effective de ces deux figures marquées du sceau de l’infini ne peut-elle pas être une métaphore de l’invisibilité de l’infini présent dans toute rencontre de deux visages?
7 on aurait bien une conversion du regard, symboliquemnt ce serait le passage d’un masque lacanien au masque lévinassien.
De même en s’appuyant sur le dispositif de Brunelleschi enrichi et complété par la peinture du «couple Arnolfini» de Van Eyck il est démontrable (par changement de place des divers éléments de ce dispositif ou transformations) que les «Ménines» sont peintes avec le point de vue, toujours en perspective, du couple royal et qui dans la réalité de l’atelier ce même point de vue peut être occupé, avec l’ajustement des escaliers d’entrée, par n’importe quel visiteur et du peintre lui-même.
Ce qui implique que si l’infini institutionnel, origine de l’élection royale, le tableau en propose la saisie, dans un va et vient institution/peinture (la place du peintre témoin face au point d’infini avec le jeu des escaliers vus en miroir), soulignée par la main du cousin du peintre placé dans l’encadrement de la porte baignant dans une lumière sans statut réel (surnaturelle?).
Si pour Marcel Duchamp c’est l’observateur qui fait le tableau avec les Ménines c’est le tableau qui fait de chaque visiteur regardeur un sujet marqué impressionné, dans le sens typographique, du sceau de l’infini.
C’est Luca Giordano, contemporain de Vélasquez, qui déclara à propos des Ménines «c’est de la théologie en peinture» Puis-je ajouter qu’il ne croyait pas si bien dire?
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Vous avez ô combien raison Daniel. Tout est en définitive question de point de vue et de perspective, ce qui vaut pour les arts mais aussi toutes les herméneutiques. C’est d’ailleurs un sujet qui apparaît central dans les derniers billets de notre blogue.
A ce propos,la fixation du regardeur par les deux trous de voyeur pratiqués dans la porte d’Etant donnés… est une des expériences artistiques les plus troublantes de Duchamp : l’artiste a finalement repris barre sur les regardeurs en leur assignant un point de vue unique imposé par lui.
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Juillerat Daniel
à Jean Marc Bourdin
Je pense que, selon votre réponse, je n’ai pas été suffisamment explicite. En effet le fait que Marcel Duchamp fixe le regardeur par deux trous pratiqués dans la porte de «Etant donnés…» implique une perspective flottante sans point fixe comme dans la perspective artificielle mise en place par Brunelleschi d’où un langage propre à cette construction avec en particulier ce point d’infini qui normalement devrait être pensé par les regardeurs.
Il y manque cependant, une distinction, pour que mes assertions précédentes (du 2 janvier) soient plus pertinentes.
Distinctions entre deux infinis : l’infini en acte et l’infini potentiel*. Le premier étant une décision actée qui met fin au second ainsi de la suite des nombres naturels à laquelle est ajouté systématiquement le nombre suivant le dernier (infini potentiel) et qui est supposé réalisé (infini en acte).
De cet infini en acte, Cantor, le créateur de la théorie des ensembles, déduit l’existence d’autres infinis correspondant aux nombres transfinis (ainsi de l’ensemble des entiers naturels et l’ensemble des entiers naturels pairs) sans différence quantitative mais avec une intensité ou qualité autre.
Isolé dans sa recherche, parmi ses collègues mathématiciens, Cantor trouvera un écho chez des théologiens catholiques (un même Dieu infini avec trois déclinaisons ou Hypostases toutes aussi infinies) mais aussi chez Dun Scot pour qui l’unité de Dieu ne va pas sans l’infini en acte avec des attributs ou propriétés également toutes aussi infinies.
Bien que largement incomplètes, insuffisantes ces quelques explications conduisent à penser l’infini en acte à travers le langage proprement pictural de la perspective mise en œuvre dans les deux tableaux précités mais non, car absent, dans l’installation de Marcel Duchamp. Aussi l’équivalence de points de vue, me semble-t-il, ne se justifie pas : l’une s’accompagne d’une révélation par le seul langage pictural, l’autre plus spécifique à l’artiste Marcel Duchamp ne peut être généralisé aux installations (par exemple).
Pour terminer, deux déclinaisons de la Transcendance :
1 ce point d’infini pictural comme figure du retrait de Dieu permettant à l’infinité des points, dans l’espace et dans le temps, d’advenir pour composer le tableau.
2 infini en acte ou signifiant transcendantal de René Girard donnant naissance à l’infinité de sens dans le temps et l’espace de la culture humaine.
*de Jean Louis Houdebine «Excès de langages» chez Denoël publié en 1984 (je ne peux que vous le conseiller).
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