Michel Aglietta, économiste et girardien

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Ce que Michel Aglietta a apporté à l’économie : une discipline enrichie par les sciences sociales

L’œuvre de Michel Aglietta n’est pas celle de l’enseignant-chercheur surtout respectueux des codes du milieu académique. Bien qu’unanimement reconnue pour son parcours brillant, son œuvre est d’abord intellectuelle, inventive et captivante. Elle tient beaucoup à une constante curiosité pour aller plus avant, plus loin dans la compréhension de la dynamique du capitalisme, de ses crises et de ses régulations. Elle tient également à la volonté de Michel Aglietta de transmettre le savoir et de le faire fructifier, tel un « jardinier », où chacun aurait l’opportunité de cultiver son propre jardin, et incitant les autres à le faire.

Pour cela, le recours aux sciences sociales (histoire, sociologie et philosophie essentiellement) va lui permettre de mener ce chantier pendant plus de cinquante ans. Comme Michel Aglietta le reconnaissait lui-même dans une interview exclusive qu’il nous a accordée en septembre 2018 :

« De mon côté, je n’ai pas cherché à fabriquer une doctrine dogmatique. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le flux de la recherche nouvelle et permanente. »

Aux origines : la théorie de la régulation

Avec Robert Boyer, Alain Lipietz, Jacques Mazier et les économistes du Cepremap, Michel Aglietta est à la source de la théorie de la régulation qui, en France, ouvre un champ intellectuel nouveau vers la fin des années 1970. En économie, c’est une « nouvelle science » qui va faire école, si l’on reprend le point de vue de Yamina Tadjeddine. Robert Boyer rappelle que Michel Aglietta travaille à cette époque avec les économistes précités sur l’inflation et la modélisation macroéconomique, notamment au sein d’un groupe d’intellectuels critiques de l’Insee, du ministère des finances, de l’université et du Commissariat général du Plan.

« En 1975, j’ai organisé un séminaire sur ma thèse. La théorie de la régulation est née de la conjonction de ces deux événements. En ce qui me concerne, ce fut une aide précieuse à la rédaction du livre Régulation et crises du capitalisme ».

Le titre de cet ouvrage révèle une ambition intellectuelle plus grande forgée très tôt dans sa carrière. L’introduction du concept de régulation montre bien que Michel Aglietta propose une vision renouvelée des phénomènes macroéconomiques :

« Il fallait étudier le capitalisme en tant que formation sociale insérée dans l’histoire et contribuant à la faire. »

Un projet déjà présent dans sa thèse

Cette mobilisation de l’histoire pour « faire » de l’analyse économique est assumée dès sa thèse, encadrée par Raymond Barre et réalisée en partie aux États-Unis. Michel Aglietta avait pu y appréhender les premières réflexions des institutionnalistes américains sur le contexte d’après la Guerre de Sécession, notamment à partir d’un travail d’archives :

« Le développement des grandes entreprises à partir des années 1880 aux États-Unis est éclairant sur cette question des institutions. Il y avait beaucoup de réflexions sociologiques sur la gouvernance à l’époque. Mais, pour ne pas s’égarer, il faut avoir une expérience théorique d’économie politique et de politique économique ; les idées de régulation et de formes institutionnelles se sont appariées très rapidement dans ma tête. »

L’économie pure n’existe pas

Ainsi, pour Michel Aglietta, la référence à l’histoire comme science sociale s’impose par la nature même du capitalisme, qu’il est nécessaire d’analyser dans le long terme, à travers ses crises et ses possibilités de régulation notamment. Selon lui, cette ouverture à l’histoire comme composante fondamentale de la démarche de l’économie politique marque une séparation nette entre les économistes standards et les autres. En revenant sur Mai 68, il le rappelle :

« Puis il y a eu les évènements de 1968, qui ont été une surprise énorme et qui exigeaient pour les analyser des fondements théoriques autres que ceux qui étaient enseignés dans les écoles post-polytechniques, comme dans les départements d’économie des universités à l’époque. Il fallait, en effet, admettre qu’il n’existe pas d’économie pure […]. J’avais lu Marx, Keynes, Perroux et je connaissais les messages de l’École historique française, donc j’avais déjà une connaissance des conceptions alternatives de l’économie, et pas d’une seule. »

Mais si ce recours à l’histoire par l’économiste affirme un choix épistémologique, encore faut-il savoir quelles références historiques mobiliser. Michel Aglietta est clair sur ses ancrages :

« D’abord, l’importance de l’histoire dans le développement des transformations des régimes de croissance. La notion de régime de croissance m’est apparue quand j’ai fait ma thèse. L’histoire étant le guide de ma démarche, c’est Fernand Braudel qui a été un inspirateur essentiel. Puis j’ai tenté de formuler une hypothèse sur la compréhension du fait que les contradictions que Marx met en avant ont des capacités de dépassement par le changement institutionnel, qui lui-même est produit par les luttes sociales. Et donc c’est pourquoi je me suis focalisé à ce moment-là sur le changement institutionnel et sur ce que j’ai appelé les formes de régulation, j’ai formulé cette hypothèse de régulation à partir d’une confrontation de différents éléments empiriques. »

Complétant ce cheminement :

« Polanyi, c’est l’auteur qui m’a beaucoup inspiré parce qu’il étudie la révolution industrielle comme une transformation des rapports sociaux. Il étudiait la période de destruction des formes institutionnelles et des rapports organiques des sociétés civiles du passé par le capitalisme. Et moi, je travaillais sur la nécessité que d’autres formes institutionnelles se reconstruisent à partir des compromis politiques rendus possibles par l’organisation des travailleurs salariés. »

La nécessité du temps long

Ces propos recueillis confirment bien que l’étude macroéconomique des relations économiques ne peut, selon Michel Aglietta, se réaliser qu’à la condition de les inscrire dans le temps long. Ce dernier façonne durablement les rapports sociaux qui transforment aussi la dynamique d’une société.

Parce que comprendre et expliquer les rapports sociaux est un des objectifs de la sociologie, Michel Aglietta s’intéresse donc également à cette science sociale pour encore enrichir son analyse. Sur ce plan, le sociologue qui l’a marqué est Pierre Bourdieu :

« Bourdieu a été un peu une charnière pour moi à un moment donné, notamment pour comprendre comment se fabriquaient des formes institutionnelles, à partir du mouvement de la société. Ce que je voulais comprendre, c’était la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme. »

La monnaie comme objet de négociation

Or, un objet d’étude apparaît au cœur de la négociation collective comme rapport fondamental de stabilisation du capitalisme, et qui intéresse très tôt Michel Aglietta : la monnaie. Son analyse va être l’occasion de donner de nouveaux horizons à son approche en économie politique fondée sur l’ouverture aux sciences sociales.

« La monnaie est lien social fondamental des sociétés marchandes. C’est la vérité première de l’économie politique »,

rappelait Michel Aglietta, toujours lors de notre entretien.

La monnaie est en effet ce qui permet l’échange, mais c’est surtout à travers sa fonction d’unité de compte qu’elle se définit. En effet, l’institutionnalisation de l’unité de compte est le résultat de négociations collectives – donc d’un choix politique – relatives à la définition de la valeur, c’est-à-dire de ce que chacun est prêt à renoncer relativement à la possession de « choses », dans le but d’acquérir d’autres « choses ». De ce point de vue, l’unité de compte incarne à la fois les opportunités et les tensions entre l’universel et le particulier, entre la libération et la contrainte. Autrement dit, la monnaie a trait à la question de la régulation, car elle est « violente ». C’est cette dimension de la monnaie que Michel Aglietta, en compagnie d’André Orléan, révèle dans l’ouvrage novateur et fondateur, la Violence de la monnaie, publié aux PUF en 1982.

Ce livre est une vraie rupture par rapport à l’approche standard car, selon Michel Aglietta,

« ce qui manquait, c’était une réflexion théorique sur la monnaie. Il fallait arriver à une conceptualisation de la monnaie pour comprendre ce que Marx disait sur le renversement des formes de la valeur M-A-M, allant à leur retournement en A-M-A », c’est-à-dire à la logique de la finance ; faire de l’argent avec l’argent.

La monnaie, une clé de voûte du système social

Après avoir lu Georg Simmel et Max Weber, Michel Aglietta revient sur l’intérêt du rapprochement avec la pensée anthropologique de René Girard.

« André Orléan et moi sommes tombés sur la Violence et le Sacré, de René Girard, où l’on a lu la logique du processus endogène d’expulsion de la violence du désir de l’Autre dans la victime émissaire par la polarisation mimétique. Ce processus s’applique à l’expulsion de la liquidité du monde des marchandises, parce que la liquidité est ce que chacun désire parce que tous la désirent. On a été les seuls à rapprocher Girard de l’économie. La mobilisation de ce processus pour analyser la monnaie, en tant qu’entité collective résultant d’une polarisation unanime, définit une confiance collective résultant du modèle mimétique » […]

« Dans cette genèse de la monnaie, le lien à la sociologie était théorique. C’était tout à fait ce qu’il nous fallait. Or, cette forme d’expulsion n’est pas stable en tant que telle, puisque le point de convergence peut être arbitraire ; donc il peut se détruire par une polarisation sur un autre point focal. En effet, la monnaie a des crises d’existence. Mais, en même temps, ce que Girard nous montrait, c’était la possibilité d’institutionnaliser l’expulsion, et pour lui évidemment, c’était un autre niveau d’analyse anthropologique […]. Pour nous, cette expulsion dans les sociétés marchandes, c’était l’institutionnalisation par la souveraineté, c’est-à-dire par une entité qui légitime la monnaie en tant que bien public ; d’où la notion d’ambivalence. L’ambivalence de la monnaie permet de comprendre à la fois que la monnaie est vraiment une institution fondamentale, mais aussi qu’elle échappe à la discrétion politique, tout en étant légitimée par l’ordre constitutionnel. Ce “concept” de monnaie est efficace pour interpréter les débats sur la doctrine monétaire, les responsabilités des banques centrales, le rôle des règles et les limites de la discrétion des politiques monétaires ».

