A propos de la « ligature d’Isaac »

par Bernard Perret

ligature d'isaac

Parmi les textes lus au cours de la célébration catholique de la Veille de Pâques figure le récit du quasi sacrifice d’Isaac (Genèse 22). La lecture du passage se termine par le verset 18 : « Par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, parce que tu m’as obéi. » En l’absence de tout commentaire spécifique de la part du célébrant, ce verset tient implicitement lieu de morale du récit (morale reprise et assumée dans un grand nombre de sermons centrés sur le thème de l’obéissance), dans la ligne de la lettre aux Hébreux (11, 17-19). Remarquons toutefois que l’auteur de cette lettre prête audacieusement à Abraham la pensée suivante : « Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts », ce qui suggère au moins une certaine gène.

Quoi qu’il en soit, nous avons de bonnes raisons pour penser que le texte en question témoigne de la pratique bien réelle du sacrifice des premiers nés par les anciens hébreux. Il constitue en fait un témoignage clef sur « la transition, du passage d’un Dieu qui demandait le sacrifice des premiers-nés à un Dieu qui n’en veut plus. » Je renvoie ici à la lumineuse démonstration de James Alison au chapitre 3 des 12 leçons sur le christianisme. Si l’on suit cette démonstration, le texte lu le soir de Pâques, avec le respect du à la Parole de Dieu (« Parole du Seigneur. – Nous rendons grâce à Dieu. ») est en fait un texte remanié dont la version initiale racontait la mise à mort d’un enfant.

Qu’en conclure, sinon que ce texte ne devrait pas être lu dans une assemblée chrétienne sans un commentaire exégétique substantiel centré sur la transformation progressive du visage de Dieu ? Ajoutons que cette lecture ne devrait être faite le soir de Pâques : le contexte de la célébration de la mort et de la résurrection du Christ ne peut en effet que suggérer l’idée que Jésus a obéi, non pas en se soumettant librement à la violence des hommes pour aller jusqu’au bout de sa mission, mais en s’offrant à la colère vengeresse de son père. Idée qui, on le sait a imprégné pendant des siècles la théologie chrétienne.

Reste une question qui m’intrigue : comment ce texte est-il reçu et compris par ces nombreux chrétiens sans culture biblique qui assistent à la Veillée pascale ? Certains d’entre eux sont-ils secrètement choqués ou perplexes ? On peut le supposer, à moins qu’ils se contentent d’écouter distraitement une histoire plus ou moins familière sans vraiment chercher à comprendre, ce qui est une éventualité non moins vraisemblable.

Quoi qu’il en soit, puisque l’Église catholique semble entrée volens nolens dans une phase de turbulence et de remue-méninges, voilà un sujet qui mérite réflexion et débat.

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

4 réflexions sur « A propos de la « ligature d’Isaac » »

