Relations internationales : humiliation, oligarchie et désir triangulaire 

La découverte de la pensée anthropologique de René Girard il y a maintenant dix ans m’a mené à l’identification d’un désir mimétique triangulaire à l’œuvre dans l’arène internationale : le désir de respectabilité ou de puissance, le désir d’avoir voix au chapitre. Lorsque ce désir n’est pas satisfait, il engendre une passion négative, le sentiment d’humiliation. En ceci qu’il mène à des affrontements coûteux en vies humaines, persiste dans le temps, et semble davantage insensible aux traditionnels mécanismes de résolution de conflits, il importe qu’il soit mis en lumière. Signe des temps, le sentiment d’humiliation échappe aux acteurs officiels, pour mouvoir des foules désormais numériques et anonymes, aggravant le potentiel conflictuel. L’hypothèse est simple : dans l’arène internationale, le désir de respectabilité et d’égalité, promu et imposé par le cadre philosophique démocratique et égalitaire de l’ONU, le cadre des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale et de la guerre froide, semble dans la pratique inatteignable.

De nombreux acteurs se confrontent trop souvent au mur infranchissable de la gouvernance oligarchique de l’arène internationale par un petit nombre de « grands pays », les puissants, qui semblent vouloir jalousement garder pour eux-mêmes leur puissance, la capacité d’agir, donc la dignité, et la respectabilité. Par là même, ils excluent les autres pays des véritables processus de décision, malgré le discours officiel et à l’encontre la promotion et imposition de l’idéal démocratique occidental. Il s’agit, pour Bertrand Badie (La Diplomatie de connivence, les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, 2011), d’un arrogant directoire clos, doté du privilège de décider pour le reste de l’humanité. Cet accès barré à un monde promu, engendre des sentiments d’humiliation, moteurs d’affrontements pluriels. Ces derniers peuvent prendre la forme d’escalades de la violence entre les détenteurs de la puissance réelle et symbolique, et ceux qui s’en trouvent injustement lésés.

Ainsi, les détenteurs protègent leur privilège d’autant plus fermement qu’ils le savent désiré par d’autres. Ainsi peut-on comprendre les acteurs humiliés comme les victimes d’un système, qui les emprisonne dans une incapacité à être et agir comme les acteurs indépendants et capables : on voudrait qu’ils y restent, tout en leur faisant miroiter cet idéal. Du fait de l’émergence et de l’évolution des opinions publiques désormais numérisées, ces escalades impliquent désormais davantage d’individus dans leurs vies quotidiennes et échappent au contrôle des États souverains. C’est cette identification du désir triangulaire ayant la respectabilité et la puissance comme objet de désir rivalitaire, que je souhaite soumettre à la réflexion. 

Dans un processus de lutte, le sujet (désirant) et le médiateur (possesseur) s’engageront dans une escalade de plus en plus violente, la crise, où l’un sera vainqueur et l’autre vaincu. Dans ce processus d’escalade, un mécanisme de violence mimétique se mettra en place : le sujet et le médiateur, en compétition pour la possession de l’objet, finiront par s’imiter dans la violence. Ils légitimeront leur violence par l’action de l’autre, et seront pris par le mouvement et la force d’inertie de ce cercle vicieux. En raison des nouvelles technologies de destruction, ce mécanisme peut mener l’annihilation de tous. (« Achever Clausewitz », 2022

Depuis quelques années, le sujet de l’humiliation dans les relations internationales est évoqué sous le prisme des identités meurtrières et de la revanche des passions, mettant un terme à la croyance en une mondialisation heureuse. Si l’humiliation ressentie est source de conflits, c’est que les acteurs tendent au même but, désirent le même objet : la respectabilité, la puissance, une place à la table où se prennent les décisions. DansVive deux culture, comment peut-on être franco-persan ? » (2022), Bertrand Badie relate l’arrivée à Paris de son père, Mansour Badie, en provenance de la Perse de Reza Shah Pahlavi et en quête d’un Occident rêvé, idéalisé, à l’âge de 18 ans, avec toute sa famille. Étudiant sur les bancs de l’école républicaine, engagé pendant la Résistance et médecin urgentiste pendant la guerre, épris d’une femme issue de la bourgeoisie soissonnaise, qu’il épouse, Mansour Badie surmonte ou plutôt fait fi des préjugés sociaux et culturels. On lui refusera le droit de s’installer comme chirurgien à la Libération. Son fils Bertrand, l’auteur, sera traité de « bicot-youpin » et prendra conscience de sa différence par les regards portés sur elle, dans les cercles conservateurs et élitistes parisiens de son enfance. Cette expérience personnelle semble être l’origine de sa sensibilité aux mécanismes de pouvoir et d’humiliation dans les relations internationales. 