En somme, Michel Aglietta et André Orléan montrent que la monnaie est bien davantage qu’un phénomène économique. Depuis toujours clé de voûte du lien social, elle incarne donc, tour à tour, la violence mimétique mais aussi la confiance institutionnelle, percée théorique rendue possible en empruntant à Girard. Si ce lien fort à la pensée de Girard est connu, l’influence de Bourdieu sur Michel Aglietta l’est moins.

« L’avantage de gens comme Bourdieu, même si la monnaie n’était pas son objet, c’était de montrer comment la société fabrique des formes d’organisation qui dépassent chaque individu et permettent de faire aboutir des objectifs collectifs, des volontés de modifier certains rapports sociaux. »

Le rôle du Commissariat au Plan

Dès lors, la puissance de la pensée d’Aglietta sur la monnaie est justement de parvenir à intégrer la monnaie comme rapport social au cœur de l’analyse macroéconomique en reliant la modélisation et l’approche institutionnelle de la monnaie :

« La négociation collective a été dès le départ l’idée que j’avais, parce qu’en France on voyait comment ça marchait. […] Avec la planification des années 1960, il y avait des associations d’entreprises, des syndicats de salariés, tout cela se retrouvait autour d’une table dans un organisme qui s’appelait le Commissariat du Plan. L’avantage de l’Insee, au service des programmes, était de fournir les outils de modélisation des scénarios sur cinq ans qui permettaient de cadrer le débat. J’ai vu fonctionner ces dispositifs politiques de formation des compromis sociaux. C’est ça qui m’a mis sur la direction de formaliser, de théoriser la notion de formes institutionnelles intermédiaires, le rôle de l’intermédiation. Ensuite dans la finance, ça été très important. Quand je suis arrivé au CEPII, j’ai généralisé cela au cadre international. »

Aujourd’hui, cette approche méthodologique originale de Michel Aglietta montre son ampleur exceptionnelle et son incroyable pertinence dès lors qu’il s’agit de rendre intelligible les évolutions récentes du système monétaire international, du rôle du dollar américain ou du développement du capitalisme chinois :

« Je pense que la structuration par devises clés est une phase de l’histoire qui se clôt. Le remplacement du dollar par une autre devise clé ? Non, il faut penser multilatéralisme. Qu’elle va être la forme de la monnaie internationale compatible avec le multilatéralisme ? Ce qui est assez intéressant c’est quand même que j’avais écrit dans la Fin des devises-clés, dès 1987. C’était une intuition provenant de la théorie de la monnaie comme bien collectif. Dans un monde multipolaire, la confiance doit s’ancrer par une forme d’actif sûr, ultime, qui ne soit la dette d’aucun pays. L’idée n’était pas une nouveauté. Je relisais Keynes, 1941-1943, quand il préparait son rapport pour Bretton Woods. Lui, il le voyait évidemment par rapport aux conditions de l’époque dans la logique de systèmes où les capitaux étaient contrôlés. Mais on peut le faire dans un régime de globalisation complète. C’est pour ça que par ailleurs je travaille beaucoup sur les éléments factuels, empiriques qui montrent à quel point le monde devient multipolaire, à la fois avec des forces divergentes d’éclatement et des besoins de bien commun global requis par le financement du changement climatique. »

Le modèle indépassable de l’ingénieur économiste

Il n’est en définitive pas possible de restituer de façon exhaustive l’ampleur de la pensée d’un économiste tel que Michel Aglietta. Au travers du dialogue aussi spontané que fécond avec d’autres sciences sociales qu’il nous a retracé, il est cependant aisé de percevoir l’ampleur et l’inventivité des avancées qu’a réalisé ce producteur infatigable d’une économie politique résolument compréhensive. Il est le modèle emblématique de l’ingénieur-économiste français consacrant sa pensée à la compréhension de l’objet phare de la science économique auquel Marx ou Keynes se sont confrontés avant lui : offrir une compréhension du capitalisme et ses ressorts profonds. Une compréhension par une théorisation originale mais toujours soucieuse de normativité (comment réguler une économie ?) et de justice sociale que l’homme a toujours mises à la source de ses engagements.

Tout au long d’une vie consacrée à l’économie politique, Michel Aglietta a au fond incarné la « sagesse des grandeurs » par sa capacité à :

  • être un brillant macroéconomiste, sachant utiliser les chiffres mais surtout construire les modèles ;
  • tisser des liens avec d’autres sciences sociales, dans le but de renforcer la pertinence de son approche macroéconomique. Comme nous l’avons montré par ailleurs, l’emprunt à différents concepts et auteurs n’est en fait jamais opportuniste, mais toujours opportun car guidé par le souci d’accroître la force interprétative de l’analyse économique ;
  • être un intellectuel accessible et toujours soucieux de former et de valoriser les autres.

Dans son histoire de l’analyse économique, Schumpeter considérait qu’un économiste doit maîtriser les quatre méthodes de base de l’analyse économique : la théorie, les statistiques, l’histoire et la sociologie économique. À cette aune, Michel Aglietta est sans nul doute un très grand économiste. Un économiste français libre et ardent producteur d’une pensée théorique et appliquée à la fois. Une pensée exceptionnelle que les jeunes générations d’économistes auraient tout intérêt à connaître.

René Girard et Carl Schmitt, une lecture croisée du rôle de l’« ennemi » et du « bouc émissaire »

L’œuvre de René Girard, philosophe du désir mimétique et du bouc émissaire, et celle de Carl Schmitt, théoricien de la décision politique et de la dialectique ami/ennemi, se rejoignent en un point central : la compréhension de la dynamique du conflit au sein des sociétés humaines. Bien que ces penseurs ne s’inscrivent pas dans la même tradition intellectuelle ni ne partagent les mêmes visées, leurs analyses mettent en lumière une conception du conflit qui transcende le politique pour s’enraciner dans la structure même des relations humaines.

Cet article vise à explorer les correspondances et les apports réciproques que les théories de Girard et de Schmitt peuvent offrir à l’analyse des conflits contemporains, notamment en montrant comment la dialectique schmittienne ami/ennemi trouve un écho dans la dynamique mimétique girardienne. En particulier, l’analyse girardienne de l’ennemi comme bouc émissaire vient enrichir et compléter la compréhension de Schmitt sur la manière dont les sociétés construisent et désignent un « ennemi » pour assurer leur cohésion.

Carl Schmitt, juriste et théoricien politique allemand, a formulé dans son ouvrage La Notion de politique (1932) l’idée centrale que la politique est fondamentalement définie par la distinction entre amis et ennemis. Pour Schmitt, cette distinction est au cœur de la souveraineté politique : elle délimite les frontières de la communauté et représente l’acte politique par excellence, celui de désigner l’ennemi et de préparer la lutte contre lui.

L’ennemi n’est pas seulement un adversaire politique ou militaire ; il est, selon Schmitt, celui qui met en péril l’existence même de la communauté. Cette conception a un caractère existentiel : elle n’est pas basée sur des désaccords moraux ou économiques, mais sur une menace perçue envers la survie collective. Schmitt affirme ainsi que la politique n’existe vraiment que lorsque la possibilité de confrontation est réelle et que l’ennemi est désigné comme tel.

Cette vision de l’ennemi possède une dimension structurante pour la communauté politique : c’est dans la lutte commune contre un adversaire identifié que les membres d’une société trouvent une unité et que l’État affirme sa souveraineté. L’ennemi, ainsi conçu, joue un rôle fondamental dans la définition de la politique : il est à la fois le ciment de la cohésion interne et l’élément constitutif de la souveraineté.

René Girard, quant à lui, développe une théorie anthropologique selon laquelle la violence est inhérente à la nature humaine en raison de la dynamique du désir mimétique. Selon Girard, les individus n’élaborent pas leurs désirs de manière autonome, mais en imitant ceux des autres. Ce processus génère inévitablement des rivalités, car plusieurs individus se disputent les mêmes objets, places ou statuts.

Pour éviter une escalade de la violence au sein du groupe, Girard montre que les sociétés humaines ont recours à un mécanisme de bouc émissaire. En désignant un individu ou un groupe comme responsable de tous les maux, la société canalise et résout temporairement ses tensions. Ce bouc émissaire, souvent innocent, devient alors une victime sacrificielle dont l’exclusion ou l’élimination permet de rétablir une certaine paix sociale.

Girard voit dans ce mécanisme de bouc émissaire un fondement archaïque mais toujours actif des sociétés humaines, et il considère que le religieux (sous forme de rites et de sacrifices) a souvent été le cadre institutionnel de ce processus. Dans le contexte moderne, bien que la religion ait perdu de son pouvoir institutionnel, Girard estime que les sociétés continuent à projeter leurs conflits internes sur des « ennemis » symboliques ou réels, entretenant ainsi une logique de sacrifice qui permet de maintenir la cohésion sociale.

L’intersection entre les pensées de Schmitt et de Girard se situe dans cette dynamique de l’ennemi comme figure structurante de la société. En effet, Schmitt et Girard mettent en évidence le rôle crucial de l’ennemi pour préserver la cohésion interne d’une communauté. Cependant, alors que Schmitt insiste sur la distinction politique ami/ennemi comme acte souverain et nécessairement conflictuel, Girard, pour sa part, s’attache à montrer que cette désignation repose souvent sur une logique sacrificielle, dans laquelle l’ennemi est moins une menace réelle qu’une victime propitiatoire.

Pour Girard, l’ennemi dans le système schmittien se rapproche de la figure du bouc émissaire : il est celui sur qui la violence de la communauté est concentrée pour résoudre ses propres tensions internes. Ainsi, lorsque Schmitt affirme que la souveraineté consiste à désigner l’ennemi, Girard peut rétorquer que cette désignation est souvent une projection des propres conflits de la société. La dialectique ami/ennemi schmittienne, bien qu’éminemment politique, relève selon Girard de ce processus de délestage mimétique par lequel une société se protège de ses propres pulsions destructrices.

