
par Hervé van Baren
De la crise mimétique, nous avons les descriptions claires et complètes que René Girard nous a léguées. Qu’en est-il de la morale au sein de la crise ? Girard nous met en garde contre la tentation de juger les actes commis par une foule sacrificielle selon nos échelles morales convenues.
Joseph de Maistre […] voit toujours dans la victime rituelle une créature » innocente « , qui paye pour quelque » coupable « . L’hypothèse que nous proposons supprime cette différence morale. Le rapport entre la victime potentielle et la victime actuelle ne doit pas se définir en termes de culpabilité et d’innocence. Il n’y a rien à » expier « . La société cherche à détourner vers une victime relativement indifférente, une victime » sacrifiable « , une violence qui risque de frapper ses propres membres, ceux qu’elle entend à tout prix protéger. (René Girard, La Violence et le sacré, Grasset, p. 18)
La foule sacrificielle a atteint ce « point singulier » de la crise qui abolit les notions telles que la morale, la justice, le jugement de valeur, etc. Seule la logique sacrificielle guide les comportements et les pensées, et elle se réduit à l’équation suivante : soit nous allons au bout du sacrifice et nous expulsons la victime désignée pour porter le mal, soit nous périssons nous-mêmes dans une explosion de violence interne.
Cette logique se reconnaît au langage des sacrificateurs. Ils sont incapables de distinguer bien et mal autrement qu’à travers le prisme du mécanisme de transfert de la faute vers la victime. Cela conduit à une inversion de tous les critères moraux. Les sacrificateurs se présentent toujours en victimes de la malveillance de ceux qu’ils massacrent. La crise affecte leur être jusqu’à les insensibiliser totalement à la souffrance de leurs victimes, jusqu’à se presser autour d’elles pour se réjouir collectivement de leur martyr.
Les témoins extérieurs d’une crise sacrificielle s’indigneront de ces comportements jugés barbares, inhumains, monstrueux. Mais ils jugent depuis la régularité de leur condition hors-crise. Ils comparent les actes et les paroles des sacrificateurs avant et pendant la crise et ne comprennent pas comment des gens qu’ils estimaient vertueux, modérés, civilisés, ont pu se transformer en meurtriers cyniques et sans âme. Hannah Arendt, dans son fameux essai Eichmann à Jérusalem, bien qu’elle ait révolutionné l’anthropologie avec son concept de « banalité du mal », n’a pas tenu compte de ce phénomène essentiellement religieux pour expliquer la descente aux enfers du peuple allemand sous le régime nazi.
Dans sa version moderne, le basculement dans l’état d’être – peut-être faudrait-il dire non-être – sacrificiel n’est pas un événement soudain et arbitraire, mais le résultat d’un transfert progressif de la violence interne vers les victimes émissaires désignées. Il y a toujours des étapes et il y a toujours une préparation. Le génocide rwandais, par exemple, a fait l’objet d’études bien documentées sur le sujet. La diabolisation et la déshumanisation progressive des futures victimes suit des règles et des étapes connues2.
A cause de notre mépris pour le religieux, nous sommes incapables de discerner l’état de crise sacrificielle et par conséquent nous pensons que l’effondrement moral que nous constatons s’inscrit dans un continuum. Il n’en est rien. La crise sacrificielle induit chez les individus qui y succombent une véritable mutation de leur être. Ils nous semblent inchangés : ils s’habillent de la même façon, conduisent les mêmes voitures, vaquent aux mêmes occupations, parlent la même langue. Quel critère pourrait nous éclairer sur leur état réel ?
