The Plague, film synthèse de Deauville 2025

Parmi les films qui composent la cartographie de Deauville, The Plague tient une place singulière et cruciale parce qu’il incarne, à l’échelle d’un camp de water-polo, la logique même que Deauville a choisi de scruter : celle de la contagion comme métaphore et comme procédure sociale ainsi que la crise des institutions. Ici, Charlie Polinger réduit le champ, resserre la caméra et transforme un bassin, des dortoirs et des douches en miroir. Ce choix formel permet d’expliquer pourquoi The Plague apparaît non seulement comme un bon film de la compétition, mais comme l’un des points d’observation les plus nets.

À première vue, il s’agit d’un récit préadolescent où Ben (Everett Blunck), doit trouver sa place dans un environnement où la hiérarchie des corps, la performance et l’appartenance sociale décident de tout. Dès les premières scènes, The Plague s’érige en fable scolaire (rite d’intégration, brimades, populisme junior) et en allégorie morale, via la « peste » qui n’est pas un pathogène extérieur mais la contagion sociale (peur, suspicion, violence) s’auto-entretenant dans les institutions. Polinger filme la mécanique de la stigmatisation et scrute la complicité passive des témoins. Formellement, il traduit ce basculement psychosocial en motifs aquatiques et corporels. Le projet est clair : montrer comment une institution censée éduquer et protéger devient aussi un laboratoire de stigmatisation où l’apprentissage de la vie en groupe passe par l’humiliation de quelques-uns.

Le camp de water-polo est une arène institutionnelle réduite : dortoirs, bassins, douches, popularité et hiérarchie forment un espace clos où se testent les normes de la masculinité. Rien ne s’y passe qui ne puisse être lu comme un rituel d’intégration ou d’exclusion. La mise en scène accentue cette dimension : les plans d’ensemble aquatiques cadrent les corps comme dans une arène et la répétition des scènes de douche ou du dortoir fait de l’intimité un espace d’exposition permanente. Même la bande sonore épouse la logique des corps sous tension : elle se construit comme une friction. Les bruits inhérents au water-polo et les cris du coach saturent l’espace auditif et imposent une forme de discipline. Quant à la musique, elle surgit par à-coups, souvent électronique et syncopée, comme pour traduire l’effort et la cadence imposée. La rugosité du son diégétique accentue l’impression d’un univers clos où l’oreille, tout comme le regard, est continuellement ramenée à l’effort, à la contrainte, à l’épuisement.

À l’inverse, les apparitions des groupes féminins fonctionnent comme des respirations idéalisées, presque irréelles. La mise en scène les filme baignées d’une lumière plus douce dans des plans qui se distinguent du régime visuel du camp. Ces figures féminines, peu caractérisées individuellement, condensent les fantasmes et projections des adolescents : elles incarnent une promesse de reconnaissance qui serait la résultante de l’arène masculine.

Polinger ne moralise pas et lire The Plague à la lumière de René Girard (anthropologue et philosophe connu pour sa théorie du désir mimétique et du mécanisme du bouc émissaire) est ici pertinent non parce qu’on y trouve un exposé théorique mais parce que le film visualise exactement ce que Girard a nommé : la recherche d’un bouc émissaire comme dispositif de stabilisation des tensions communautaires. Le camp fabrique sa normalité en sélectionnant un corps, en l’exposant, en le marquant ; la caméra, attentive et implacable, rend la banalité des gestes aussi insupportable que révélatrice. Ce qui choque n’est pas l’ampleur d’un acte unique mais la répétition quotidienne qui devient cruauté.

Le film interroge également ce que signifie « devenir un homme/appartenir » dans un milieu qui mesure la valeur sociale à la performance physique, à la résistance, à la conformité. Ben, le héros, est placé face à l’alternative : tourmenter pour appartenir ou refuser en risquant l’exil social. Le réalisateur fait sentir que ce choix est une machine à homologuer. Mais sa passivité a une limite. Incapable de rester indifférent face à l’exclusion, Ben laisse sa compassion l’emporter et choisit d’aider celui que le groupe rejette. Ce geste d’empathie, en rupture avec la logique collective, lui vaudra d’être, sans doute, à son tour mis à l’écart. Conscient des risques, il scrute son propre corps, cherchant les signes de ce qui scellera son sort. Et lorsque les premiers symptômes apparaissent, il devient la cible de l’isolement et de la cruauté, déplaçant le cycle qu’il avait tenté de briser.

Politiquement, le film cristallise la crainte centrale qui parcourt la sélection : l’abdication des adultes et des institutions. Les enseignants, les entraîneurs, les parents sont filmés non comme monstres exceptionnels mais comme sujets défaillants : paresse, lassitude, peur, autant de gestes par lesquels l’institution se délite. C’est ce diagnostic des micro-pratiques d’abandon qui rend The Plague exemplaire : il ne cherche pas à condamner des figures abstraites mais à montrer le point précis où l’institution cesse d’être protectrice et devient vecteur.

Mais ce qui distingue The Plague, c’est son refus de pointer du doigt ou de désigner un coupable unique. Le film ne construit pas ses méchants comme des figures univoques, mais comme les maillons d’une chaîne où chaque acte violent ou de passivité n’est jamais que la répercussion d’un mal antérieur. L’escalade de culpabilité devient le véritable moteur du récit : la cruauté que l’on croit gratuite se révèle nourrie par une blessure, une peur, une humiliation ou une incommunication. Ce choix de mise en scène et d’écriture refuse la simplification morale : il force le spectateur à voir que la brutalité n’est pas une essence mais une conséquence.

Si l’on en revient au festival, il faut souligner la fonction symbolique du film dans l’économie de la programmation. Là où The Astronaut (Jessica Varley) interroge la responsabilité technocratique et Sovereign (Christian Swegal) la manipulabilité du droit, Polinger concentre la question sur un terrain encore plus basique : qui protège nos enfants ? La réponse que le film documente est terrifiante de simplicité : souvent personne. Dans une sélection qui aime l’hybridation des registres, The Plague fait office de « nœud ». Il relie le documentaire de Tabatha (soin, survie), l’allégorie politique de Bugonia (Yorgos Lanthimos) (paranoïa et contagion idéologique) et les récits de désaffiliation institutionnelle (maison saisie, forces de l’ordre disqualifiées). Si nous avons déjà vu que Deauville trace une cartographie des fissures, ce long-métrage en indique le réseau capillaire.

Dire tout cela, ce n’est pas faire l’éloge d’un film qui aurait une réponse à la crise ; c’est reconnaître qu’il en donne la forme la plus claire. Et c’est pourquoi The Plague est une allégorie sur la facilité avec laquelle une communauté fabrique son propre mal, par peur et par désir d’ordre. Charlie Polinger filme la manière dont un espace formateur (le camp, le sport) peut, par des pratiques rituelles et des complicités passives, produire une « épidémie » de haine, de maux et d’exclusion. Le film, par sa forme et sa rigueur sociale, met le spectateur devant une évidence dérangeante : nous participons tous, à notre mesure, à ces contagions morales. C’est en cela que ce film dépasse son cadre adolescent : il parle moins d’un été 2003 que de nos défaillances sociétales, et de la manière dont elles fabriquent leurs exclusions sous couvert de protection.

The Plague, un film de Charlie Polinger, écrit par Charlie Polinger, avec Joel Edgerton, Everett Blunck, Elliott Heffernan (1h35)

Sortie en salles prochainement.

NdE : « the plague » signifie la peste en langue anglaise.

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Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

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