L’apport girardien à la pensée schmittienne réside alors dans la notion de victimisation rituelle. L’ennemi, tel que Schmitt le conçoit, n’est plus seulement une figure politique, mais un exutoire sacrificiel qui permet au groupe de se souder autour d’un adversaire commun. Ce processus, que Girard théorise comme étant à l’origine des rituels religieux archaïques, se poursuit dans le cadre politique moderne, où l’ennemi devient le catalyseur d’une forme de violence collective contrôlée.

L’intégration de la théorie girardienne du bouc émissaire à la dialectique ami/ennemi schmittienne permet une lecture plus nuancée des phénomènes politiques contemporains. En effet, dans un monde de plus en plus polarisé, les sociétés modernes, bien que se revendiquant rationnelles et détachées de tout rituel archaïque, continuent de désigner des ennemis pour préserver leur cohésion. Les groupes politiques, les médias et même les communautés en ligne mettent en place des mécanismes où la désignation de l’ennemi – qu’il s’agisse d’un groupe ethnique, d’une idéologie ou d’un leader – joue un rôle similaire au bouc émissaire décrit par Girard.

Par ailleurs, la pensée de Girard permet de comprendre comment le discours de Schmitt sur l’ennemi peut dégénérer en violence collective incontrôlée. Alors que Schmitt théorise l’ennemi dans une logique étatique et souveraine, Girard souligne que cette logique, sans contre-pouvoirs, risque d’aboutir à une escalade de la violence. Dans les régimes autoritaires, où l’ennemi est une figure essentielle de la légitimité politique, l’approche girardienne révèle comment la construction de cet ennemi est instrumentalisée pour détourner l’attention des divisions internes et légitimer des actes répressifs.

La dialectique ami/ennemi schmittienne, analysée à travers la grille girardienne, met en lumière un risque intrinsèque de radicalisation des sociétés modernes. Lorsque la désignation de l’ennemi est instrumentalisée de manière excessive, elle peut favoriser des conflits sans fin, car chaque « ennemi » éliminé peut être remplacé par un nouveau, dans une spirale sacrificielle où le désir mimétique ne cesse de se renouveler.

Les apports croisés de René Girard et de Carl Schmitt offrent une perspective enrichissante sur la question de l’ennemi dans les sociétés humaines. Schmitt montre comment la distinction ami/ennemi est au fondement de la politique, tandis que Girard révèle les dimensions sacrificielles et mimétiques sous-jacentes à cette dialectique. Ensemble, ces deux penseurs permettent de mieux comprendre les mécanismes de polarisation et de violence qui caractérisent les conflits sociaux et politiques contemporains.

En fin de compte, l’analyse girardienne invite à reconsidérer la construction de l’ennemi en politique, non seulement comme un acte de souveraineté, mais comme un processus mimétique et potentiellement sacrificiel. Cette relecture de Schmitt via Girard est donc précieuse pour penser la crise des sociétés modernes, où la figure de l’ennemi joue un rôle central, mais souvent dans un cercle vicieux de violence mimétique que seul un dépassement de la logique sacrificielle pourrait rompre.

La mort en direct : un sacrifice « moderne »

« Le streameur français Jean Pormanove, victime régulière de violences filmées, meurt lors d’un direct.

Le streameur français Jean Pormanove, de son vrai nom Raphaël Graven, est mort dans la nuit du dimanche 17 au lundi 18 août, a annoncé sur Instagram l’influenceur Naruto, qui apparaissait régulièrement dans ses vidéos en direct. Le modérateur de la chaîne Lokal, sur la plateforme Kick, qui diffusait les images mettant en scène Jean Pormanove et Naruto, a confirmé son décès auprès des internautes.« 

(Source France Info)

L’horreur se vend bien. Les jeux télévisés qui consistent à éliminer les candidats les uns après les autres ─ « You’re fired ! » ─ sont vraiment trop gentils. Sur les réseaux sociaux, des centaines de milliers de voyeurs se délectent des humiliations et des tortures infligées à un pauvre hère (une personne réelle, pas un clone ou quelque avatar) et les plateformes se font un argent fou avec ce spectacle, à proportion de l’audience. Jean Pormanove était un ex-SDF dont les revenus lui étaient assurés grâce aux séances de tortures, de souffrances physiques et morales qu’il subissait en direct. La chaîne avait échappé à la clôture sous prétexte que le « candidat » était consentant. Les tortures dans les prisons syriennes fermées ont ému tout le monde, mais un voisin tabassé, roué de coups, passé à la gégène, sous les yeux de spectateurs passifs et eux aussi « consentants », cela passe mieux. Il a fallu attendre la première mort médiatique pour que la Ministre déléguée à l’Intelligence Artificielle et au Numérique estime qu’il est temps de prendre des mesures.

Est-on revenu aux jeux du cirque romains ? On pourrait aussi rétablir la peine de mort et les exécutions publiques (télévisées, bien sûr). Les partisans de cette belle aventure médiatique ne manquent pas. Ce « retour du sacrificiel », si c’en est un, nous interroge et doit nous inquiéter. Ce reflux civilisationnel est alarmant. La « personne humaine », qui est la plus belle invention de notre culture, est niée, comme si elle n’avait aucune importance, aucune valeur. Qu’est-ce qu’un homme ? Rien. Étonnez-vous que des régimes totalitaires comme la Chine, la Russie, l’Iran prospèrent en toute tranquillité ! Étonnez-vous que les fous capitalistes libertariens nous vantent le transhumanisme et nous le présentent comme le progrès définitif de l’humanité ! « L’idéal » aujourd’hui est la disparition de l’homme. Il a déjà fait tant de mal à la planète. C’est d’ailleurs en ruinant la planète qu’il finira par ruiner ses chances de survie. Il y a là une certaine logique…

La violence et la mort nous fascinent tellement que nous allons droit devant, comme attirés par notre propre fin. René Girard s’interrogeait sur ce qu’il restait de sacrificiel en nous. D’évidence, tout le fond primitif est toujours présent. Nous découvrons avec horreur que le goût du sacrifice est aussi puissant aujourd’hui qu’aux temps archaïques.

L’événement a été perçu par les médias, et par le public en général, dans l’incompréhension la plus totale, comme s’il s’agissait d’une violence inédite, inconnue jusque-là, alors que nous avons là la manifestation de la « banalité du mal » dans toute sa matérialité. Mais nous ne voulons pas voir le mal. Le vocabulaire des commentateurs est révélateur. Ils parlent de « harcèlement » pour décrire des tortures morales et physiques. Ils en appellent à des formes de « modération » alors qu’il faudrait implorer un rétablissement de la morale. Et bien sûr, personne ne prononce le mot « péché » ─ ce que pourtant la torture à mort d’un être humain est fondamentalement ─, parce que le mot et la notion de péché sont complètement sortis des consciences modernes. Ce déferlement de méconnaissance est le signe de notre sidération devant la violence, et de notre aveuglement volontaire devant une haine insupportable, comme aux commencements de l’humanité. « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! » déplorait Albert Camus. Où allons-nous ?

La Mesias

La Mesias est une série espagnole. On pourra apprécier ou ne pas supporter cette série télévisée déconseillée aux moins de 12 ans par Arte (visible sur cette chaine, en replay), mais elle me semble digne d’être signalée pour plusieurs raisons, dont sa rare perfection formelle. Les images et la musique sont remarquables, le jeu de tous les acteurs, et en particulier les enfants, exceptionnel. Bien sûr, s’agissant d’une intrigue complexe qui se dévoile peu à peu, elle ne doit pas être divulgâchée, mais on peut néanmoins annoncer qu’il s’agit d’une mère abusive et manipulatrice qui devient le pivot d’une secte catholique familiale, qui est aussi un groupe pop dont les clips sont diffusés avec succès sur YouTube. Le mélange des genres est ici la règle, et c’est ce qui me semble tout à fait révélateur de la société espagnole actuelle, à la fois profondément imprégnée par le catholicisme traditionnel, représenté par l’Opus-Dei, ses liens avec la période franquiste et le rejet viscéral de ce passé si proche, l’attrait pour la modernité, les excès de la Movida (drogue, libération sexuelle, etc.)

Ce qui est le plus important sera peu à peu révélé au-delà des péripéties « haletantes » de la série, mais il faudra attendre le dernier épisode pour s’en assurer. Après plus de 7 heures qui retracent les vies de ces personnages, le christianisme – ou plus exactement : la révélation universelle d’un Dieu d’amour – parvient à tracer son chemin malgré tout, et c’est là ce qui élève cette série au-delà de toutes les satires et les visions simplistes habituelles sur le sujet. Je préfère le dire à l’avance au risque d’atténuer un peu l’intensité du suspense, car je prévois que nombre d’entre vous seront tentés d’abandonner au-delà du premier épisode, ce qui serait dommage. Cette série nous montre pourquoi et comment nous pouvons aimer l’Espagne en tant que Français trop habitués à la tiédeur, à l’anesthésie des sentiments, à l’oubli du phénomène religieux, car s’il est régulièrement perverti par les sectes et tant de politiciens, il peut surtout nous réconcilier, et c’est là sa fonction première, quelle que soit la façon nous nous envisageons le sacrifice (et la pensée de René Girard prend ici toute son importance). Nous avons encore beaucoup à apprendre de ce peuple franc et chaleureux.

Girard : le grand malentendu

On a rarement autant parlé de René Girard dans les médias français. Pour le meilleur ou pour le pire ?

