Penser (avec) René Girard : doubles sens, diptyques et métaphores

L’actualité de la théorie mimétique est incontestablement dominée en cet automne 2023 par la biographie que consacre à René Girard, à l’occasion du centenaire de sa naissance, Benoît Chantre qui fut son éditeur, son ami, son co-auteur et qui a créé l’Association Recherches Mimétiques (ARM) qu’il préside depuis sa fondation[1].

Le titre sobre de Biographie pourrait faire croire qu’il s’agit d’une narration d’un parcours de vie et d’une œuvre situés dans un contexte historique et intellectuel. Ce livre tient largement cette promesse grâce à un travail approfondi à partir d’archives souvent inédites et de nombreuses enquêtes auprès de témoins. Mais cet ouvrage ne se limite pas à cette ambition. Il nous propose également une clé ou plutôt un trousseau de clés pour entrer dans l’œuvre et la poursuivre si affinités. Parmi ces clés, trois dont la proximité et la complémentarité m’ont frappé.

Dans l’arithmétique girardienne, le chiffre trois s’impose souvent, notamment pour ses trois hypothèses majeures : mécanisme du désir triangulaire (sujet, objet et modèle médiateur), processus victimaire (“dissolution conflictuelle de la communauté”, “transfert collectif et réconciliateur contre une victime foncièrement arbitraire”, “élaboration des interdits et des rituels”), création littéraire (“héros […] médiateur entre le romancier et la matière romanesque”), les temps du religieux (“archaïque, biblique et catholique”) ou encore histoire ternaire du christianisme (Passion, révélation progressive et destructrice du mécanisme du bouc émissaire réconciliateur, Apocalypse).

Pour tenter d’aller plus loin, certains d’entre nous ont proposé de privilégier la figure géométrique du carré ou du tétraèdre (en particulier Jean-Louis Salasc avec https://emissaire.blog/2020/02/07/le-triangle-mimetique-est-il-un-carre-qui-signore/ et moi via la lecture structuraliste et sémiotique de la théorie mimétique qui est le fil conducteur de ma thèse[2]). Au demeurant la parenté de la théorie mimétique avec le structuralisme est clairement établie par la Biographie.

Pour autant, Benoît Chantre nous invite à privilégier le chiffre deux, non pas la logique philosophique du tiers exclu ou le manichéisme des oppositions idéologiques mais à travers trois figures spécifiques : le double sens qui relève du jeu de mots éclairant, le diptyque qui confronte deux termes pour structurer un propos et enfin la métaphore (également nommée analogie, c’est-à-dire “une pensée de l’identité, plus encore que de la ressemblance” offrant des “rapprochements inédits entre les êtres et les choses”).

Commençons par la fécondité des doubles sens. Ils s’appliquent le plus souvent à des verbes mais pas exclusivement. Outre les désormais bien connus contenir la violence promue par Jean-Pierre Dupuy et achever dans le titre Achever Clausewitz, Benoît Chantre nous invite à jouer avec accuser (souligner et condamner) et comprendre (saisir le sens ou contenir dans un ensemble). Trahir veut aussi à la fois dire livrer ou abandonner quelqu’un à qui fidélité est due mais aussi donner des indices sur ce qui doit demeurer caché.

Emprunté à Jacques Derrida, le pharmakon pousse plus loin encore puisqu’il signifie à la fois le poison et le remède, soit deux contraires, tout à la fois ce qui tue ou affaiblit et ce qui guérit, ce qui reste au demeurant exact pour toute pharmacopée dont l’effet salutaire ou destructeur du principe actif dépend du dosage. Le concept central de meurtre fondateur suggère aussi la coïncidence contre-intuitive entre destruction et création, violence et apaisement. Par ailleurs des expressions telles que “l’intelligence du rituel” et “l’intelligence des relations” peuvent à la fois s’entendre comme une faculté de les comprendre et leur capacité à résoudre un problème.

Le double sens est également évident dans la parole du Christ, du moins dans sa version française, que René Girard a été tenté de reprendre un temps comme titre d’un essai qui lui avait été commandé : “Mes paroles ne passeront pas” (Matthieu 24:35).

