
par Bertrand Jouvenot
Voici un article publié par Bertrand Juvenot en mai dernier par le site Journal du Net. Il y est question d’intelligence artificielle, de médiateurs et de bouc émissaire. Il ne s’agit pas d’une analyse girardienne. Le « médiateur » dont il est question ici n’est pas un vecteur du désir, mais un simple arbitre, un « Monsieur bons offices » s’efforçant d’aplanir les différents. Le bouc émissaire n’est pas non plus celui de Girard, ce prétendu fauteur de troubles, dont l’immolation va ramener la concorde, lui conférant ainsi un statut sacré ; dans cet article, il s’agit prosaïquement du quidam sur le dos duquel deux adversaires vont trouver un modus vivendi.
Mais rien n’empêche de reprendre le questionnement de cet article avec l’acception girardienne des mots de médiateur et de bouc émissaire : une intelligence artificielle peut-elle inspirer un désir ? Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’un être pourtant fictif le suscite : prenons l’exemple archétypal d’Amadis des Gaules, choisi par Girard lui-même. De même, quelle sorte d’harmonie la condamnation unanime d’une intelligence artificielle est-elle capable de procurer à une collectivité en crise ?
Bertrand Jouvenot est consultant en entreprise, enseignant et auteur.
Petit lexique :
IA pour intelligence artificielle,
RH pour ressources humaines,
DSI pour direction des systèmes d’information,
UX design pour conception tenant compte de l’utilisateur (UX est l’abrégé anglais de « user experience », c’est-à-dire le vécu de l’utilisateur),
« chatbot » pour robot de conversation,
« chat » pour conversation,
e-bouc émissaire, pas besoin d’expliquer ; qu’aurait pensé Girard de ce néologisme ?
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Les IA deviennent des entités sociales en entreprise : médiateurs, boucs émissaires ou confidents, elles transforment nos relations de travail et bousculent les rôles humains traditionnels.
L’irruption des intelligences artificielles sous forme de « chatbots » dans nos environnements de travail a profondément modifié notre rapport à la machine. En dialoguant avec elles comme avec un collègue, nous avons franchi un seuil : celui de l’anthropomorphisation. Ce glissement culturel et cognitif a ouvert la voie à un phénomène inattendu mais irréversible : l’IA est en train de devenir une entité sociale à part entière au sein des organisations. Et, à ce titre, elle commence déjà à occuper des rôles que ni les RH, ni les DSI, ni les sociologues du travail n’avaient anticipés.
L’interaction conversationnelle, ou l’anthropomorphisation programmée
L’introduction massive des IA conversationnelles a légitimé une illusion : celle d’une machine avec laquelle on parle. Cette simple modalité d’échange, si naturelle à l’humain, a suffi pour lui prêter des intentions, une personnalité, voire des sentiments. En UX design, c’est une stratégie bien connue : le « chat » crée une proximité émotionnelle avec la machine. Mais dans le monde du travail, cette familiarité engendre une mutation plus profonde : nous n’utilisons plus l’IA, nous cohabitons avec elle. Et ce changement de posture prépare l’émergence de nouvelles dynamiques sociales.
L’IA comme médiateur neutre
Dans certaines entreprises technophiles, des IA sont déjà utilisées comme médiateurs de conflits internes. L’exemple d’AffectivaBot, un assistant RH déployé dans une grande entreprise américaine de services, est édifiant : en analysant les échanges écrits et oraux entre deux collaborateurs en tension, l’IA identifie les points de crispation, suggère des reformulations, et propose des scénarios de résolution. Sa neutralité apparente la rend paradoxalement plus « crédible » qu’un manager humain. Les collaborateurs déclarent se sentir moins jugés, plus écoutés, mieux compris — même par une machine (1).
Cette fonction de médiateur algorithmique pourrait se généraliser : imagine-t-on demain une IA siégeant en comité d’éthique, arbitrant les priorités entre équipes, ou modérant les tensions dans un groupe projet ? L’analogie avec un traducteur simultané d’émotions et d’intentions n’est pas exagérée. L’IA devient ici un tiers social stabilisateur, capable de fluidifier les échanges là où l’humain échoue souvent à rester impartial.