  1. Merci Bernard de remettre sur le tapis cette question cruciale et toujours sans réponse définitive du sacrifice dans la Bible. Ce qui me frappe c’est l’incroyable ambiguïté du langage biblique sur le sujet, et elle ne s’arrête pas à l’Ancien Testament. Tu cites Hébreux, entièrement sous le signe de cette ambiguïté. Que dire de Jean 6, dans le passage intitulé « Jésus, le pain de vie » ?
    Au début les allusions de Jésus peuvent encore facilement passer pour des métaphores :
    « C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient à moi n’aura pas faim ; celui qui croit en moi jamais n’aura soif. » (6,35)
    Mais de plus en plus les images qu’il emprunte font explicitement référence à des actes de cannibalisme :
    « Tel est le pain qui descend du ciel, que celui qui en mangera ne mourra pas. » (6,50)
    « le pain que je donnerai, c’est ma chair, donnée pour que le monde ait la vie. » (6,51)
    Le terme chair ajoute encore au scandale, qui ne manque d’ailleurs pas de se déclencher chez les auditeurs juifs de Jésus. Comme si cela ne suffisait pas, Jésus rajoute le sang à boire :
    « Jésus leur dit alors : « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas en vous la vie.
    Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle, et moi, je le ressusciterai au dernier jour. (6,53-54)
    Le verset suivant coupe toute retraite vers une interprétation symbolique :
    Car ma chair est vraie nourriture, et mon sang vraie boisson. (6,55)
    Et celui qui suit fait très explicitement référence à la croyance que manger de la chair humaine, c’est s’approprier l’être de sa victime.
    Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. (6,56)
    Ce n’est même plus ambigu, c’est très clairement une régression du religieux qui ramène progressivement à ses concepts les plus primitifs.
    Après avoir, de toute évidence volontairement, déclenché le scandale parmi ses auditeurs, Jésus semble s’en étonner :
    Mais, sachant en lui-même que ses disciples murmuraient à ce sujet, Jésus leur dit : « C’est donc pour vous une cause de scandale ? (6,61)
    Et semble suggérer qu’il pourrait y avoir une cause de scandale bien pire encore :
    Et si vous voyiez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant… ? (6,62)
    Pour finir par se contredire radicalement :
    C’est l’Esprit qui vivifie, la chair ne sert de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie. (6,63)
    Imprégnés des préjugés chrétiens contre les juifs, et aveuglés par la doctrine de l’Eucharistie, nous sommes incapables de repérer ce condensé antichronologique de l’histoire du religieux. Les juifs ont bien raison de se scandaliser, eux dont la tradition a percé à jour les mécanismes sacrificiels. Ils ont bien raison d’être troublés, les disciples de Jésus ! Mais cette provocation a un objectif, c’est d’amener une prophétie, une annonce de la Passion. Le retournement du message a lieu, je pense, à partir du verset 61. On y bascule dans une tout autre logique.
    Ce que Jésus veut faire comprendre aux juifs, c’est que malgré cette connaissance du sacrifice, la révélation évangélique les fera retomber dans le mécanisme sacrificiel sans même qu’ils en prennent conscience. Et que l’exposition de leur violence, qu’ils croyaient si bien maîtrisée par leur religion, sera pour eux une cause de scandale bien pire encore. La croix, scandale pour les juifs…
    Jean nous donne une sacrée leçon d’humilité, parce que je pense qu’il sait pertinemment, en écrivant cela, que notre sacré à nous, chrétiens, nous fera prendre ce passage pour un sommet de théologie, sans jamais remettre en question, critiquer les paroles de Jésus, et repérer de la sorte la condamnation implicite du religieux primitif, toujours vivant dans nos souterrains ; les juifs, eux, ne s’y sont pas trompés. Notre amour-propre remisé au vestiaire, nous pouvons alors nous poser la question : et nous ? Sommes-nous vraiment débarrassés du sacrifice ? Si Jésus revenait aujourd’hui, qui seraient ses bourreaux ? Dostoïevski avait là-dessus une opinion bien tranchée.
    La leçon à tirer de cette lecture, si elle a un quelconque mérite, c’est que pour accéder aux profondeurs du message, celles qui touchent à notre violence intime, il faut oser une remise en cause, non du sacré de l’Autre, mais du nôtre. Girard nous a montré les liens étroits entre sacré et violence, dès lors il ne faut pas s’étonner, si la Bible est vraiment révélation anthropologique des racines de la violence, qu’elle nous incite à dépasser ce sacré pour accéder au cœur du message.
    Cette herméneutique radicalement désacralisée peut-elle nous aider à interpréter Genèse 22 ? Dans ce passage et la façon dont nous le lisons, quel est notre sacré ?

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  2. Je ne suis pas théologien, mais il me semble que le texte du sacrifice d’Abraham ne s’explique pas tant par l’obéissance que par la foi. Dans Romains 4, Saint Paul explique le sens de la justification d’Abraham. Elle n’est pas obéissance servile à l’ordre de Dieu de sacrifier Isaac, mais écoute de Dieu (c’est d’ailleurs l’expression qu’utilise de la TOB de préférence à l’obéissance en Gen 22-18), c’est-à-dire confiance en dieu qui pourvoira (la TOB insiste encore sur cette expression qu’elle met dans la bouche d’Abraham quand il répond à Isaac qui lui fait remarquer qu’il n’y a pas d’animal à sacrifier). Ce qui justifie Abraham n’est pas dans le fait qu’il obéisse à un ordre inhumain, mais dans le fait qu’il a une foi radicale qui le pousse à croire que Dieu pourvoira au sacrifice, que Dieu est plus puissant que l’acte demandé. Comment ? Il ne le sait pas jusqu’au dernier moment. Mais sa foi est supérieure à la crainte d’accomplir un acte ignoble et absurde. C’est cela qui le justifie.
    Cette lecture profondément biblique et traditionnelle me parait compatible avec une dénonciation sacrificielle comme celle de René Girard. Il ne faut donc pas opposer la lumière biblique à René Girard. Pour moi la lumière biblique déborde René Girard, et la pensée de René Girard met en évidence que la violence sacrificielle n’est pas ce qui sauve, contrairement il est vrai à une lecture trop courante du christianisme.

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    1. Je ne suis pas théologien non plus, mais quelque chose me gratte dans cette interprétation, assez commune. Cela veut dire que si j’entends par révélation un ordre à tuer, à sacrifier, je dois faire confiance à Dieu qui « pourvoira ». Eh bien non, je ne marche pas ; si jamais j’entends des voix qui m’incitent à faire violence, quelle qu’elle soit (et à dire vrai j’en entends souvent), plus jamais je n’en prêterai l’origine à Dieu.
      Le Dieu qui demande à Abraham de sacrifier son fils est le Dieu des armées, de la vengeance, de la justice humaine, du sacrifice sanglant. C’est un faux Dieu. Celui qui parle plus tard est le Vrai Dieu, celui qui vient nous apprendre à distinguer le vrai du faux.

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  3. Bonjour on se trouve un peu petit esseulé devant ces révélations.
    Dès qu’une vérité apparaît,elle est tout de suite appropriée par l’esprit du monde pour être retournée à la sauce de la loi du plus fort.

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