Mais le double sens n’est qu’une figure de style. Le jeu des doubles peut acquérir une puissance conceptuelle plus forte.

Pour ce qui concerne les diptyques, nous commencerons par des oxymores comme le “meurtrier innocent” que L’étranger d’Albert Camus nous invite à ne pas condamner mais aussi le “juge-pénitent” dans La chute du même auteur, lesquels forment ensemble une sorte de super oxymore littéraire : Jean-Baptiste Clamence, le personnage principal de La chute, incarne l’autocritique du défenseur et géniteur de Meursault, celui de L’étranger.

Bien entendu, il faut ranger parmi les oxymores le modèle-obstacle et sa double injonction contradictoire (imite-moi/ne m’imite pas) au cœur de la théorie mimétique.

Le dédoublement entre personnage principal et auteur de fiction est une condition de la conversion (ou “incarnation”) romanesque qui exige le sacrifice de l’un par l’autre pour ne laisser subsister que l’œuvre accomplie. Le grand romancier ne reflète pas, il révèle. Il doit privilégier l’émergence de la symétrie et non celle de la dissymétrie. Sont en jeu dans le roman une mort et une résurrection (“accepter de mourir à soi-même et de renaître aux autres”), la conclusion apparaissant comme un commencement. Quant à l’histoire du roman, elle nous conduit de la médiation externe dans Don Quichotte où l’admiration à distance travaille le personnage à la médiation interne de plus en plus rapprochée des personnages de Dostoïevski qui mêlent vénération et détestation d’autrui, autrement dit le long cheminement de la modernité allant de la transcendance verticale admirative à la transcendance déviée envieuse, jalouse et haineuse. Mais aussi des oppositions sont à l’œuvre entre violence et vérité, violence et sacré et, bien sûr, vérité et mensonge. L’opposition entre les processus d’indifférenciation et de (re-)différenciation est également féconde de même que “le contraste entre l’infini de la nature et la finitude de la condition humaine” écrit René Girard à propos de l’œuvre de Malraux.

Il en va de même de la foule et de la victime du lynchage (tous contre un), de l’accusateur (Satan) et du défenseur (Paraclet). Pour René Girard, une différence essentielle est à établir ainsi entre les mythes de fondation qui relatent les événements selon le point de vue des persécuteurs et la Bible qui privilégie celui des victimes. L’alternative du sacrifice de l’autre ou pour l’autre (ou de soi) est également déterminante, du jugement de Salomon à la Passion.

L’opposition entre démythification qui “met à jour les contradictions entre destin et liberté” et démystification qui les “dissimule” (voire la “démystification mystifiante” que seraient la psychanalyse, la sociologie marxiste ou encore le post-structuralisme et son avatar la déconstruction) est particulièrement signalée par Benoît Chantre. En littérature se distinguent ainsi une subjectivité première et une subjectivité seconde : cette dernière permet seule d’accéder à “une “intersubjectivité radicale”, une identité apaisée qui n’a plus rien à voir avec une « équivalence conflictuelle”.

Plus généralement, René Girard promeut, notamment dans Des choses cachées…, le Logos johannique, “l’oracle du monde occidental”, dit ici le plus souvent “Logos de (la) vie” qui contient et comprend le Logos héraclitéen, la parole de vie s’opposant à une parole du monde. Il estime que la méconnaissance peut, sous certaines conditions, être dissipée par la révélation reçue à l’occasion d’une conversion, qu’elle soit littéraire ou spirituelle. Il distingue les lectures chrétiennes sacrificielles et non sacrificielles des textes bibliques.

Le couplage apocalyptique relie en outre l’effondrement et la révélation : il trouve un écho dans l’admirable formule d’Hölderlin qui clôt Achever Clausewitz et donc qui est une conclusion en forme de commencement (un testament) de l’œuvre girardienne : “Là où est le péril, croît aussi ce qui sauve”.

Autre rapport entre deux figures, la relation d’englobement apparaît aussi dans un mythe amérindien qui explique la naissance de la lune et du soleil issue de l’opposition entre un dieu fanfaron et un dieu plus modeste et courageux. Une relation d’enveloppement est également observable entre Œdipe et Tirésias, le “savoir d’enquête” du premier finissant par être enveloppé par le “savoir oraculaire” du second. Plus classiquement, les frères ennemis tels Polynice et Etéocle apparaissent comme plus significatifs que la relation au père qu’a hypostasiée la psychanalyse en croyant à la réalité et à l’universalité du mythe d’Œdipe.