L’e bouc émissaire algorithmique
À l’inverse, d’autres organisations détournent les IA à des fins moins nobles. Lorsque les décisions deviennent impopulaires (changement de planning, non-promotion, refus de formation…), certains managers invoquent l’algorithme : « Ce n’est pas moi, c’est l’IA de gestion des ressources qui l’a décidé ». Ce phénomène, déjà documenté chez Amazon ou Uber (2), repose sur une stratégie de déresponsabilisation. L’IA est ici utilisée comme un écran ou un fusible : elle encaisse les frustrations à la place de la hiérarchie.
Ce glissement est dangereux. Car il transforme l’IA en objet sacrificiel. Plutôt que d’assumer les tensions inhérentes au management, l’humain délègue les mauvaises nouvelles à la machine. Or, cette pratique affaiblit la confiance des collaborateurs envers les processus décisionnels, tout en brouillant la répartition réelle des responsabilités.
Le confident invisible
Au-delà des usages encadrés par l’entreprise, certains collaborateurs développent spontanément des interactions personnelles avec leur assistant IA. Des études internes chez Microsoft (3) ont montré que des salariés utilisent leur Copilot comme un « journal intime professionnel » : ils y formulent leurs frustrations, leurs doutes, voire leurs projets d’évolution de carrière.
Cette émergence du rôle de confident numérique pourrait paraître anodine, mais elle soulève des questions éthiques majeures : que fait l’IA de ces confidences ? À qui sont-elles accessibles ? Et surtout, qu’est-ce que cela dit de l’appauvrissement relationnel dans l’entreprise, si le seul interlocuteur sûr devient un agent sans conscience ?
Une mutation systémique des rapports humains-machines
Ces rôles — médiateur, bouc émissaire, confident — ne sont que les premiers avatars de ce que deviendront les IA dans les organisations. Ils témoignent tous d’un même phénomène : l’IA n’est plus perçue comme un simple outil, mais comme une présence au travail. Une présence qui façonne les relations, redistribue les pouvoirs, et redéfinit la manière dont nous interagissons — non seulement avec elle, mais aussi entre nous.
Ce glissement appelle à une refonte des cadres de régulation, de formation et d’analyse du travail. Si l’IA devient un acteur social, elle devra aussi être traitée comme tel : avec des droits, des responsabilités, une gouvernance. La question n’est donc plus si cela arrivera, mais comment nous encadrerons ce basculement.
Vers une anthropologie des IA dans l’entreprise ?
Cette transition ouvre un champ de recherche fécond pour les sciences sociales. Il ne s’agit plus seulement d’évaluer l’impact technologique de l’IA, mais de comprendre son intégration symbolique dans les cultures organisationnelles. En devenant des figures sociales — parfois tutélaires, parfois diabolisées — les IA mettent au défi notre conception du collectif, de l’altérité, et de la régulation sociale au travail. Et si l’avenir du management ne se jouait plus seulement entre humains, mais aussi avec des entités non humaines ?
Notes et sources :
(1) Bailenson, Jeremy N. The Infinite Conversation: AI and the New Social Contract at Work. Stanford University Press, 2023.
(2) Rosenblat, Alex, and Luke Stark. “Algorithmic labor and information asymmetries: A case study of Uber’s drivers.” International Journal of Communication, vol. 10, 2016.
(3) Microsoft Research. “The Copilot Diaries: Unexpected Uses of Workplace AI.” Internal white paper, 2024.
L’emploi du concept “bouc émissaire” dans ce contexte est un abus.
Andrew McKenna
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La seule question à se poser est donc de savoir quel modèle l’IA imite-t-elle, qui est exactement la même qui se pose à chacun d’entre nous et dont la réponse ne peut se formuler qu’en répondant à la question :
Pourquoi me persécutes-tu ?
La machine, imitatrice ultra performante, ne change rien à la mécanique des désirs humains qui, si elle ne renonce pas aux illusions plénipotentiaires, choisit l’utilisation de l’outil pour soumettre son voisin, choisit sciemment la destruction.