Voyez : le 3 mars 2025 sur France Culture, Girard est qualifié de « Penseur catholique réactionnaire, pourfendeur de la bien-pensance ». Plus récemment, Le Figaro in English du 17 mai parle de l’étrange fascination que Girard exerce sur la droite américaine au pouvoir actuellement (https://www.lefigaro.fr/en/world/from-peter-thiel-to-jd-vance-the-american-right-s-strange-fascination-with-rene-girard-20250517). Un girardien « historique », Bernard Perret avait anticipé le mouvement en publiant dans la revue Esprit le 11 septembre 2024 un article intitulé « Le pessimisme est-il forcément réactionnaire ? » et sous-titré « Contre la récupération de René Girard par la droite américaine ». Un peu plus tard (4 mars 2025), le blog de l’ARM publiait, sous la plume d’Hervé van Baren : René Girard peut-il être récupéré ? (https://emissaire.blog/2025/03/04/rene-girard-peut-il-etre-recupere/). Cette célébrité hexagonale qui lui a tant fait défaut de son vivant, l’aurait-il acquise maintenant ? Au prix d’une aliénation de sa pensée ? Je faisais remarquer dans un commentaire de l’article d’Hervé van Baren que la perversion de la théorie mimétique […] a gagné les milieux intellectuels. Ainsi Martha Reineke, philosophe américaine qui présidait jusqu’en 2023 le Colloquium on Violence & Religion (COV&R) a-t-elle déclaré (rapporté dans le journal La Presse du 4 mars 2025) : « Il est crucial que les idées de Girard soient mieux connues dans la population, alors je crois que le financement de Thiel, au bout du compte, est une bonne chose. ». De quelles idées parle-t-elle ?

Selon Girard, le souci moderne des victimes est le masque laïque de la charité (Je vois Satan tomber comme l’éclair, Grasset 1999, pp 249-261). J’aurais préféré qu’il dise que l’humanisme et l’idéologie universaliste des droits humains est un produit de la révélation christique, et donc la figure laïque de la charité.

Cependant, l’humanisme conduit à remettre en cause les inégalités sociales, et produit donc une forme de progressisme dans le domaine politique, que l’on peut appeler avec Tocqueville égalitarisme démocratique. Qui dit égalitarisme dit égalité des conditions, et donc risque d’indifférenciation violente. Dès lors, comme les barrières sacrificielles sont tombées, l’abîme de l’apocalypse s’ouvre devant l’humanité. C’est là que s’arrêtent Thiel, Vance & Co. Saisis par un saint effroi, en réaction, ils prônent un retour aux valeurs traditionnelles de la société chrétienne.

Pour Girard cependant, le choix est laissé aux Hommes de se réconcilier ou de se détruire. Christine Orsini nous rappelle dans son « René Girard » (Que sais-je ? 2018, p. 115) que : « Girard est un penseur apocalyptique qui refuse tout fatalisme. » J’en reviens donc à mes précédentes réflexions d’un girardien athée (ou agnostique, c’est la même chose pour ce qui nous intéresse ici) publiées sur ce blog (https://emissaire.blog/2024/06/18/a-propos-du-christianisme-reflexions-dun-girardien-athee/). Il faut rappeler encore et toujours le retournement extraordinaire effectué par Girard depuis sa lecture absolument non sacrificielle de la mort de Jésus qu’il nous livrait dans « Des choses cachées depuis la fondation du monde » (Grasset 1978), en faveur d’une réhabilitation pleine et entière de la lecture sacrificielle qui a été celle de l’Eglise chrétienne tout au long de son histoire, dans « Achever Clausewitz » par exemple (Carnets Nord 2007). Plus tôt déjà, dans ses entretiens avec le journaliste Michel Treguer (Quand ces choses commenceront…, Arléa 1994, p. 151), il disait : « Je fais confiance, globalement, à tous les conciles qui ont défini l’orthodoxie chrétienne pour les églises catholique, orthodoxe, luthérienne, anglicane, calviniste ».

Ce repli, peut-être anxiolytique, vers le conservatisme religieux ne reflète-t-il pas son doute quant au choix que fera l’humanité confrontée à sa possible destruction et même, peut-être, son pessimisme fondamental à cet égard ? On pourrait donc rapprocher le dernier Girard de Thomas Hobbes et de sa célèbre formule « l’Homme est un loup pour l’Homme » (Du Citoyen, 1642, puis Léviathan, 1651). Certains penseront certainement et diront peut-être que je m’égare. Sans doute ; et donc, sur le chemin du retour à la normalité girardienne, je rencontre un mathématicien et pasteur anglais, Thomas Bayes (1702-1761) dont le célèbre théorème a été utilisé pour résoudre « The Doomsday Argument », autrement dit « Le débat (ou le paradoxe) de l’apocalypse », dont la solution a été bien présentée par le mathématicien lillois Jean-Paul Delahaye dans « La Belle au bois dormant, la fin du monde et les extraterrestres » (Pour La Science n° 309 du 1er juillet 2013). Mais ce n’est pas le lieu ici de présenter des équations de probabilités conditionnelles !

Finalement, je rejoins largement l’analyse de Bernard Perret dans son article mentionné plus haut. Rappelant que Peter Thiel a bien lu Leo Strauss, philosophe juif allemand (1899-1973) émigré aux Etats-Unis avant la deuxième guerre, Perret écrit : « Dans cette ligne de pensée, on comprend pourquoi l’attitude critique de René Girard à l’égard de l’optimisme progressiste intéresse Peter Thiel : « Comme Schmitt et Strauss, Girard croit qu’il existe une vérité dérangeante sur la cité et l’humanité et que toute la question de la violence humaine a été occultée par les Lumières. » Un peu plus loin, Perret ajoute : « S’il [Girard] était indéniablement antimoderne, au sens où il ne partageait pas l’optimisme progressiste des courants politiques qui tenaient le haut du pavé au moment où s’est formée sa pensée, il n’était pas pour autant réactionnaire. Ne croyant pas à l’automaticité du progrès, il ne croyait pas davantage qu’il soit possible d’arrêter l’histoire et encore moins de revenir en arrière. »

J’en reviens au titre de ce billet qui parle d’un « grand malentendu ». Je l’ai dit plus haut, j’approuve ce qui a été énoncé très clairement par Bernard Perret et Hervé van Baren. J’ajoute simplement que le silence assumé de Girard sur la politique rend malheureusement possibles toutes les distorsions de sa pensée. « En général, pour les gens de gauche, je suis conservateur, tandis que les gens de droite me jugent révolutionnaire », répondant à M. Treguer dans « Quand ces choses commenceront… » (p. 124). Cette façon de botter en touche permet un nuancier très large, et ne fournit pas beaucoup d’outils conceptuels pour comprendre par exemple, les dérives illibérales actuelles de nos démocraties occidentales, et ce à quoi elles peuvent nous conduire.

Depuis que je fréquente assidûment la pensée de Girard et celle de certains autres intellectuels du présent siècle, j’ai proposé une vision historiciste du fait humain dans les quelques articles que le comité de rédaction du Blog l’Émissaire a bien voulu publier. Cette vision m’est suggérée par la théorie mimétique de Girard, et je continue à la nourrir grâce la réflexion d’autres chercheurs. Christine Orsini écrit d’ailleurs dans son « Que sais-Je ? » (p. 121) : « Il n’existe ni contradiction ni concurrence entre la version anthropologique et la version théologique de la révélation du mécanisme du bouc émissaire. » Cette conclusion, je la fais mienne, avec sa permission, j’espère.

La rumeur

Dans les relectures de l’été, comme le suggère Christine Orsini, je retrouve cette tirade pleine d’humour de Shakespeare, sur « la rumeur ». Shakespeare ne connaissait pas les fake news, mais il en savait long sur la calomnie, la médisance et la fabrique du mensonge.

La RUMEUR, portant un costume couvert de langues peintes, parle : 

Ouvrez bien les oreilles ! Qui d’entre vous voudrait
Se les boucher quand la Rumeur parle à voix haute ?
C’est moi qui, de l’Orient au couchant,
Prenant le vent comme cheval de poste, délie à l’envi
Les actions qui voient le jour sur cette boule de terre :
Sur mes langues chevauchent les calomnies incessantes,
Que je traduis dans tous les dialectes,
Et j’abreuve de fausses nouvelles les oreilles des hommes.
[…] La Rumeur est un pipeau
Dans lequel soufflent soupçons, jalousies et conjectures
Un instrument si facile à jouer et si maniable
Que le monstre imbécile à mille têtes ─
La multitude toujours discordante et chicaneuse ─
Peut en jouer. Mais ai-je besoin
De décrire ainsi mon anatomie
Au milieu des membres de ma famille ? 

Henry IV, deuxième partie, Introduction, l. 1-22.

Caravage et le sacré : la chapelle Cerasi à Santa Maria del Popolo

Deux chefs-d’œuvre de Caravage1 se cachent au fond d’une obscure chapelle d’une des innombrables églises de Rome : La Conversion de Saint Paul sur le chemin de Damas et Le Crucifiement de Saint Pierre. L’amateur d’art doit se munir, pour les admirer, d’un stock conséquent de pièces de deux euros. Chacune lui concédera trois minutes d’éclairage. Jean-Marc Bourdin et Hervé van Baren, contributeurs réguliers du blog, s’étant relayés à 24 heures d’intervalle devant lesdites œuvres2, vous font part de leurs impressions.

*****

Arrivé vers 8 heures, je (Hervé) me retrouve en pleine messe, à la réflexion une bonne mise en condition pour approcher deux œuvres religieuses dans leur thème. A l’issue de la liturgie, l’accès vers le fond de l’Eglise est rétabli et je me retrouve seul dans la chapelle. Etonnant. Un peu plus tard, en passant devant le Vatican en bus, je constate que la file d’attente pour le musée éponyme doit faire pas loin de 500 mètres…

Tout me ramène à la personne de Caravage et à ses contradictions. Artiste maudit, poursuivi pendant une grande partie de sa vie pour avoir tué un homme au cours d’un duel, bagarreur, rebelle, mais aussi unanimement reconnu comme génial dans son art, Caravage semble assumer ses contradictions jusque dans les surprenants comportements du tourisme dit « de masse » (on devrait dire « tourisme mimétique » tant les hordes invasives modernes semblent se conformer à d’invisibles injonctions collectives). Le mot qui me vient à l’esprit : scandaleux. Fascinant, attirant et répulsif à la fois, Caravage dérange toujours.

