
par Jean-Louis Salasc
Benoît Chantre vient de publier sa magistrale biographie de René Girard (1). Il y fait revivre au lecteur le cheminement intellectuel de Girard ; il offre ainsi un véritable panorama de la pensée en France, tout au long du XXème siècle jusqu’au début du suivant. De Sartre à Foucault, de Serres à Derrida, de Lévi-Strauss à Philippe Muray ou Pierre Manent, personne ne manque à l’appel.
Mais pour les admirateurs de Michel Henry, il faut attendre le dernier chapitre pour voir apparaître le nom de leur héros. Ils seront rassurés par la lecture de ce chapitre : cette dernière place est une place de choix.
En fait, elle résulte à la fois d’un motif circonstanciel et d’une raison profonde.
Le motif circonstanciel est un colloque, consacré aux rapports entre René Girard et Michel Henry, sous l’égide de l’Association Recherches Mimétiques ; ce colloque, intitulé « Désir de l’Autre » avait été conçu et monté par notre regretté ami Thierry Berlanda, grand girardien et grand spécialiste de Michel Henry. Or René Girard décéda trois jours avant la date prévue pour ce colloque. Il se tint néanmoins, et vous pouvez en retrouver les enregistrements sur le site de l’ARM ; voici les liens :
La raison profonde est celle des convergences entre la pensée de Michel Henry et celle de René Girard. La plus importante étant bien sûr le rôle qu’ils attribuent, l’un comme l’autre, au christianisme. Benoît Chantre fait le point de ces convergences, et nous apporte aussi un certain nombre d’informations inédites, d’où le titre de ce billet.
Girard et Michel Henry ne se sont jamais rencontrés, mais ils connaissaient, au moins partiellement, leurs travaux respectifs. Benoît Chantre confirme que René Girard a lu l’un des livres majeurs de Michel Henry, « La Barbarie », dès sa parution en 1987 (pour être précis, le 28 juin, lors d’un vol retour à San Francisco). Il avait également lu, « avec attention » nous rapporte Benoît Chantre de l’aveu même de René Girard, le dernier livre de Michel Henry, « Paroles du Christ » publié en 2002, l’année même de son décès.
Du côté de Michel Henry, nous avons peu d’informations quant à sa connaissance de l’œuvre de Girard. A la fin des années 80, Michel Henry effectua un voyage aux Etats-Unis ; selon le témoignage de Paul Audi, à cette occasion, il « entendit beaucoup parler de René Girard ». Le même Paul Audi, dans un message cité par Benoît Chantre, évoque un dîner au cours duquel Michel Henry, après l’avoir questionné sur Girard, lui demande : « Est-ce que vous diriez qu’il est des nôtres ? » (c’est-à-dire du « camp » des philosophes chrétiens). Paul Audi, mail à l’aise de se sentir « enrôlé », se demande si Michel Henry cherchait à ce moment des alliés.
Qu’un philosophe attribuant un rôle majeur au christianisme se cherche, sinon des « alliés » mais au moins des confrères partageant cette vue, rien d’étonnant à cela, compte-tenu des idéologies qui tenaient alors le haut du pavé (nous sommes dans les années 90). Un autre philosophe, Claude Tresmontant, professeur à la Sorbonne, témoigne, dans un entretien à la télévision canadienne, du dédain dont il était l’objet de la part de ses collègues, en raison de la place qu’il attribuait au christianisme.
Mais cette phrase de Michel Henry à propos de Girard : « Est-ce que vous diriez qu’il est des nôtres ? », suggère une autre hypothèse ; celle selon laquelle Michel Henry n’était pas sûr de la position de Girard à l’égard du christianisme.
Or à cette époque (les années 90), les publications précédentes des « Choses cachées depuis la fondation du monde » (1972), du « Bouc émissaire » (1982) et de « La Route antique des hommes pervers » (1985) ne permettaient plus d’entretenir le moindre doute quant à la place du christianisme dans le « système Girard ». Il nous est donc loisible de penser que Michel Henry n’a pas été, au moins jusqu’à ce moment-là, un lecteur de René Girard.
D’ailleurs, Benoît Chantre accrédite lui-même cette hypothèse. Citant un paragraphe aux résonances girardiennes dans le dernier livre de Michel Henry, « Paroles du Christ », il prévient le lecteur en soulignant « comme s’il (Michel Henry) avait lu Girard ».
Ainsi donc, ces « révélations » faites par Benoît Chantre quant à nos deux penseurs nous permettent d’éclairer une question fondamentale à propos de leurs convergences : elles ne proviennent pas d’un système d’influences mutuelles, elles apparaissent comme la rencontre entre deux visions développées indépendamment l’une de l’autre, chacune selon sa dynamique propre. Ou, puisque nous sommes ici entre girardiens de bon ton, que leurs convergences sont exemptes de mimétisme, donc de rivalité mimétique.
Au passage, rassurons le girardien du rang, qui peut-être a frémi devant le titre du chapitre retenu par Benoît Chantre : « René Girard et Michel Henry : identité des frères ». La théorie mimétique a largement établi le potentiel agonistique de « l’identité » et des « frères ». Mais ici, pas d’inquiétude, nous restons du côté positif, grâce à l’absence de systèmes d’influences entre Michel Henry et René Girard.
Et ce constat est de très grand prix : leurs deux pensées se confortent mutuellement. Ce ne serait pas le cas si l’une n’était que la reformulation de l’autre ou vice-versa.
Il est étrange que l’approche comparée de ces deux visions n’ait pas inspiré davantage de travaux ; quels noms citer après Paul Audi, Jean-Luc Marion et Jérôme Thélot ?
Quoiqu’il en soit, il est fort bienvenu que cette biographie de Benoît Chantre se termine par une évocation des convergences entre Michel Henry et René Girard. La pensée de ce dernier n’aura pas connu une émergence tranquille : mal accueillie (Régis Debray), méconnue (Derrida, Lacan), incomprise (Max Gallo), dédaignée (Lévi-Strauss), combattue (Manent), oubliée (les années 90), etc. Quelle joie que de la voir rencontrer une autre pensée, celle de Michel Henry, une pensée considérable et développée indépendamment de la théorie mimétique ! Deux pensées, c’est le pronostic de Benoît Chantre, dont le rapprochement est riche de perspectives ; j’ajouterai qu’elles laisseront sans doute loin derrière elles ce que les quatre-vingt dernières années ont pu produire par ailleurs.
Les précédents articles de notre blogue relatif à la même question :
- Sur la complémentarité entre la théorie mimétique et la pensée de Michel Henry : https://emissaire.blog/2021/01/28/etoiles-doubles-rene-girard-et-michel-henry/
- A l’occasion du centenaire de la naissance de Michel Henry : https://emissaire.blog/2022/09/13/en-hommage-a-michel-henry/
(1) René Girard, biographie, par Benoît Chantre, septembre 2023, 1 148 pages, Grasset