Une relation d’enchaînement est aussi possible comme dans la “double substitution : de la victime émissaire à la communauté et de la victime rituelle à la victime émissaire”.

Pour René Girard, une différence essentielle est à établir en outre entre les mythes de fondation qui relatent les événements selon le point de vue des persécuteurs et la Bible qui adopte celui des victimes. Loin de se contenter de poser des alternatives, René Girard nous suggère des articulations variées entre leurs deux termes.

Ces différents exemples ici juxtaposés suggèrent la profondeur et la subtilité de la pensée girardienne si fréquemment fondée sur des diptyques qui lui sont propres le plus souvent. Et pourtant nous ne sommes pas encore parvenus au bout de notre parcours parmi ces multiples dualités.

La métaphore[3] et la pensée analogique permettent en effet de dépasser et d’articuler les diptyques en nous fournissant une image littéraire que les principes de non contradiction, du tiers exclu et de l’identité chers aux philosophes ne nous permettent pas de considérer. À son niveau le plus élevé, le roman se présente comme une métaphore “quand il témoigne d’une “conversion”, ce que René Girard nomme une “incarnation romanesque””. Benoît Chantre nous dit aussi que “le temps proustien se contractant et se détendant, descendant dans les abîmes du désir et remontant dans les illuminations de la réminiscence, est devenu une “vaste métaphore””. La “maîtrise de l’analogie”, que permet seule la grande littérature, est “une aptitude à la critique interne”.

Une distinction frappante nous est proposée avec Œdipe Roi de Sophocle : l’interrogation de la Sphinge est-elle une énigme à résoudre par un héros qui se croit omniscient ou une métaphore à comprendre sur le sort qui l’attend ? Benoît Chantre nous prévient de la difficulté de l’exercice et nous met en garde : “Penser analogiquement, ce n’est pas tout ramener au même, mais “faire ressortir les différences en multipliant les contrastes”. L’identité n’est pas l’équivalence, « une communion n’est pas une unanimité.”

La pensée analogique est en outre au principe de la méthode de Claude Lévi-Strauss et, plus généralement, du structuralisme, dépassant ainsi le seul cadre de la littérature et du religieux pour s’étendre aux sciences humaines et sociales, sous réserve de ne pas sombrer dans un formalisme stérilisant. Dans le processus morphogénétique d’hominisation et de naissance des institutions humaines, ce serait analogiquement qu’une victime de substitution symbolise dans le sacrifice la succession des victimes des meurtres fondateurs. 

Dans le domaine de la foi qui côtoie, pour René Girard, celui de la science, comme “toute métaphore épouse les exigences de la vérité intersubjective”, la Trinité chrétienne, inversant la logique infernale du désir triangulaire, est la métaphore parfaite de ce que Girard appelle l’ “oracle originel”, où dans l’Esprit le Fils se fait Verbe du Père”. L’affirmation prophétique prend appui sur la métaphore. J’en trouve un exemple qui me semble particulièrement probant avec “la pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle” (psaume 118 repris dans les évangiles synoptiques, les actes des apôtres et certaines épîtres).

Par ailleurs, même si Benoît Chantre n’y insiste pas, il serait difficile de ne pas mentionner à ce point le langage parabolique sur la puissance duquel Hervé van Baren ne cesse d’appeler notre attention et qui, à l’évidence, recourt à l’analogie pour nous toucher à défaut de nous faire entendre directement la parole de vie (https://emissaire.blog/2023/06/27/le-langage-parabolique-des-evangiles/ ).

Il faut enfin signaler, dans un registre proche, l’art de l’allusion qu’a pratiqué René Girard dans les années 1960 lorsqu’il évitait de mettre en avant sa conversion au catholicisme parmi ses arguments et qui relève sans doute également de l’analogique, même si la métaphore s’y déploie alors en mode mineur.