Dans « La Diplomatie de connivence », (2011), Badie soulignait la prétention des « grands », c’est-à-dire l’alliance des États les plus puissants, héritiers du système de Westphalie, à se maintenir seuls au poste de pilotage de la diplomatie mondiale. Une alliance des grands qui se partagent le monde, aussi appelée « la communauté internationale », bien qu’elle ne comprenne que l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Australie. Grosso modo, c’est un monde post-bipolaire : l’Occident vainqueur de la guerre froide contre le reste du monde. C’est là, pour reprendre les mots de Badie, « un entêtement oligarchique » du Conseil de Sécurité, du G8, du G20. « Figée dans un fonctionnement d’exclusion, (la diplomatie de connivence) suscite la contestation d’États (…), d’opinions publiques et d’acteurs – parfois armés – frustrés d’être écartés de la prise de décision. Limitée dans ses performances et protectrice de ses privilèges, elle met en scène la volonté de résoudre de grandes crises, comme celles affectant l’économie mondiale, sans parvenir à des réformes concrètes. » [1] 

Dans Le Temps des humiliés (2019), Badie disserte sur l’humiliation, devenue l’ordinaire des relations internationales. « Rabaisser un État, le mettre sous tutelle, le tenir à l’écart des lieux de décision, stigmatiser ses dirigeants : autant de pratiques diplomatiques qui se sont banalisées au fil du temps. » [2] Les origines de l’humiliation, selon Badie, sont les conquêtes coloniales du XIXe siècle occidental (qui coïncident avec l’émergence de la presse écrite), le revanchisme de l’entre-deux-guerres,  la mauvaise gestion de l’accès à l’indépendance des pays colonisés, ainsi que la réalité de l’exercice entravé de cette indépendance. Elle a donné naissance à des hiérarchies de souverainetés inégales. Cette humiliation devient, depuis un siècle, avec l’émergence des opinions publiques de plus en plus puissantes, une force créatrice de mouvements sociaux, de formes nouvelles de confrontations qui échappent aux acteurs traditionnels étatiques, une force amplifiée par les réseaux sociaux dans un monde de plus en plus médiatiquement connecté. L’humiliation de tous par tous est permise par le phénomène de « socialisation des relations internationales » : les victoires et défaites, réelles ou fantasmées, ne concernent plus seulement les Princes mais avant tout leurs sujets, dont les égos sont très personnellement affectés, voire meurtris. Et ce quand bien même ils n’ont pas été personnellement victimes de la guerre. Dans ce nouveau contexte, l’humiliation est identifiée comme un stigmate, « mémoire, récit collectif et même, plus déterminant encore, récit fondateur, celui qui ne s’abroge pas par décret. » [3] Bertrand Badie voit dans la montée des populismes la confirmation du rôle structurel de l’humiliation, et de la réaction à celle-ci, sur les scènes politiques nationales et internationales : l’humilié d’hier devient l’humiliateur d’aujourd’hui, ou souhaite ardemment le devenir.

Badie distingue quatre types d’humiliation : premièrement, l’humiliation par abaissement, par stratégie volontaire. Deuxièmement, l’humiliation par déni d’égalité : certains sont plus égaux que d’autres. Troisièmement, l’humiliation par relégation. Finalement, l’humiliation par phobie, moquerie. Attention cependant, l’humiliation n’est coûteuse que pour celui qui la ressent, explique-t-il, car celui qui l’émet n’en est pas forcément pleinement conscient. L’émetteur devra parfois attendre la réaction négative de l’humilié pour se rendre compte de l’existence d’une hostilité, dont il ne comprend pas toujours les origines. Le titre semble être un habile clin d’œil au « Temps des oubliés » du philosophe français Fred Poché, qui pense la démocratie à partir des personnes « subalternes » que l’on oublie trop souvent dans les diverses procédures de décisions les concernant, et à qui il est nécessaire de redonner une voix. 