Le principal critère, outre les actes violents, c’est le langage. Il témoigne d’une inversion de tous les critères moraux. Le sacrificateur ne peut pas se voir comme coupable ; il est nécessairement la victime. Cette paranoïa extrême est sans doute le critère le plus pertinent et se détecte, répétons-le, dans le langage bien avant de se constater dans les actes, et elle persiste jusqu’à la résolution sacrificielle. Lorsqu’on lui reproche l’absence complète de compassion, de moralité, le sacrificateur s’indigne. Lorsqu’on tente de le convaincre de l’innocence du bouc émissaire, il rétorque : innocents les femmes, les enfants, y compris les nourrissons ? Mais vous ne comprenez pas, c’est eux le mal, c’est eux qui veulent me tuer ! Le langage du génocidaire prouve à quel point l’état sacrificiel, en plus des critères moraux les plus élémentaires, abolit aussi la raison. On peut parler de psychose collective.
Lorsqu’un peuple a pris l’habitude de se présenter en victime, notamment à la suite d’un traumatisme collectif consécutif à un épisode sacrificiel dans lequel il était réellement victime, l’ironie tragique veut que l’inversion soit moins apparente. En surface, le langage n’a pas changé. En profondeur, ces deux formes de victimisation sont à peu près l’inverse l’une de l’autre. La première relève du témoignage, d’une parole de vérité qui déchire le silence, le déni. La seconde, de cette inversion morale perverse qui, de l’extérieur, nous apparaît d’un cynisme insupportable, et qui fondamentalement n’est que mensonge et déni.
Est-ce un état de conscience ? Nous avons dit le contraire en parlant de psychose. Il y a pourtant des faits troublants, notamment le soin que la foule sacrificielle porte à cacher ses macabres œuvres. Les nazis ont essayé d’effacer toute trace de la Shoah à l’approche des troupes soviétiques. L’intimidation ou l’expulsion des journalistes, les « fake news », l’embrigadement d’intellectuels respectés, le lobbying agressif, les preuves ne manquent pas de la peur d’exposer sa violence homicide. Cela aussi s’inscrit dans la crise sacrificielle. Le déni de sa propre violence ne vient pas de la peur du jugement moral de l’extérieur (qui n’a aucun sens pour le sacrificateur). Elle vient surtout de la nécessité de conserver à tout prix et jusqu’au bout l’image de pureté sans laquelle le sacrifice ne peut apporter la résolution paroxysmique de la crise. Le sacrifice ne tolère aucune critique, aucune introspection, aucun examen de conscience ; il en va de son efficacité.
Ces considérations sur la transformation d’un peuple globalement pacifique en foule sacrificielle doivent nous conduire à revoir certains concepts, notamment celui de propagande. Lorsqu’on parle de propagande, on conçoit une politique délibérée et raisonnable, conduite par les classes dirigeantes, visant à promouvoir médiatiquement une action politique. Une communication, en quelque sorte. Mais ce à quoi nous assistons aujourd’hui n’a rien à voir avec cette définition. Les harangues haineuses des leaders populistes, dans les sociétés ayant basculé dans la logique sacrificielle ou sur le point d’y céder, ne sont que l’expression de la rage qui s’est emparée de la foule. Il n’y a aucun calcul machiavélique, il n’y a pas de complots sophistiqués. La « propagande » des régimes illibéraux ne fait que traduire l’effondrement moral d’une foule et son obsession purificatrice, relayés par ses représentants politiques, les deux étant, dans l’état sacrificiel, indiscernables, indifférenciés. Il n’y a donc dans ces « propagandes » pas réellement de mensonge ; il faut les prendre à la lettre. Penser qu’une politique génocidaire n’est qu’un moyen pour atteindre un autre but, c’est refuser de voir le mécanisme sacrificiel à l’œuvre. Un génocide n’a aucune justification, jamais ; c’est toujours une fin en soi.