Nous retrouvons dans ces trois figures de style le génie particulier de René Girard qui met en évidence de l’identique là où nous sommes enclins voir des différences et du différent dans ce qui nous apparaît de prime abord identique, “l’identité dégagée [étant alors] une communion accomplie”. Pour moi, le double sens fait différer les significations d’un même mot ou d’une même locution pour rendre leur confrontation féconde tandis que la métaphore nous fait voir la réalité de la mimesis d’un point de vue inédit ou inouï. Elle est dans son esprit ce qui fait la force des grands romanciers, dramaturges et poètes ainsi que du biblique : loin de nous plonger dans les ténèbres de l’abscons, elle nous conduit aux lumières de la révélation. Quant au diptyque, il relève de la comparaison entre deux termes qui ne sont pas nécessairement dans une relation de contrariété (ou opposition), de contradiction ou de complémentarité telles qu’elles sont schématisées dans le carré sémiotique du linguiste structuraliste Algirdas Greimas, mais dont la confrontation offre une nouvelle intelligibilité des rapports humains : ainsi par exemple du modèle-obstacle qui définit clairement les rivaux et l’identité des doubles monstrueux qu’ils risquent de devenir ; ou encore le mécanisme de la victime arbitraire dont le mythe subséquent engendre de manière complémentaire des obligations (les rites) et des prohibitions (les interdits) pour rétablir la paix dans la communauté. 

Au terme de ce glanage dans la Biographie de René Girard que nous offre Benoît Chantre, nous sommes en mesure de mieux apercevoir tout le travail qui a permis l’émergence de trois idées que d’aucuns pourraient finir par trouver simples grâce aux succès de la théorie mimétique : le mécanisme fondateur de la victime émissaire, le caractère mimétique de nos désirs et la révélation chrétienne en chemin vers l’Apocalypse.

Pour conclure et, qui sait, en vue d’un commencement nouveau, “la pensée girardienne, nous dit Benoît Chantre, vise à saisir, au-delà des mirages de l’imaginaire finissant par enfermer le sujet dans une différence trompeuse, l’identité de tous les êtres, pour le meilleur et pour le pire.”

ANNEXE

Je vous invite à jouer à un petit jeu pour vérifier si la mise en exergue des trois figures de style que sont les doubles sens, les diptyques et les métaphores dans l’œuvre de René Girard est pertinente. Choisissez parmi les titres des livres de notre auteur ceux que vous avez en mémoire et demandez-vous s’ils recourent à une de ces figures de style.

Je me suis livré à l’exercice et voici ce à quoi je suis parvenu. Mes choix sont susceptibles d’être discutés. Il me semble néanmoins que l’exhaustivité de ce tableau est un élément intéressant même s’il peut encourir la critique d’un trop grand systématisme. Pour moi, l’essentiel est que vous vous soyez livré à l’exercice en conservant à l’esprit son caractère ludique !

Mensonge romantique et vérité romanesquedouble diptyque entrecroisé : mensonge/vérité et romantique/romanesque
Dostoïevski : du double à l’unitédiptyque double/unité
La violence et le sacrédiptyque violence/sacré
Critique dans un souterraindouble sens (allusion au Sous-sol de Dostoïevski et au critique qu’est René Girard)
Des choses cachées depuis la fondation du mondemétaphore (et peut-être double sens sur l’enseignement biblique et girardien)
Le bouc émissairedouble sens (sens propre du rite du Lévitique et usage figuré contemporain du terme)
La route antique des hommes perversmétaphore, forme au demeurant théorisée dans l’essai
Shakespeare. Les feux de l’enviemétaphore des “feux”
Quand ces choses arriverontdiptyque avec Des choses cachées…
Je vois Satan tomber comme l’éclairmétaphore
Celui par qui le scandale arrivedouble sens (évangélique et René Girard)
Evolution and conversion (titre original de Les origines de la culture)diptyque
La voix méconnue du réelmétaphore
Achever Clausewitzdouble sens du verbe achever
De la violence à la divinitédiptyque

[1] ARM dont notre blogue est une émanation et dont je suis membre (mention pour éviter que des esprits chagrins dénoncent à propos de ce présent billet un risque de conflit d’intérêt…).

[2] René Girard, philosophe politique malgré malgré lui et René Girard, promoteur d’une science des rapports humains, Paris : L’Harmattan, 2018.