On représente la plupart du temps les œuvres d’art détachées de leur contexte physique. Les deux tableaux de Caravage se font face sur les flancs de la chapelle, comme volontairement dissimulés à la vue. Le tableau qui occupe le fond est bien plus visible depuis la nef. C’est une « Assomption de la vierge Marie » d’Annibale Carracci, de belle facture. Cependant, on ne peut imaginer plus grand contraste avec ses deux voisins.

Tout dans le tableau de Carraci respire le sacré. Effets de lumière, hiérarchie de la sainteté établie par l’échelonnement vertical des personnages, présence d’angelots facétieux, expressivité conventionnelle qui renforce la dimension merveilleuse de l’événement…

Les trois tableaux ont été peints, dit Wikipédia, à peu près à la même époque. Difficile à croire. Caravage peint et dépeint deux événements fondateurs du christianisme en renonçant radicalement à toute l’esthétique du sacré. Saint Paul n’est pas touché par la grâce, entourés d’angelots qui se réjouissent de sa conversion ; il n’est plus qu’un homme jeté à terre, écrasé par la masse du cheval qui emplit tout le tableau. La sainteté, pour Caravage, c’est en bas, dans la poussière.

J’interprète l’expression de Saint Pierre comme un mélange de surprise, mais surtout d’indignation devant l’humiliation qu’on lui fait subir. Ses bourreaux ne présentent pas les traits de la violence ; à dire vrai, leur visage est soit dans l’ombre, soit invisible par leur position. Les efforts surhumains qu’ils déploient contrastent avec leur tentative de noyer le christianisme naissant sous les moqueries et les sarcasmes. Le « piège tendu à Satan », pour reprendre l’idée de Girard, est mis en scène par Caravage. « Remets-toi toi-même à l’endroit », semble crier la foule invisible (dont j’occupe la place devant le tableau), soucieuse de démontrer qu’il n’y a là rien de plus qu’un homme parmi les autres; mais justement, nous montre l’artiste, il n’y a là rien de plus qu’un homme supplicié, et à nouveau la violence du sacrifice est exposée sans que l’iconographie du sacré ne puisse l’occulter.

Par ses compositions, Caravage réduit le sacré à néant. Il inaugure l’ère apocalyptique en reléguant l’interprétation métaphysique des Ecritures aux oubliettes des idées dépassées.En humanisant les deux saints, il suggère que la véritable sainteté ne se gagne que par le passage d’une épreuve dégradante, à l’opposé de toutes les sagas héroïques.

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Un jour plus tard, un autre “je”, celui de Jean-Marc Bourdin, sans doute plus intéressé par une déambulation touristique dans Rome que par les interventions du jour au colloque de COV&R (Colloquium On Violence & Religion, sur le thème “Spiritualité, Religion et Sacré”) a suivi le conseil d’Hervé. Quelle joie d’avoir un modèle à imiter ! Surtout s’il est de bon conseil. Pour me déculpabiliser de mon colloque buissonnier, je me dis que, en définitive, aller voir deux Caravage à Santa Maria del Popolo, c’est en quelque sorte faire des travaux pratiques sur son thème.

Nous sommes donc allés avec mon épouse verser nos 2€ à Santa Maria del Popolo. Elle nous a gentiment mis en lumière les deux chefs-d’œuvre. Un miracle, celui de la fée électricité, une sorte de symbole de la spiritualité suggéré par le ténébrisme caravagesque. Le peintre de génie nous invite à le suivre ici dans un effort pour élever son esprit. Nous avons tenté de respecter son injonction.

Paul et Pierre, les deux piliers de l’Église sont peints à la renverse : pour l’un, sa chute est à l’origine de sa conversion, pour l’autre son renversement intervient au terme de celle-ci, au moment de sa mise en croix.

Paul est pris par surprise en entendant le « Pourquoi me persécutes-tu ? » et en perdant la vue sur le chemin de Damas. Une fois cette épreuve passée, il se redressera une bonne fois pour toutes et essaimera sa nouvelle foi dans l’Empire romain en le sillonnant et écrivant inlassablement aux églises naissantes pour en fixer la doctrine. 

Quant à Pierre, il semble imposer sa volonté de ne pas singer son maître au moment de sa propre crucifixion : Pierre n’a cessé de choir et de se relever. Il a certainement continué de se rappeler son reniement jusqu’à ce moment ultime, chaque fois qu’il a entendu un coq chanter. Mais par une étrange ironie, sa dernière manière de se relever est de se faire placer la tête en bas, indigné qu’il semble être par l’intention de ses propres persécuteurs de le crucifier de la même manière que Jésus. Il ne peut en cet instant que se remémorer la lâcheté dont il avait fait preuve une trentaine d’années plus tôt en refusant de se reconnaître comme un de ses disciples. C’est peut-être ce souvenir douloureux que le regard de Pierre peint par le Caravage représente.

Toute conversion serait-elle un renversement qui seul nous permettrait de regarder enfin autrement ? Au-delà des promesses du sacré et du voile qu’il dépose sur notre violence, un sacrifice de soi, encore et toujours, est la condition d’une réponse adéquate à l’appel à la sainteté.

1 Michelangelo Merisi, dit le Caravage, peintre baroque italien (1571 – 1610)

2 A l’occasion de la réunion annuelle de COV&R, Colloquium on Violence and Religion.

Méditation girardienne sur la tripartition de la vie politique

Nous, les Français, vivions depuis plusieurs décennies au rythme d’une alternance démocratique, qui répartissait le pouvoir entre deux forces : la droite et la gauche. Chaque élection présidentielle était l’occasion de rejouer un psychodrame bien réglé : celui des deux partis dits « de gouvernement » qui endossait le rôle de l’opposition s’engageait dans une lutte sans merci pour renverser la majorité, tenue pour responsable des malheurs du peuple. Après une période d’incertitude où les plus petits partis des deux grandes forces constitutives avaient été traités à égalité avec tous les autres, on « sortait les sortants ». Le président élu bénéficiait d’un état de grâce, dont il était bien inspiré de profiter pour mettre rapidement en œuvre les mesures fortes de son programme. Et puis le temps passait ; les rancœurs s’accumulaient ; la lutte reprenait de plus belle ; un nouvel espoir naissait ; les élections suivantes rebattaient les cartes et un nouveau cycle recommençait…

René Girard présentait la structure du rituel sacrificiel ainsi : la société éprouve le besoin de se régénérer périodiquement ; pour ce faire, elle traverse délibérément une crise, au cours de laquelle est rejouée, dans un cadre rituel précis, la rivalité intrinsèque à l’égalité de principe ; elle décharge sur une victime, qui les emporte avec elle, les tensions accumulées, et attribue à la victime divinisée la restauration de l’ordre. Cette séquence lui permet d’expier – c’est-à-dire de « rendre bonnes en projetant à l’extérieur » – les divisions qui la menacent.

Selon le mythe égyptien par exemple, l’ordre politico-religieux se fonde sur l’expiation de la rivalité incarnée par deux divinités. Une divinité emporte avec elle le souvenir du conflit : c’est la divinité mauvaise (Seth) ; l’autre incarne l’ordre retrouvé : c’est la divinité fondatrice (Osiris).

En dehors du fait – certes notoire – que l’élimination du rival s’effectue sans qu’il soit besoin de le tuer, l’élection d’un représentant du peuple fonctionne exactement de la même manière. Le mode de scrutin qui prévaut en France – majoritaire à deux tours – ramène les rivalités multiples à un duel, lequel trouve, au deuxième tour, son expiation. Comme on sort un lapin d’un chapeau, le vote transforme le chef d’un des multiples partis en « Président de tous les Français ». Le vainqueur ne se contente pas d’éliminer son adversaire : il franchit une barrière mystérieuse, ce qui lui permet de surplomber le corps social, et devient ainsi une incarnation passagère de l’État.

Les espoirs suscités à chaque nouveau cycle sont systématiquement déçus. L’expiation obtenue par le biais du rituel politique n’est que provisoire. Deux idées contradictoires ont fini par émerger :

1) tout parti élu trahit ses idéaux lorsqu’il accède au pouvoir, ce qui débouche immanquablement sur la revendication d’une version plus radicale du programme de chacun des deux camps ;

2) l’énergie gaspillée dans les luttes intestines serait mieux employée dans la recherche concertée du bien commun.

Émerge alors un parti qui se prévaut d’appliquer simultanément (le fameux « en même temps ») les meilleures idées de chaque camp. Ce parti occupe logiquement le centre de l’échiquier, ce qui renvoie mécaniquement aux extrêmes toute velléité d’opposition. Se dessine alors la fameuse « tripartition » de la vie politique.

La bipartition, quant à elle, possède une caractéristique propre : l’élection amène au pouvoir le parti qui obtient la majorité, fût-elle infime. Il suffit que l’une des deux forces obtienne 50,1 % des suffrages exprimés pour faire pencher la balance, ce qui – remarquons-le – donne à une poignée d’indécis le pouvoir de faire basculer le pays d’un côté ou de l’autre, alors même qu’une grande majorité de votants campe sur ses positions. La résultante des forces reste très proche du centre, mais le duel exclut par principe le score ex aequo, et une différence insignifiante suffit à déclencher le salutaire processus de l’expiation. Lorsque l’élection législative confirme la victoire du camp présidentiel à l’Assemblée nationale, le barycentre de l’Assemblée (l’aiguille de la balance qui soupèse le poids des forces en présence) se situe toujours dans la portion de camembert qui représente les sièges obtenus par le parti gagnant.