A ce jour, L’Europe résiste à la prolifération mondiale des foules sacrificielles. En prenant pour principal critère celui que nous avons identifié, le langage, on constate que nos politiciens élus, y compris dans les états gouvernés par la droite ou l’extrême droite (à l’exception notable de la Hongrie), conservent un langage modéré et ne se laissent pas entraîner par les provocations des « grands prêtres » étrangers ou intérieurs. C’est louable et il faut le souligner, mais ce n’est pas suffisant. Les ingérences de plus en plus décomplexées de régimes illibéraux/sacrificiels dans les affaires intérieures européennes montrent bien leur volonté d’étendre la crise à l’Europe. Il faut reconnaître le caractère éminemment contagieux de la folie sacrificielle et il faudrait s’en préserver ; malheureusement, ce réflexe d’enfermement sur soi, de préservation du « pur », obtiendrait l’effet inverse de celui qui est recherché. Il ne pourrait conduire qu’à une précipitation de la crise. Force est de constater que l’Europe, si elle n’a pas encore basculé, n’est plus dans l’état de régularité, mais dans un état intermédiaire. Nous avons déjà franchi quelques-unes des étapes qui mènent à la violence génocidaire. La désignation des boucs émissaires est pratiquement achevée, leur diabolisation, largement entamée.
Nous devons nous préparer, oui ; mais pas dans l’illusion que nous détenons les formules et les ressources pour ne pas basculer à notre tour dans l’état sacrificiel. Nous basculerons un jour ou l’autre. La question devient alors celle des conditions pour ne pas basculer individuellement dans la violence sacrificielle, dans cet état qui nous prive de toutes les qualités morales qui font de nous des êtres humains. La question n’est plus politique, elle devient spirituelle. C’est cela, l’apocalypse.
1 Voir par exemple « les dix étapes d’un génocide », https://museeholocauste.ca/fr/ressources-et-formations/dix-etapes-genocide/)
2 Voir mon article Comment parler à un grand prêtre, https://emissaire.blog/2025/04/15/comment-parler-a-un-grand-pretre/
Remarquable de lucidité !
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« A ce jour, L’Europe résiste à la prolifération mondiale des foules sacrificielles. »
La prétention à l’innocence de la part de l’accusateur n’est-elle pas le mensonge qui signe sa nature diabolique ? N’est-ce pas cela que nous avons appris de Girard comme des Evangiles ?
Luc-Laurent Salvador
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Monsieur Salvador,
D’une part vous avez raison, c’est au cœur du concept de Satan d’après René Girard, parce que c’est au cœur du mécanisme victimaire. Mais d’autre part, attention de ne pas diaboliser ceux qui tombent dans la crise ! Comme je le dis dans l’article, c’est éminemment contagieux.
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Hélas, cher Hervé, tout cela n’est que trop vrai. « Les sacrificateurs se présentent toujours en victimes de la malveillance de ceux qu’ils massacrent. » Mais cette description archaïque du sacrifice est bien celle des massacres perpétrés sous nos yeux aujourd’hui par les Russes de Poutine, par les Israéliens de Netanyahou, au Soudan, au Sud Kivu… Sans parler de l’espèce de « mise à sac » de la planète par Trump et ses sbires : ‘Drill, baby, drill !’
Comment est-ce seulement possible au XXIe siècle, avec ce que nous savons ? Comment est-ce possible de la part de peuples longtemps christianisés ? Et comment est-ce possible de la part des Juifs qui nous ont légué Salomon, Abraham et Isaac, et l’histoire de Joseph ? Comment peut-on répéter en 2025 les horreurs qu’on a subies il y a 80 ans ?
Ce n’est pas d’effondrement moral qu’il faut parler, mais d’une véritable régression sauvage, d’un déclin civilisationnel. Il ne s’agit pas de méconnaissance, mais d’un refus systématique de savoir. La Boétie parlait de la « servitude volontaire » ; nous avons affaire à un aveuglement volontaire, un goût atavique et jamais satisfait pour le mal.
René Girard nous avait prévenus que le dernier bouc émissaire serait le christianisme lui-même. On le sait, mais ça fait mal !
Joël Hillion
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Je viens de lire votre article ainsi que celui auquel vous faites référence, « comment parler à un grand prêtre ». Bine sûr, ayant lu Girard j’espère comprendre et en tous cas j’apprécie, et il me semble malgré tout qu’il existe un phénomène pointé par Girard, notamment dans « Je vois Satan tomber comme l’éclair » qui devrait tempérer vos conclusions angoissantes : je veux parler de la division de Satan contre lui-même.