Ainsi, affects et sentiments de révolte face au « deux poids deux mesures », face à la duplicité des puissants qui imposent un modèle de gouvernance démocratique tout en barrant l’accès à la table des négociations, sont un moteur de passions pouvant trouver un exutoire dans la violence. Les acteurs traditionnels (les États), mais désormais également les foules indistinctes des opinions publiques numérisées (leurs électorats), désirent la respectabilité et le pouvoir que le modèle démocratique libéral qui est promu (ou imposé) leur promet sans leur donner. Ils sont humiliés par l’accès barré à la table des négociations par une caste oligarchique. Leur niveau de sensibilité à l’humiliation, souvent inconnu des humiliateurs, est fonction des récits et croyances identitaires qu’ils ont d’eux-mêmes. Qu’un acteur ou ensemble d’individus se perçoive comme un ancien puissant, conquérant, juste et bon, désormais humilié, voilà qui décuple le ressentiment et le désir de revanche. Bertrand Badie et René Girard ont ceci de commun de prendre pleinement en considération les désirs et émotions des individus, et des agrégations d’individus que sont les peuples : ces émotions sont au cœur de leurs travaux. Dans Achever Clausewitz, Girard se livre à une analyse apocalyptique et déplore que le libéralisme individualiste n’ait en rien libéré les hommes de la rage mimétique qui les pousse à convoiter et haïr l’individu ou le pays d’à côté, et cela jusqu’à vouloir l’annihiler. Résultat de la socialisation des relations internationales, la guerre, autrefois continuation de la politique par d’autres moyens, risque de n’être désormais commandée que par la rage des masses déchaînées et de chefs parfois suicidaires. C’est une application à l’arène internationale moderne de la dégradation des relations par l’indifférenciation d’individus portés à se détester mutuellement : « Dans une société démocratique qui ne hiérarchise pas les relations entre sujets désirants et modèles, l’imitation de n’importe qui par n’importe qui crée (…) un monde concurrentiel où chacun est le rival de tous, où disciples et modèles deviennent interchangeables, des « doubles », ce qui engendre une lutte souterraine des consciences et fait proliférer ces sentiments modernes, selon Stendhal, qui sont « l’envie, la jalousie et la haine impuissante » [4].  

Cette réflexion implique deux choses. Premièrement, il faut accepter de voir et d’identifier le caractère délétère de cette captation oligarchique du principe de démocratie et d’égalité en relations internationales, ainsi que le désir auto-renforcé des oligarchies. Il faut s’orienter vers un principe de solidarité réelle dans la gestion des enjeux politiques internationaux. Réduire les occasions d’humiliations permettrait de désamorcer les bombes, les arsenaux qui nous menacent tous. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille céder à toute captation de rentes victimaires, qui font la prospérité des marchands de passions en quête de pouvoir. 

Deuxièmement, et c’est ethnologiquement et psychologiquement parlant une autre paire de manches, il faut proposer, face à la logique du duel, une éthique de résistance au désir mimétique requise par notre temps. C’est, pour Benoît Chantre et René Girard, dans Achever Clausewitz, s’autoriser une admiration qui ne mène pas au désir de possession, et de captation. Une admiration ou valorisation qui n’est pas une dépréciation automatique de soi. La reconnaissance et la valorisation des différences peuvent être l’un des antidotes efficaces aux crises d’indifférenciation découlant de l’humiliation. 


[1] https://sciencespo.hal.science/hal-03393867 

[2]  https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/geopolitique-et-strategie/temps-des-humilies_9782738147233.php

 [3] Le Temps des humilités, page 10  

[4] https://www.renegirard.fr/57_p_44427/ledesirtriangulaire.html 

8 réflexions sur « Relations internationales : humiliation, oligarchie et désir triangulaire  »

  1. La seule chose qui me dérange dans cette remarquable analyse des racines des conflits qui secouent le monde, c’est le « il faut » de la conclusion. On ne peut pas lire Achever Clausewitz seulement comme la pensée qui permet ce genre d’analyse ; « il faut » aussi y lire le constat apocalyptique que rien d’humain ne peut freiner cette « montée aux extrêmes ». Pour Girard, la conclusion est plutôt « il faudrait, mais ce n’est pas possible ». L’auteur de l’article s’appuie encore sur une mythologie humaniste qui est en cours de démembrement. « Il faut s’orienter vers un principe de solidarité réelle dans la gestion des enjeux politiques internationaux » : c’est un vœu pieux dont la récente histoire montre assez l’irréalisme. Le bon « il faut » se situe à la toute fin : « il faut proposer, face à la logique du duel, une éthique de résistance au désir mimétique requise par notre temps. ». Mais « il faut » aussi avoir le courage de constater que le socle idéologique sur lequel nous nous appuyons encore, notamment pour penser les relations internationales, est incapable de réaliser cet exploit. Toute l’œuvre girardienne insiste sur la nécessité d’une conversion, au sens religieux du terme mais paradoxalement libérée du religieux, pour réaliser cette prouesse, qui est bien plus de l’ordre d’une révolution ontologique que d’un choix raisonnable.