La tripartition n’a pas cette propriété. Lorsque trois forces s’affrontent, il suffit, pour gagner l’élection, de rassembler 34 % des suffrages, quand les deux autres en obtiennent 33 %. Mais la situation est bien différente suivant que le parti victorieux occupe le centre de l’échiquier ou l’un des deux côtés. S’il occupe une position latérale, il peut certes se prévaloir d’être le premier parti de France, numériquement, mais l’aiguille de la balance, qui reste malgré tout proche du centre, se situe en dehors de la portion de camembert qui le représente. Le parti centriste, arithmétiquement minoritaire, s’avère d’une certaine façon plus légitime à incarner la volonté générale que les partis extrêmes. Il en découle un conflit d’interprétation qui affaiblit le verdict des urnes. Ne disposer que d’une majorité relative à l’Assemblée oblige à pactiser avec les adversaires d’hier. Théoriquement inconciliables, les partis extrêmes se mettent paradoxalement d’accord pour faire barrage aux propositions du centre. La frontière entre le bien et le mal – entre le pur et l’impur – devient de plus en plus floue. L’alternance du jour et de la nuit perd en limpidité : la mécanique de l’expiation se grippe, et le pays souffre d’une « crise de la représentation », qui favorise la montée aux extrêmes.

Aussi modérée que soit la proposition centriste, avec son projet de réconciliation du corps social, elle n’atténue en rien la rivalité, qui reste l’aliment principal de la vie politique. Au contraire, elle engendre mécaniquement une tripartition qui satisfait plus difficilement le besoin vital d’expiation rituelle. Il faut se rendre à l’évidence : la bipartition répond mieux à ce besoin.

En termes évangéliques, on dira qu’une société politique est un « royaume divisé contre lui-même ». Pour des raisons arithmétiques, la division est plus facile à expier quand elle prend la forme du duel. Depuis les temps mythologiques, le duel fratricide est le mécanisme privilégié par lequel le prince de ce monde se maintient au pouvoir en s’expulsant lui-même. Un parti centriste reste un parti : il ne peut prétendre incarner à lui seul l’unité de la Nation. Le royaume de l’unité retrouvée, que l’Évangile appelle « le royaume des cieux », n’est pas de ce monde : l’expulsion rituelle y a été dénoncée comme mensongère et injuste. L’arène politique reste, par excellence, le lieu où s’extériorise la rivalité mimétique, l’expulsion rituelle lui est bénéfique et il serait inapproprié de confondre la modération centriste avec l’avènement du règne de l’amour. La laïcité trouve ici une justification renouvelée : ne mélangeons pas le politique, qui ritualise la rivalité, avec le religieux chrétien, qui renonce à l’objet du conflit…

Lorsque l’expiation se produit dans un contexte religieux, on en rend compte en termes de transcendance : on croit que l’extériorisation du mal est exigée du dehors, par les esprits et les dieux.  Dans un contexte politique, on en parle en termes d’immanence, soit que nous nous croyions indemnes de toute pratique expiatoire, soit que nous sachions que c’est nous qui en avons cruellement besoin. Dans le second cas de figure, nous pouvons cependant continuer à ignorer que ce savoir nous vient de la Révélation chrétienne, laquelle a montré que Dieu est la première victime de notre besoin d’expiation. Nous pouvons continuer à nous raconter l’histoire de notre arrachement au religieux, conquis de haute lutte. Notre arrachement au religieux n’en reste pas moins une requalification du processus d’expiation, appelé désormais « saine respiration démocratique ».

Les cryptomonnaies contre le sacrifice ? (seconde partie)

Ce billet fait suite à celui publié le 22 avril dernier :

Seconde partie : subvertir la démocratie

La théorie mimétique développe la façon dont le sacrifice ouvre sur l’établissement de règles, de tabous, d’interdits : ce qui correspond au grec nomos. Ce terme désigne également des monnaies grecques et byzantines (nomos, nomisma), et qualifie la monnaie. La monnaie est en effet inséparable de la loi ; elles émergent conjointement du sacrifice originel. J’ai développé cette hypothèse au cours de ma recherche sur l’origine de la monnaie.

Jusqu’à présent, les cryptomonnaies doivent leur existence et leur succès non seulement aux sommes prudemment conservées par leurs créateurs, afin de limiter les effets délétères de la spéculation, mais aussi d’un besoin exprimé par les mafias : pouvoir effectuer des transactions masquées à grande distance, rapatrier les sommes considérables collectées en monnaie locale – contre de la drogue notamment – vers les pays exportateurs. On peut alors se demander pourquoi certains États ont encouragé les cryptomonnaies au lieu de les interdire.

Deux hypothèses contradictoires viennent immédiatement à l’esprit : ces États sont gangrenés par la mafia ; les cryptomonnaies permettent d’identifier les transferts effectués sur le darknet. En suivant cette seconde explication, les cryptomonnaies permettraient à la police de remonter à la source des transactions avec une efficacité comparable aux transferts bancaires classiques. Mais si les transactions en cryptomonnaies laissent effectivement des traces numériques, celle-ci ne permettent pas de remonter jusqu’aux bénéficiaires et aux donneurs d’ordre. La preuve en est que l’identité de Satoshi Nakamoto reste inconnue à ce jour. La première hypothèse semble donc se confirmer au vu des évènements récents, et notamment l’élection d’un président des Etats-Unis puissamment soutenu par la Russie, où services secrets (KGB puis FSB), mafia, pouvoir politique et économique sont confondus [1].

De façon générale, les transactions effectuées en argent liquide sont difficilement traçables, et les États cherchent à les limiter, voire à les interdire à plus ou moins brève échéance. Cependant, leur transport est aussi le plus risqué, et les mafias ont également tendance à les convertir en monnaies scripturales afin de les rapatrier vers les principaux bénéficiaires.Il y aurait donc une forme de convergence d’intérêts entre les États et les mafias, bien qu’elle soit particulièrement difficile à évaluer, car intrinsèquement contradictoire.

Quoi qu’il en soit, ces explications sont déjà dépassées dans la mesure où la légalisation des cryptomonnaies obéit au projet libertarien de gouvernance mondiale décentralisée, qui tend à rendre caducs les États, mais aussi les lois et les accords internationaux qui sont remplacés par des « deals » : méthode à laquelle Trump nous habitue peu à peu. Désormais, les fonds de pensions et les réserves publiques comportent une part croissante libellée en cryptomonnaies, ce qui équivaut à une consécration équivalente à l’achat par un musée d’une œuvre d’Art Contemporain. .

Revenons au théoricien néolibéral Friedrich Hayek. Il avait la guerre, les totalitarismes et l’inflation monétaire en horreur, ce qui est compréhensible pour quelqu’un qui a traversé la première guerre mondiale, l’hyperinflation autrichienne et allemande, la prise du pouvoir par les nazis suite à l’impuissance de la république de Weimar, une situation de quasi guerre civile et la menace bolchevique. Pour les disciples libertariens de ce maître – parmi lesquels Milton Friedman : également prix Nobel d’économie – le capitalisme aboutit à l’établissement de monopoles. Pour ces théoriciens, le meilleur finira par s’imposer à condition que l’État cesse de jouer son rôle d’arbitre – ou de pompier pyromane ? Sur le plan financier, l’émergence d’une monnaie mondiale, surplombant des monnaies nationales concurrentes source d’inégalités, d’injustices, de manipulations politiques, devient tout simplement nécessaire.

C’est un projet grandiose, et il n’est pas étonnant qu’il rassemble des intellectuels catholiques– on n’oublie pas que le terme signifie : universel –des financiers– cocréateurs de Paypal : une plateforme internationale de paiement en ligne – des politiques, des industriels férus de nouvelles technologies et de réseaux d’influence de dimension planétaire. Dans ce contexte, Trump s’impose à eux comme un bateleur de foire provisoirement nécessaire, auquel on est bien obligé de s’allier puisqu’il y a encore des élections dans notre « vieux monde ». Tous croient sincèrement participer, à leurs niveaux respectifs, à l’Apocalypse, à la Révélation à venir, à une eschatologie chrétienne en phase terminale qui serait destinée à subvertir la démocratie.

René Girard croyait lui aussi en une eschatologie chrétienne en voie d’achèvement et il n’est pas absurde de penser que l’établissement de monopoles planétaires – politiques, financiers, incluant toutes sortes de réseaux – constitue la face matérielle d’une réalité spirituelle en voie d’achèvement. La situation actuelle ressemblerait, toutes proportions gardées, à l’état préhominien précédant le sacrifice et la paix retrouvée, et les monopoles correspondent à l’unanimité fondatrice du nouveau monde post-apocalyptique en gestation. L’unanimité des terriens se polarise à nouveau sur un objet représentant la valeur : c’est la monnaie, et la technologie blockchain apparait la plus sûre et la plus adaptée à la mondialisation et aux avancées technologiques [2]. Cependant, le projet libertarien innove dans le sens où il n’appelle pas à la polarisation de tous contre un. Les libertariens s’opposent au sacrifice ; à moins que cet avènement d’une monnaie nouvelle, prévisible de longue date car participant d’une eschatologie, ne vienne simplement confirmer le fait que l’humanité, devenue enfin adulte, n’en éprouve plus le besoin ?

Dans cette optique positive, visant à dépasser un « stade sacrificiel » de l’humanité, les cryptomonnaies ont pour objectif de dissoudre les monnaies souveraines, qui relèvent du politique– instance de décision collective – et du religieux–gardien du sacrifice. Contrairement à Thomas Hobbes et Carl Schmitt, les libertariens ne voient pas la nécessité du politique [3] et de l’existence de l’État, accusés de fomenter des guerres et des injustices, de freiner l’émergence d’innovations nécessaires à la poursuite de la vie sur terre (ou à la fuite sur Mars de quelques happy-few destinés à ensemencer l’univers entier…). Mais ce « capitalisme de la finitude » [4] annonce en même temps qu’il n’y en aura pas assez pour tout le monde, et justifie ainsi l’émergence de monopoles prédateurs : winner takes all.

Les libertariens aspirent à une sorte de Pax Romana soutenue par des réseaux mondiaux, se voient porteurs de projets grandioses – prolongement illimité de la vie, migration vers d’autres planètes, « intelligence artificielle », établissement d’un« monde connecté », etc. –qu’ils seraient seuls en mesure de réaliser, à condition d’en prendre les moyens. Ces réseaux et ces projets seraient nécessairement monopolistiques, car seule cette pleine puissance permettra d’atteindre le but ultime : sauver l’humanité en péril, supplanter les sacrifices sanglants, mettre fin aux guerres qui n’ont cessé d’accompagner l’histoire des hommes. Les libertariens sont des idéalistes pragmatiques, mais leur ambition s’accompagne d’une angoisse sourde : celle de manquer, de se voir confronté à un monde fini, aux ressources limitées.