[3] Au moment où le jeune René Girard quitte la France pour préparer sa thèse aux États-Unis, il s’éloigne également de l’aura de René Char et d’un retour du surréalisme sur la scène artistique de l’après-guerre. Or le surréalisme recourt volontiers à la métaphore filée. Mais alors le jeu gratuit est au principe de ces créations dans l’espoir de troubler les sens des lecteurs et spectateurs. La métaphore est au contraire pour René Girard une voie d’accès poétique aux vérités anthropologiques les plus profondes. Il la prend au sérieux là où les surréalistes y recourent comme un mécanisme de création insolite et distrayant.

16 réflexions sur « Penser (avec) René Girard : doubles sens, diptyques et métaphores »

  1. C’est curieux chez les philosophes ce besoin de faire des phrases … Mais c’est vrai que la bio de notre Benoît national est étourdissante de culture et d’analyse savante , ainsi que le compte-rendu de l’ami Jean Marc .Heureusement pour le lecteur moyen ( très moyen mais passionné) le maître René savait être d’une limpidité le mettant à la portée de tous !

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    1. Oui, Jacques Legouy, quelqu’un qui cite « les tontons flingueurs » ne peut pas être complètement mauvais (comme disait WC Fields à propos des enfants et des chiens). Cependant, merci à JMB pour son exégèse dialectique de RG.

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  2. il est effectivement essentiel de savoir rester simple quand il s’agit d’exprimer la toute simplicité du génie.
    Il est néanmoins tout à fait passionnant en ne comprenant pas, et de loin, tout ce que Girard a pu inspirer aux exégètes, d’accéder au partage essentiel de ce que Mr Bourdin appelle la parole de vie, celle-là qui dévoile sous nos complexités la pierre qui pave notre réalité partagée.
    C’est en décrivant celle-ci, qui appartient à tous au vu de sa réalité, qu’on peut s’apercevoir que, quoique nous fassions nous sommes en communion, qu’il est donc vain de se perdre en volonté dominatrice d’unanimité plutôt que d’apprendre à se supporter différends, au risque sinon de devenir semblables en nos volontés d’affirmation particulière.
    Au point où j’en suis du roman chantrien, j’ajouterai ce que je ne suis pas sûr, en mon état d’érudition, de pouvoir appeler diptyque en ma participation au jeu proposé par Jean-Marc, l’opposition sartrienne entre l’être et le néant qui me rappelle analogiquement, interprétation tout à fait personnelle, la définition girardienne de la juste frontière, celle qui sépare l’amour du ressentiment.
    Il y a là un saut logique, une capacité de danseur de fil au dessus des enfers qui échappe à tout philosophie, en témoigne le sourire éclatant de la photographie de couverture de la biographie qui vivifie le propos insolent de Girard à Merleau-Ponty quand il lui dit que sa théorie est une conversion avortée.
    Nous sommes chez Molière et Sganarelle, à notre juste place qui est seconde, usant alors intelligemment de notre liberté pour savoir rire ensemble de nos travers de grands singes qui ont une très sérieuse tendance à se prendre pour des rois, louant au passage le seigneur de nous éviter pour ce faire de devoir clouer l’un d’entre nous pour dénouer le tragique écheveau, préférant désormais l’implacable métamorphose malrucienne à l’amnésie des sinistres recommencements :

    « Si le destin de l’humanité est une Histoire, la mort fait partie de la vie ; mais sinon la vie fait partie de la mort… Si les structures mentales disparaissent sans retour comme le plésiosaure, si les civilisations ne sont bonnes à se succéder que pour jeter l’homme au tonneau sans fond du néant, si l’aventure humaine ne se maintient qu’au prix d’une implacable métamorphose, peu importe que les hommes se transmettent pour quelques siècles leurs concepts et leurs techniques, car l’homme est un hasard et, pour l’essentiel, le monde est fait d’oubli. »

    Les Noyers d’Altenburg, A. Malraux

    La simple carte de visite du compagnon d’espoir que Girard reçut en seule réponse à son envoi signifiait-elle que Malraux n’avait pas entendu que sa définition de l’implacable était une invitation à se transformer pour l’anthropologue, on peut le soupçonner, ce qui n’empêchera pas l’insolent chartiste d’affirmer qu’ il nous est loisible d’envisager comme proposé par le récit christique et quoique en dise Aristote et toute la philosophie, de devenir parfaitement incroyant en la violence, de louer les dés du hasard d’avoir su tirer la martingale humaine qui a la chance, si elle le souhaite, d’appartenir à la joie.