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  2. Pour prolonger le commentaire de Hervé van Baren, voici un passage d’un article de Stéphane Vinolo (La majorité contre la foule), article qui fait partie du dossier : René Girard politique, paru dans Cités 53 aux Puf en 2013 et réimprimé en 2023. Commentant « Achever Clausewitz », Vinolo écrit : « La seule option envisageable est donc au-delà du politique. Il faut espérer une conversion soudaine, miraculeuse et totale de l’humanité au message du Christ, c’est-à-dire au renoncement absolu à la violence : « pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète des représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes. » » Dans une note de bas de page, Vinolo ajoute : « Nous ne saurions que trop insister sur ce « suffirait » absolument délicieux. » Je trouve aussi…
    Mais les évènements qui se déroulent actuellement au Proche-Orient effacent mon sourire.

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  3. Monsieur Julien, vous venez de décrire, je pense, la foi et l’espérance, qui ne prennent leur plein sens que lorsque les rêves deviennent cauchemar et les bonnes intention, impuissance.

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    1. Hervé (si vous me permettez), vous savez peut-être que je ne suis pas croyant, mais que j’adhère sans réserve à la théorie mimétique. Je n’ai fait que citer un auteur que vous connaissez, j’en suis sûr. La montée aux extrêmes dans la bande de Gaza fera, je l’espère en tout cas, l’objet d’un ou de plusieurs billets sur le blog.

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      1. Le commentaire auquel je réponds apparaît comme anonyme, mais je suppose qu’il est de Claude Julien.
        Claude,
        Je respecte évidemment vos convictions, et je suis désolé si mes propos ont donné l’impression d’une récupération religieuse. Cela me frappe comme, en ces « temps de la fin », certains athées portent une parole évangélique, alors que certains « croyants » adoptent de plus en plus la voix du monde. Parfois une parole émerge d’un lieu improbable ; ainsi, le tweet de Jean-Luc Mélenchon, qui commence par : « Toute la violence déchaînée contre Israël et à Gaza ne prouve qu’une chose : la violence ne produit et ne reproduit qu’elle-même. ». Propos tellement girardiens, et surtout, tellement détachés de la polarisation du débat. Je précise que je ne suis un adepte ni du bonhomme, ni de ses idées.
        Oui, les événements du Proche-Orient appellent évidemment des articles, mais comment éviter de tomber dans le piège du scandale ? s’il fallait encore une preuve des thèses de René Girard, il suffirait de constater comment la violence extrême du conflit, cette invincible haine réciproque, se propage jusque dans nos conversations les plus banales. Peut-être attendre que les passions retombent ?

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  4. Oui, Hervé, c’est bien moi qui vous ai répondu en ayant sans doute oublié d’indiquer mon nom (?)
    Je suis évidemment d’accord avec ce que vous dites. Attendre que les passions retombent ?
    Le conflit israélo-palestinien dure depuis 1948. L’Azerbaïdjan risque fort d’envahir toute l’Arménie (songeons que la Turquie n’a tjrs pas reconnu le génocide de 1915). Des attentats terroristes islamistes sont commis sur le sol français presque sans interruption depuis 1980 (hier encore…). Quant à l’agression russe de l’Ukraine, cessera-t-elle avec la disparition de Poutine ? Je n’en suis même plus sûr. Nous sommes entrés dans une nouvelle « saison des orages ». Si j’étais croyant, je dirais que Satan a pansé ses plaies infligées lors de la 2ème guerre mondiale, et qu’il arme le bras des ennemis de la Paix. Je repense aujourd’hui à un évènement qui m’avait fort marqué : l’assassinat en 1995 de Yitzhak Rabin, qui aurait peut-être pu devenir le de Klerk juif, pour peu qu’il ait rencontré l’équivalent palestinien de Mandela (ce que n’était sans doute pas Arafat).
    Les passions ne retomberont pas de sitôt. Le pessimisme est de rigueur. Il nous reste « l’optimisme de la volonté » comme disaient Romain Rolland et Antonio Gramsci.