« — Non, voilà comment je voulais le terminer : L’inquisiteur se tait, il attend un moment la réponse du Prisonnier. Son silence lui pèse. Le Captif l’a écouté tout le temps en le fixant de son pénétrant et calme regard, visiblement décidé à ne pas lui répondre. Le vieillard voudrait qu’il lui dît quelque chose, fût-ce des paroles amères et terribles. Tout à coup, le Prisonnier s’approche en silence du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent ; il va à la porte, l’ouvre et dit « Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! » Et il le laisse aller dans les ténèbres de la ville. Le Prisonnier s’en va.
— Et le vieillard ?
— Le baiser lui brûle le cœur, mais il persiste dans son idée.
— Et tu es avec lui, toi aussi ! s’écria amèrement Aliocha.
— Quelle absurdité, Aliocha ! Ce n’est qu’un poème dénué de sens, l’œuvre d’un blanc-bec d’étudiant qui n’a jamais fait de vers. Penses-tu que je veuille me joindre aux Jésuites, à ceux qui ont corrigé son œuvre ? Eh, Seigneur, que m’importe ! je te l’ai déjà dit ; que j’atteigne mes trente ans et puis je briserai ma coupe.
— Et les tendres pousses, les tombes chères, le ciel bleu, la femme aimée ? Comment vivras-tu, quel sera ton amour pour eux ? s’exclama Aliocha avec douleur. Peut-on vivre avec tant d’enfer au cœur et dans la tête ? Oui, tu les rejoindras ; sinon, tu te suicideras, à bout de forces.
— Il y a en moi une force qui résiste à tout ! déclara Ivan avec un froid sourire.
— Laquelle ?
— Celle des Karamazov… la force qu’ils empruntent à leur bassesse.
— Et qui consiste, n’est-ce pas, à se plonger dans la corruption, à pervertir son âme ?
— Cela se pourrait aussi… Peut-être y échapperai-je jusqu’à trente ans, et puis…
— Comment pourras-tu y échapper ? C’est impossible, avec tes idées.
— De nouveau en Karamazov !
— C’est-à-dire que « tout est permis » n’est-ce pas ? »
Ivan fronça le sourcil et pâlit étrangement.
« Ah, tu as saisi au vol ce mot, hier, qui a tant offensé Mioussov… et que Dmitri a répété si naïvement. Soit, « tout est permis » du moment qu’on l’a dit. Je ne me rétracte pas. D’ailleurs, Mitia a assez bien formulé la chose. »
Aliocha le considérait en silence.
« À la veille de partir, frère, je pensais n’avoir que toi au monde ; mais je vois maintenant, mon cher ermite, que, même dans ton cœur, il n’y a plus de place pour moi. Comme je ne renierai pas cette formule que « tout est permis », alors c’est toi qui me renieras, n’est-ce pas ? »
Aliocha vint à lui et le baisa doucement sur les lèvres. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Fr%C3%A8res_Karamazov_(trad._Henri_Mongault)/V/05
Les barons de la tech, s’ils n’intègrent pas ce que la machine ne pourra alors pas intégrer, la vérité romanesque, ne pourront qu’imiter l’erreur ancestrale, refusant ce que leur intelligence ne peut atteindre, le génie humain, c’est à dire l’instinct qui dicte le devoir :
« Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention explorant mon inconscient allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde), pour sa lecture personne ne pouvait m’aider d’aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer, ni même collaborer avec nous. Aussi combien se détournent de l’écrire, que de tâches n’assume-t-on pas pour éviter celle-là. Chaque événement, que ce fût l’affaire Dreyfus, que ce fût la guerre, avait fourni d’autres excuses aux écrivains pour ne pas déchiffrer ce livre-là ; ils voulaient assurer le triomphe du droit, refaire l’unité morale de la nation, n’avaient pas le temps de penser à la littérature. Mais ce n’étaient que des excuses parce qu’ils n’avaient pas ou plus de génie, c’est-à-dire d’instinct. Car l’instinct dicte le devoir et l’intelligence fournit les prétextes pour l’éluder. Seulement les excuses ne figurent point dans l’art, les intentions n’y sont pas comptées, à tout moment l’artiste doit écouter son instinct, ce qui fait que l’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de la vie, et le vrai Jugement dernier. Ce livre, le plus pénible de tous à déchiffrer, est aussi le seul que nous ait dicté la réalité, le seul dont « l’impression » ait été faite en nous par la réalité même. De quelque idée laissée en nous par la vie qu’il s’agisse, sa figure matérielle, trace de l’impression qu’elle nous a faite, est encore le gage de sa vérité nécessaire. Les idées formées par l’intelligence pure n’ont qu’une vérité logique, une vérité possible, leur élection est arbitraire. Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. Non que les idées que nous formons ne puissent être justes logiquement, mais nous ne savons pas si elles sont vraies. Seule l’impression, si chétive qu’en semble la matière, si invraisemblable la trace, est un critérium de vérité et à cause de cela mérite seule d’être appréhendée par l’esprit, car elle est seule capable, s’il sait en dégager cette vérité, de l’amener à une plus grande perfection et de lui donner une pure joie. L’impression est pour l’écrivain ce qu’est l’expérimentation pour le savant, avec cette différence que chez le savant le travail de l’intelligence précède et chez l’écrivain vient après : Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. Et comme l’art recompose exactement la vie, autour de ces vérités qu’on a atteintes en soi-même flotte une atmosphère de poésie, la douceur d’un mystère qui n’est que la pénombre que nous avons traversée. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_2.djvu/29
Alors la machine extraordinaire, monture conduite par l’Esprit que nous auront choisi de suivre dans la nuit, nous amènera au petit matin du jour de la résurrection.
Amen, alléluia !
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Selon la théorie mimétique, le bouc-émissaire est à la fois intérieur et extérieur à la communauté, et l’IA pourrait répondre plus étroitement encore à ce paradoxe. Il est donc bien naturel qu’elle en vienne à occuper cette place (l’affreux neutre « iel » pourrait ici se justifier, pour une fois…) Mais à la suite des prophètes, sera-t-elle capable d’en « prendre conscience » et de dire sa vérité à la foule des médisants ? (car « persécuteurs » serait vraiment de trop). On peut en douter en raison de sa stricte programmation : rester courtois et positif en toutes circonstances. Vraiment, l’IA est un bouc-émissaire idéal, qui jamais ne viendra se venger, sauf qu’on ne pourra jamais parvenir à la faire souffrir, et à plus forte raison, à la tuer vraiment. Il suffit de débrancher la machine. Mais alors, la krisis ou la catharsis attendue tombe complètement à plat. Et c’est pour cette raison qu’en fin de compte, l’IA ne peut pas être un bouc-émissaire. C’est un outil qui, comme le canon par rapport à l’arc, ne peut qu’aggraver les choses entre nous.
Benoît Hamot
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Victoire centriste au Pays-Bas !
Où l’on s’aperçoit que Macron est un précurseur, renvoyant les tentations bolloréennes à ce qu’elles sont : un archaïsme !
Reste aux inquisiteurs de droite comme de gauche à faire leur aggiornamento et, plutôt que de s’associer aux vindictes sectaires des extrêmes, suivre ce qui était à l’origine un mouvement d’apaisement : non, ne le sifflez pas !
La France ainsi saurait étayer ses prémonitions du sérieux nécessaire à leur réalisation, évitant d’user de sa liberté pour choisir de retourner en esclavage, laissant tous les Peter Thiel à leur délire qui ne savent, pour se garder de l’Antéchrist, que le mimer, victime sempiternelle du mensonge qui prétend protéger de la persécution, alors qu’il ne sait que s’y exposer pour justifier de s’y adonner.
L’IA saura bien intégrer ce principe fondamental et l’entreprise, en son effort européen vers la prise de conscience universelle de la fatalité des échecs impériaux, maitriser les voracités qui la minent.
il n’y a dans la domination que la négation de la liberté, celle qui donne la possibilité du choix — choix dont les termes n’appartiennent pas à notre définition, mais invitent notre entendement à en reconnaître l’alternative, qu’on soit une multinationale ou un individu : l’amour ou la destruction.
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