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    1. Merci Aliocha (toujours mystérieux pour moi mais pseudo si bien trouvé) de vos commentaires toujours bienveillants et soucieux d’apporter des analyses complémentaires.
      Vous avez raison : mon énumération fastidieuse des diptyques ne pouvait être exhaustive. Vos apports sont tout à fait fondés. La structuration de René Girard à ceci de passionnant qu’elle est souvent inattendue : par exemple l’être et le néant est beaucoup plus immédiat intuitivement que vionece et sacré.

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  3. La joie, oui, unique antidote à la démence, d’accepter la divine destinée qui nous est proposée.

    FIGARO
    Regardez Bartolo,
    on dirait une statue !
    Il me fait mourir
    de rire !

    TOUS
    Il me semble que ma tête
    est tombée dans une forge,
    et que jamais ne cessera
    des enclumes résonnantes
    le vacarme grandissant.
    Frappant tour à tour l’une et l’autre,

    des marteaux horriblement lourds
    font d’une harmonie barbare
    résonner voûtes et murs.
    Et le malheureux cerveau,
    étourdi, abasourdi,
    ne raisonne plus, se trouble,
    est réduit à la folie.

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  4. Si je puis me permettre, et en évitant de « faire des phrases », je voudrais juste attirer l’attention sur le fait que dans le titre du deuxième ouvrage de René Girard, « La Violence ET le Sacré », la conjonction « et » n’est pas disjonctive, comme dans « Mensonge et Vérité », elle est copulative ; elle ne sépare pas la violence du sacré, elle les rapproche au contraire jusqu’à les identifier l’un à l’autre. Le sacré, c’est la violence à la fois sacralisée et domestiquée. Tenue à distance et ritualisée.
    Dans ses premiers écrits, le lecteur de Saint John Perse fait du sacré « un centre immobile au milieu du mouvement », une sorte d’absolu, quelque chose d’intemporel et de divin « qui se profile derrière l’absurde ». Mais quinze ans plus tard, instruit par la lecture attentive et géniale de toute la grande littérature anthropologique de la fin du 19ème et du début du 20ème siècles, c’est à partir du sacrifice que René Girard pose la question du « sacré » : « pourquoi, écrit-il, ne s’interroge-t-on jamais sur les rapports entre le sacrifice et la violence? » Interrogation qui débouche sur un constat : « c’est la violence qui constitue le cœur véritable et l’âme secrète du sacré. » (p. 51)

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    1. Oui Christine, c’est pourquoi j’ai choisi le terme diptyque qui postule une articulation. Nous sommes dans quelque chose de plus subtil que l’être et le néant par exemple car ce n’est pas une simple opposition. Dans ton exemple, le sacré est une violence destinée à éviter une violence plus grande.

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      1. On est bien d’accord, Jean-Marc. Et je voudrais réparer un oubli en te félicitant pour ton billet qui non seulement nous fait « réviser » de façon rigoureuse la théorie mimétique, mais nous permet de repérer plus que des figures de style, les éléments de structuration de la pensée de René Girard : le diptyque, en effet relève plus d’un rapprochement fécond ou d’une comparaison entre deux termes que d’une opposition binaire.
        Sortant de la lecture des premiers écrits de Girard tels que la « Biographie » nous les livre et explique et ayant suivi avec le plus grand intérêt la première de la série de conférences d’Hervé van Baren, j’ai été frappée par l’évolution de la pensée de René Girard à propos du sacré. Avant sa conversion, il en fait l’équivalent d’une transcendance qui affleure dans les poèmes de Perse et dans les romans de Malraux, permettant de résister à l’avancée du non-sens et de l’absurde dans la littérature d’après-guerre. Dans La Violence et le Sacré, même si, comme le dira Pierre Manent, « il a quelque chose à cacher » (sa conversion), il révèle le mécanisme victimaire, la fondation violente des communautés humaines et la violence ritualisée comme condition de leur survie. Et ce qui est, par la suite, l’objet d’une véritable Révélation, avec sa dimension apocalyptique, ce sera le diptyque sacré/saint : cette fois une opposition frontale entre le logos de la violence et du sacré qui a été celui de la « survie » (sacré et survie fortement compromis par la désacralisation moderne) et le logos de l’amour ou « logos de vie » proposé par les Evangiles.