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  5. Votre article est remarquable, et il donne envie de le poursuivre. Vous écrivez : « Dans un processus de lutte, le sujet (désirant) et le médiateur (possesseur) s’engageront dans une escalade de plus en plus violente, la crise, où l’un sera vainqueur et l’autre vaincu. Dans ce processus d’escalade, un mécanisme de violence mimétique se mettra en place : le sujet et le médiateur, en compétition pour la possession de l’objet, finiront par s’imiter dans la violence. »
    Il me semble que le problème politique principal de notre temps – le politique étant lié à la guerre – c’est précisément qu’il ne peut plus y avoir de vainqueur et de vaincu. C’est particulièrement le cas du conflit Israélien. Dans l’Antiquité, il suffisait parfois que chaque camp désigne son champion, et la lutte d’homme à homme s’engageait jusqu’à la victoire de l’un, ce qui mettait fin au conflit. Nous en sommes très loin… Le vaincu n’est en aucune façon humilié dans ce cadre compétitif. Israël est régulièrement le vainqueur, indubitablement, mais les palestiniens ne le reconnaissent pas, ce qui serait pourtant la seule façon d’arrêter la guerre. Et j’ai entendu quelques palestiniens exilés défendre ce point de vue, en jugeant que « la solution à 2 états » est irréaliste, prétexte pour ne pas voir les choses en face. Ils prônent une intégration des palestiniens dans l’état israélien élargi aux territoires conquis, même au prix d’une inégalité de droits.
    Vous soulignez à juste titre le besoin de respectabilité de ceux qui se sentent exclus des « dérives oligarchiques du système international. » Il me semble que ce sentiment d’exclusion doit être distingué du sentiment d’humiliation des vaincus, mais aussi du système girardien triangulaire. Le schéma développé par Dupuy dans « La jalousie » me semble mieux adapté. Il n’y a en effet pas d’objet du désir proprement dit, mais le besoin de faire partie du cercle des nations souveraines, qui ont leur mot à dire. De fait, cette situation délétère que nous traversons dérive du cercle formé par les alliés, vainqueurs de la dernière guerre mondiale, et qui donnera ce fameux « conseil de sécurité ». Cercle fermé, exclusif.
    A ce propos, il est utile de lire les textes de Carl Schmitt rassemblés dans « Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947 », où ce grand théoricien du politique, maintenu en captivité par les américains, proteste contre le fait que les vainqueurs prétendent, en plus, définir le droit. Ils eurent aussi le culot d’interdire de publication Ernst Jünger, comme tant d’autres! Lorsque la justice devient celle des vainqueurs, c’est-à-dire des plus forts, alors on produit une réaction d’escalade de la violence provoquée par ceux qui s’en voient exclus, à tort ou à raison.
    La logique du conflit n’est donc pas triangulaire, mais peut être figurée par un cercle, inclusif, ou exclusif. La cour de justice internationale, qui est reconnue, ou pas, par des états qui appartiennent ou non au cercle fermé du « conseil de sécurité », rassemble ceux qui défendent une idée de la justice indépendante de la puissance. C’est une solution d’avenir, et les Ukrainiens l’ont bien compris, qui dès le début du conflit cherchent à amasser des preuves à lui soumettre, dans l’attente d’un jugement.

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  6. Je suis frappée de la pertinence des analyses girardiennes, d’abord de celles qui sont évoquées dans l’article de cette semaine et qui, en partant de sentiments dont nous avons tous une certaine expérience, comme l’humiliation, éclairent notre jugement sur la « montée aux extrêmes » ; puis de celles invoquées par les commentateurs de l’article : le pessimisme « de rigueur » concernant le jeu des passions humaines nuancé d’un optimisme « à la rigueur », c’est-à-dire apocalyptique, en lien avec la Révélation.
    Les derniers événements du Proche-Orient nous laissent sans voix. Ils ne nous permettent pas, comme l’a fait (au moins pour beaucoup d’entre nous) la guerre en Ukraine, de prendre parti pour le pays envahi contre ses envahisseurs. En ce qui concerne le Moyen-Orient, le sentiment (girardien par excellence) de « l’indifférenciation » paralyse notre jugement. Une (r)assurance manichéenne est impossible face à une violence trop réciproque pour qu’on puisse différencier les persécuteurs et leurs victimes ; ils sont peut-être tous des victimes : des ambitions et des peurs de leurs puissants voisins ? de leurs propres persécutions ?
    La conversion des frères ennemis, Juifs et Palestiniens, en véritables frères est inenvisageable mais ne peut-on pas espérer, raisonnablement, que dans chaque camp, il y ait en fin de compte, des persécuteurs qui se rendent compte de ce qu’ils font ?

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