Leur projet consiste essentiellement à dépasser la démocratie, jugée obsolète, en supprimant toutes hiérarchies entre les hommes, que le mode représentatif instauré par les élections maintenait en dépit de la formule : « liberté, égalité, fraternité » et du principe : « un homme, une voix ». Aussi, tout peut se dire désormais sur les réseaux sociaux, et chacun a droit au fameux quart d’heure de célébrité annoncé par Warhol, gratuitement et sans danger, puisque tout est virtuel et tout est égal : voilà pour calmer les foules, ou les anesthésier dans « le meilleur des mondes », pour paraphraser un célèbre roman. L’idée même de vérité n’a plus d’importance à l’heure du relativisme culturel : et c’est justement là où la gauche et la droite se rejoignent dans le libertarisme athée, sorte de Janus bifrons. Cette conjonction remarquable précipite le triomphe du libertarisme dans les urnes. Tous proclament d’une seule voix que nous sommes devenus des dieux dans « ce règne des minuscules rois-soleils légitimes que nous sommes devenus dans l’émerveillement de notre égalisation [5]. »

J’y vois pour ma part un danger mortel, et Girard ne penserait pas autrement me semble-il, qui insistait sur le terme degree dans son essai sur Shakespeare : « le mot peut se traduire par rang, distinction, discrimination, hiérarchie, différence [6]». La crise du degree, c’est « le chaos au sens cosmique ». Ainsi, et malgré toutes les dénégations libertariennes, les nouveaux et innombrables « rois soleils » ne sont pas des artisans de paix :

Alors tout se ramène au pouvoir,
Le pouvoir au vouloir, le vouloir à l’appétit ;
Et l’appétit, ce loup universel,
Doublement secondé par le pouvoir et le vouloir,
Fait forcément de tout une proie universelle
Et finit par se dévorer lui-même
[7].


Avec Shakespeare, on ne peut jamais ignorer le bien et le mal, la vertu et son ombre ; ces paradoxes qui font de nous des hommes ont toujours à voir avec le sacrifice. Les libertariens ont également une conscience élevée des contradictions internes à leur idéal, si bien qu’ils s’accommodent volontiers d’un contrepoids religieux conséquent ; c’est là où l’eschatologie chrétienne vient à point nommé.J’ai déjà exprimé maintes fois ma position sur le sujet : il n’y a qu’une eschatologie judaïque et l’Apocalypse est derrière nous, nous vivons déjà dans le Royaume parce que tout a été révélé par le Verbe incarné. Mais Dieu nous a voulu libres, et nous avons encore le plus grand mal à écouter Celui qui est venu pour « témoigner de la vérité ».

Je ne pense pas différer sur le fond de la pensée de René Girard, mais je constate avec amertume que sa fidélité à l’eschatologie chrétienne traditionnelle soutient le versant religieux du libertarisme. Il me semble néanmoins que sa vision de la culture n’est certainement pas néo-conservatrice ou libertarienne, mais conservatrice ; notre monde commun s’élabore peu à peu, il a acquis avec le temps une épaisseur considérable que nous devons p rendre en compte, et certainement pas effacer, car ce terreau est nourricier.La culture est à l’image d’une fourmilière, où chacun apporte sa poignée de terre ou de brindille, et qu’importe la quantité : c’est la parabole des ouvriers de la onzième heure. Il n’est pas nécessaire de donner un coup de pied dans cette fragile et patiente construction pour l’améliorer. Pour les chrétiens que nous sommes, l’Incarnation est l’aboutissement apocalyptique de l’eschatologie judaïque et nous savons n’y a pas eu de rupture politique ou monétaire à cette occasion : Saint Paul est très clair à ce sujet. Une transformation profonde a eu lieu sans que les institutions n’aient été remises en question, elle est si profonde que nous n’avons toujours pas fini de lire les témoignages évangéliques et de les comprendre. Avant d’envisager du nouveau, c’est donc à cette tâche prioritaire que nous devons nous atteler ; nous verrions alors que la nouveauté est déjà là, et qu’elle attendait seulement que nous la découvrions.

En conclusion, et pour ne pas laisser croire que je développe une énième théorie du complot dans ces lignes, précisons que les « cartels » occultes dont il a été question sont bien réels, mais en renouvellement constant. Ainsi, après avoir plébiscité le bitcoin, Musk défend désormais le kekius maximus et Trump, le dogecoin.Washington se met à ressembler de plus en plus à Las Vegas ! Que le meilleur gagne et malheur aux vaincus ! Dûment informés par Shakespeare, on peut se demander si le projet libertarien consistant à établir des monopoles vertueux est déjà en train de s’effondrer, occupé à se « dévorer lui-même » sitôt mis en selle.

On remarquera également, sur le symbole du bitcoin en particulier, la double barre traditionnelle qui rappelle les cornes des bovins, également reprise sur la plupart des symboles monétaires : c’est l’animal objet du sacrifice et l’étalon de valeur aux temps d’Homère. Rien de nouveau sous le soleil ! Ce retour vers des temps anciens a quelque chose de profondément lassant… Nous faudra-t-il encore une fois attendre patiemment que Satan expulse Satan ?

Mais cette fois-ci, les dégâts occasionnés risquent d’être d’une ampleur inédite, et c’est précisément pour cette raison que Girard voyait l’apocalypse au présent, en citant Hölderlin : « Mais là où il y a danger, croît aussi ce qui sauve. » Aussi, gardons-nous de condamner sans appel les aspirations libertariennes, car nul ne peut dire si elles obéissent ou non à une nécessité historique. Pour saisir l’actualité, l’hypothèse eschatologique ne suffit pas, et personne ne peut se prévaloir de la pensée de René Girard pour qualifier, en bien ou en mal, ce qui est en train de se produire sous nos yeux ébahis. Surtout, nul ne peut prévoir l’avenir : la seule certitude, c’est qu’il est entre nos mains.

Concernant le versant religieux du projet libertarien, la plus grande confusion règne entre le catholicisme girardien de Peter Thiel ou de Daniel Vance, la vision du monde d’Elon Musk, marquée par l’auteur de science-fiction Philippe K. Dick,ou encore celle de la plupart des évangélistes qui voient en Trump l’élu de Dieu, en Netanyahou un nouveau roi David – ou inversement. Ceux-là prônent la reconstruction du Temple de Jérusalem, alors que ce prétendu « signe tangible de la parousie » este n contradiction flagrante avec le texte même de l’Apocalypse, à propos de la Jérusalem céleste : « De temple, je n’en vis point en elle ; c’est que le Seigneur, le Dieu Maître-de-tout, est son temple, ainsi que l’Agneau. » (Ap.22, 21).

La diversité des projets en cours, la complexité du monde et la profondeur préhistorique de la culture humaine nous invitent à prendre nos distances avec les aprioris hérités de l’histoire européenne,mais à rester attentif à tout ce qui détournerait les voies ambitieuses du libertarisme conquérant vers le précipice. Croire, avec les promoteurs des cryptomonnaies, que nous pouvons nous fier au pilotage automatique des algorithmes, à la sureté d’une blockchain, tout en se passant du politique, cela reviendrait à reproduire la scène illustrée par le tableau de Brueghel l’ancien : La parabole des aveugles.


[1] Michel Eltchaninoff: « Donald Trump a été imaginé par Vladimir Poutine, puis patiemment forgé, modelé, poli, pour devenir sa créature. » (la lettre de philosophie magazine, 25 février 2025)

[2] Peter Thiel pense que la technologie est miraculeuse (De zéro à un, p.10), et que : « Les monopolistes créatifs [c.a.d. les GAFAM…] ne sont pas seulement bénéfiques à la société ; ce sont de puissants moteurs de son amélioration. » p.49

[3] « La mission des libertariens est de trouver un moyen d’échapper à la politique sous toutes ses formes. » Peter Thiel, cité par Quinn Slobodian : Le capitalisme de l’Apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, Seuil, 2025, p.11

[4] Arnaud Orain, Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (xvie-xxie siècle), Flammarion, 2025, place pour sa part le projet libertarien de parvenir à des situations de monopole dans la perspective historique du capitalisme. Ces deux essais sont publiés au moment où je rédige cet article, et recoupent son propos.

[5] Muray Philippe, Le xixe siècle à travers les âges, Gallimard, 1984, p.444

[6] René Girard, Shakespeare, les feux de l’envie, Grasset, 1990, p.201

[7] Shakespeare, Troïlus et Cressida, I, 3, 119-125, cité par Girard p.283

Les cryptomonnaies contre le sacrifice ? (Première partie)

Première partie : capitalisme et monopoles

Le procès des cryptomonnaies est largement engagé. On les accuse de contribuer au réchauffement climatique en nécessitant une quantité d’énergie considérable pour réaliser le « minage » : à lui seul, le bitcoin dépense en électricité environ 165 Twh/an, utilise 1650 milliards de litres d’eau, 2,9 millions de dispositifs informatiques dédiés, et produit 96 millions de tonnes de CO2 dans le but de générer et de contrôler la technologie de la blockchain [1]. On les accuse également d’être des « pyramides de Ponzi », ce qui n’est pas tout à fait exact, car le système de Ponzi – dernièrement utilisé par Bernard Madoff – est destiné à s’écrouler ; cette fatalité est inscrite dans sa logique et ses initiateurs le savent parfaitement. Or il semble que cela ne soit pas le cas pour ces monnaies privées.