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      2. J’ai réalisé (la lecture de LA biographie est décidément très inspirante) que dans toute la production girardienne, on cherchera en vain une condamnation du sacré, ou son contraire, une condamnation des tentatives de destruction du sacré. Girard étale des faits sans jamais juger. cette position « neutre » traduit ce que vous dites, Christine et Jean-Marc. Un diptyque, aussi, entre ces deux tendances, le traditionalisme et le progressisme, mais aussi un déséquilibre qui se nomme l’Histoire. L’un de ces panneaux dévore l’autre. L’effondrement du sacré est écrit dans notre destin, c’est toute la pensée apocalyptique de Girard, et il n’y a lieu ni de s’en réjouir, ni de s’en lamenter. Comment ne pas voir, avec cet éclairage, que c’est ce que nous sommes en train de vivre, dans une accélération continue du processus ? La violence qui ne produit plus que de la violence, les pires horreurs qui côtoient la meilleure compassion. A Gaza, on largue des bombes et on décapite des enfants, mais des centaines d’hommes et de femmes risquent leurs vies pour en sauver d’autres, ou pour nous montrer la réalité de la guerre. Nous sommes, décidément, à un point de basculement.

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  5. A propos du diptyque, même dans MR&VR, l’opposition suggérée par mensonge et vérité est en fait une articulation entre avant et après la conversion de l’art (l’incarnation romanesque suggère que c’est ce processus qui est intéressant plutôt qu’une opposition statique et classificatoire). Par la suite, RG est passé à méconnaissance/révélation, ce qui est à mon avis plus puissant.

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    1. Je « like » chaleureusement les deux commentaires qui suivent et viennent compléter le mien. Quel plaisir de faire partie d’une bande de « disciples », avec cet avantage sur ceux du Christ, ou ce désavantage, d’avoir le sentiment de comprendre ce que dit le Maître sans le secours du Saint-Esprit. Mais, quand même, avec l’aide du chef de l’ARM, que nous remercions tous pour sa Biographie.

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      1. Qui est donc le Maître, si ce n’est le Rabbi ?

        « En vérité, en vérité, je te le dis, si un homme ne naît d’eau et d’Esprit, il ne peut entrer dans le royaume de Dieu. 6Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l’Esprit est esprit. 7Ne t’étonne pas que je t’aie dit: Il faut que vous naissiez de nouveau. 8Le vent souffle où il veut, et tu en entends le bruit; mais tu ne sais d’où il vient, ni où il va. Il en est ainsi de tout homme qui est né de l’Esprit.

        9Nicodème lui dit: Comment cela peut-il se faire? 10Jésus lui répondit: Tu es le docteur d’Israël, et tu ne sais pas ces choses!

        …Il faut qu’il croisse, et que je diminue. »

        https://saintebible.com/lsg/john/3.htm

        ¯¯¯¯¯¯¯¯

        « Le sang païen revient ! L’esprit est proche, pourquoi Christ ne m’aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l’Évangile a passé ! l’Évangile ! l’Évangile.

        J’attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité. »

        http://www.mag4.net/Rimbaud/poesies/Sang.html

        Grâce à Girard, non seulement le Rabbi nous aide, mais nous sauve.

        Mon cœur est devenu capable
        D’accueillir toute forme.
        Il est pâturage pour gazelles
        Et abbaye pour moines !

        Il est un temple pour idoles
        Et la Ka’ba pour qui en fait le tour,
        Il est les Tables de la Thora
        Et aussi les feuillets du Coran !

        La religion que je professe
        Est celle de l’Amour.
        Partout où ses montures se tournent
        L’amour est ma religion et ma foi.

        Ibn’Arabi, L’Interprète des désirs

        Merci à tous

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