En interrogeant cette double accusation, on peut se demander si les cryptomonnaies participent d’une logique équivalente au sacrifice. Les victimes seraient dans ce cas plurielles : ceux qui pâtissent du changement climatique d’un côté et les investisseurs ruinés de l’autre. Mais si le sacrifice tue une seule victime pour que vive la communauté, faut-il tuer la communauté pour que vive la crypto-monnaie qui parviendra à s’imposer ? Ce serait parfaitement absurde. Prise un instant au sérieux, cette inversion structurelle permet-elle d’affirmer que les cryptomonnaies agissent à l’encontre de la logique sacrificielle, qui tend à préserver la vie de tous au détriment d’un tiers exclu ? Rappelons ici que ce tiers est, à l’origine, un être humain appelé à se métamorphoser en une série d’objets de plus en plus anodins, au fur et à mesure d’un processus continu de substitution qui aboutit à la monnaie : c’est l’hypothèse que je défends, en accord avec René Girard, dans Racines sacrificielles de la monnaie.

Si le premier chef d’accusation est indéniable – car prétendre que les cryptomonnaies sont « dématérialisées » relève d’une illusion ou d’un déni – le second invite à réfléchir. Le système de la cryptomonnaie se différencie du système de Ponzi, car il est conçu pour s’établir durablement, et si ses créateurs ont certainement eu l’intention de s’enrichir – et on peut penser qu’ils y ont réussi – ce motif recouvre une plus grande ambition, qui engage l’ensemble de l’humanité. La disparition mystérieuse du créateur du bitcoin (Satoshi Nakamoto) – mais ce nom désigne probablement un groupe de personnes – laisse supposer que ce cartel agit de façon similaire aux cartels de collectionneurs d’« art contemporain » (AC [2]):

« À partir de 2008, la partie la plus haute du marché de l’AC se perfectionne encore et devient aussi une monnaie. C’est un nouveau service qu’offre l’AC, réservé au très haut marché. La valeur d’une pièce d’AC se décide arbitrairement dans un réseau fermé et discret de collectionneurs. Toute « œuvre d’AC », pour accéder à une « valeur faciale », doit cependant avoir en garantie des œuvres identiques placées dans des lieux prestigieux, musée, monument, médias, collections d’hommes célèbres. Cela explique pourquoi le très haut AC est toujours sériel [3]. »

Pour éviter les effets de bulle et de crash, ces « réseaux fermés et discrets » décident de conserver une partie significative des objets à promouvoir, quelle que soit l’ampleur des fluctuations sur le marché. Leurs membres n’agissent donc pas comme de vulgaires spéculateurs ; tout en sachant qu’il s’agit d’une bulle, ceux-là achètent ces produits afin de s’en débarrasser juste avant le crash [4]. Ces réseaux veulent au contraire sécuriser les produits qu’ils ont créés de toutes pièces. Il s’agit d’imposer une idéologie à travers des artistes choisis, qui agissent comme des propagandistes ; il en va de même pour les cryptomonnaies. Les créateurs du bitcoin et les collectionneurs d’AC sont convenu de ne vendre qu’après accord de tous les membres du cartel, afin de ne pas se mettre mutuellement en difficulté, et surtout pour éviter le crash : la perte brutale de la valeur de ces monnaies privées. En pratique, ils s’autorisent à échanger une petite partie en devises, pour la racheter ensuite lorsque l’objet atteint son prix le plus bas.

Le cartel du bitcoin conserverait ainsi une base de sécurité correspondant à 40% de l’ensemble, ce qui aurait permis d’assurer la pérennité de ces monnaies privées sur un marché hautement spéculatif, et ce en l’absence de toute garantie. Les États observent le phénomène avec intérêt : rappelons ici que la monnaie souveraine ne repose sur aucune autre garantie que celle de l’instance politique émettrice, qui dépend, dans les pays démocratiques, du suffrage universel. Le parallèle mimétique entre suffrage et spéculation est ici du plus haut intérêt. Pour tous ceux qui aspirent à transformer les États en entreprises, considérant que le modèle entrepreneurial s’avère plus efficace que le modèle démocratique, il va de soi que la monnaie souveraine doit laisser place à une monnaie privée, et les cryptomonnaies sont élaborées dans ce but.

Je ne m’étendrai pas plus avant ici sur le marché d’un prétendu « art contemporain », car il y aurait beaucoup trop à dire, mais la comparaison donne des résultats intéressants, comme le lancement des NFT (« Non-Fungible Token », jetons non fongibles) : il s’agit d’œuvres (des logos composés de quelques pixels) dont la diffusion sur le réseau internet est calquée sur le « système cryptomonnaie ».

Les créateurs de ces monnaies privées sont récemment parvenus au sommet du pouvoir politique aux Etats-Unis [5], où ils ont toujours été encouragés ; mais Poutine aussi encourage désormais ouvertement le « minage » du bitcoin dans son pays. Les monnaies privées sont la matérialisation d’un phénomène purement spéculatif, qui relève par conséquent du comportement mimétique des investisseurs, mais il ne faudrait pas croire pour autant qu’elles reposent sur un vide conceptuel [6] : elles fondent leur légitimité sur la pensée de Friedrich Hayek. Le célèbre économiste avait théorisé la disparition programmée de tout service public et de l’État, et la privatisation de la monnaie [7]. Pensée apparemment contradictoire, puisqu’elle prône à la fois la libre concurrence et la nécessaire apparition de monopoles ; dans un tel modèle, les acteurs finiraient par s’orienter de façon unanime sur la monnaie privée qui se révèlera la plus stable, et donc la plus sûre. Les cryptomonnaies semblent donc rassembler à la fois les caractéristiques de la « crise mimétique » girardienne – cet état d’indifférenciation et de concurrence généralisée – et sa résolution par polarisation sur un objet unique. Dans l’ordre économique, cet objet particulier, c’est la monnaie.

Par conséquent, les cryptomonnaies sont-elles de « vraies monnaies » ? Aglietta et Orléan ont circonscrit ce phénomène mimétique de polarisation, qui serait toujours en cours pour définir la monnaie. À la différence de leurs analyses, je considère qu’il a eu lieu une bonne fois pour toutes à l’origine de notre espèce : c’est le sacrifice fondateur, mis à jour par Girard à travers le mythe. Le sacrifice originel réalise et exprime l’émergence simultanée de la valeur (le premier dieu) et de son support monétaire (cette part de viande partagée lors du repas anthropophage), mais aussi de la loi, du langage, de l’ensemble des usages sociaux et des rituels. Aglietta et Orléan estiment que cette polarisation se reproduit en permanence, que la monnaie est sans cesse remise en question à travers les rivalités mimétiques, car tous les acteurs économiques sont à la recherche de la « vraie valeur » en imitant leurs semblables : c’est la fameuse métaphore dite « du concours de beauté » (Keynes). Leur hypothèse admet donc implicitement la possibilité pour les cryptomonnaies (« monnaies privées ») d’accéder au statut de véritables monnaies (« monnaies souveraines »), à partir du moment seulement où elles auront réussi à remplacer les monnaies nationales. Mais il faut bien se rendre compte que cet avènement signifie la fin des nations ou des communautés nationales (telles que l’Europe), émettrices de monnaie souveraine.

Tel semble bien être le projet auquel souscrivent les théoriciens et les entrepreneurs libertariens [8] comme Elon Musk, Daniel Vance et Peter Thiel. Cela doit nous interroger tout particulièrement, puisque ces deux derniers disent s’inspirer directement de la pensée « apocalytique » de René Girard. Nous ne pouvons donc pas traiter à la légère une telle entreprise, non seulement en raison de ses effets destructeurs – à moins qu’il ne s’agisse de la « destruction créatrice » chère à Joseph Schumpeter – mais aussi par respect pour la pensée de René Girard lui-même. Il estimait pour sa part que nous étions en train d’assister à l’accouchement, « dans les larmes et la douleur », d’une civilisation mondiale. Ce qui se produit actuellement dans le monde, et pas seulement aux Etats-Unis, correspond-il à cet avènement ? La mondialisation implique-t-elle l’obsolescence programmée des nations et de leurs monnaies respectives ? Faut-il donner raison à des théoriciens tels que Hayek, Orléan et Aglietta, Thiel… qui se rejoindraient, au-delà des oppositions politiques, pour reconnaître dans les crypto-monnaies une monnaie « post-apocalyptique » en devenir ? Je tenterai d’approfondir cette question dans la deuxième partie de cet article.


[1] Delahaye, Jean-Paul. «Bitcoin : une consommation électrique comparable à celle de la Pologne», polytechnique-insight.com, 30 octobre 2024.

[2] « Sigle conçu par Christine Sourgins dans Les Mirages de l’Art contemporain afin de ne pas confondre l’art contemporain avec tout l’art d’aujourd’hui et d’en souligner l’aspect idéologique spécifiquement conceptuel » Aude de Kerros, L’Imposture de l’art contemporain, Eyrolles, 2016 p.13

[3] Ibid. p.95

[4] Un des premiers Rothschild aurait déclaré (selon Alain Minc) : « Je me suis enrichi à force de vendre trop tôt ».

[5] Voir : Cryptomonnaies : Donald Trump octroie une « réserve stratégique de bitcoins » aux Etats-Unis.(Le Monde du 07 mars 2025).

[6] Vide conceptuel tout relatif, puisque la théorie mimétique consiste précisément à lui « donner corps », mais ce faisant, elle en révèle les fondements ; ces « choses cachées depuis la fondation du monde » reposent sur le mensonge sacrificiel. Ce paradoxe est bien connu des lecteurs de Girard.

[7] Friedrich Hayek, The Denationalization of money, London Institute of economic affairs, 1976.

[8] « Libertarien » se décline en : transhumanisme, extropianisme, singularisme, cosmisme, rationalisme, altruisme efficace, long-termisme (selon Torres, cité par Anne-Sophie Moreau, Philosophie Magazine, Février 2025, p.24) mais aussi anarcho-capitalisme ou capitalisme de la finitude : c’est donc en pleine conscience de l’imprécision de ce terme englobant que je me résous à l’employer malgré tout, car il semble convenir à ceux qui s’en réclament.