Le mécanisme du bouc émissaire était autrefois capable d’unir, dans les sociétés dites « premières » et jusqu’à l’antiquité pré-chrétienne. Après la Passion, la Résurrection et la Pentecôte, il ne l’est plus : Satan – qui est ce mécanisme – a perdu sa transcendance. Ceci engendre, à la suite d’un long processus dans lequel, au bout de 2000 ans, nous nous situons encore, non sa disparition, mais son morcellement, sa prolifération sous la forme d’une multiplicité de mécanismes de boucs émissaires. Aucun d’eux n’arrive à créer une unanimité qui pourrait refonder une civilisation nouvelle. De ce fait, ils divisent. Cette division en elle-même suscite de nouveaux essais de recours à des boucs émissaires pour tenter d’unir, toujours plus sophistiqués. Mais ceux-ci, à nouveau, divisent au lieu d’unir…
Ici, j’éprouve comme un haut-le-cœur, une montée de dégoût, à l’idée seulement d’évoquer quelques exemples. C’est finalement une question de pudeur. Le ressentiment, la haine, la violence qui peuvent résulter de cette polarisation sur un bouc émissaire sont foncièrement impudiques. Je ne citerai donc aucun exemple. Chacun pourra retrouver les siens.
Nous assistons ainsi à une prolifération proprement délirante de boucs émissaires. Notre monde post-moderne, c’est le kaléidoscope du bouc émissaire.
La division toujours plus poussée qui en résulte a maintenant un effet nouveau : l’instabilité, l’imprévisibilité. Elles se trouvent partout. Est-ce seulement au niveau des peuples que les choses se jouent ? Nous sommes pris à partie, interrogés et attirés par des modes variées, qui chacune pointent des boucs émissaires divers. Ce ne sont pas seulement les peuples contre les autres qui sont agis par les mécanismes sacrificiels. Nous voyons aujourd’hui, dans un même peuple, un âge contre un autre, un sexe contre l’autre, une profession contre les autres… Dans l’entreprise et à l’école, les phénomènes de harcèlement… Existe-t-il une personne, aujourd’hui, qui ne puisse se sentir victime potentielle, et qui, si elle réfléchit bien, ne puisse aussi finir par se reconnaitre sacrificateur potentiel ?
Je ne suis pas certain qu’aujourd’hui la coalescence de toutes ces modes en un mécanisme sacrificiel unique (la fameuse « convergence des luttes ») soit aussi probable qu’auparavant : Satan est encore plus divisé contre lui-même aujourd’hui qu’il ne l’était hier.
Cela dit je concours avec votre conclusion – il nous faut un renouveau spirituel. Il me semble que celui-ci ne peut pas procéder de démarches purement individuelles. Croire qu’on peut s’en sortir seul et par soi-même, c’est trop présumer de ses forces. Ce serait plutôt, comme nous le suggère Girard, une réorientation du mimétisme vers le Christ, dans son Eglise , cumulant donc des aspects individuels et collectifs.
Jean-Louis Verrier
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Merci M. Verrier. Je partage en tous points ce que vous exprimez dans le commentaire. Je pense même que cette convergence des luttes est devenue impossible, mais ce n’est pas pour me rassurer. Pour Girard, rappelons-le, l’impossibilité de la résolution victimaire des crises conduit inexorablement à la montée aux extrêmes. Sur la conversion comme moment strictement individuel, je vous renvoie à ma réponse au commentaire de Bernard Perret.
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Veuillez m’excuser de ce commentaire tardif – il me faut un peu de temps pour méditer votre réponse et tenter d’apporter un éclairage.
Notre débat me remet en mémoire ce qui s’est passé en 1989 – je puis en témoigner, puisque je l’ai vécu en direct, ayant 35 ans à l’époque.
Depuis plusieurs décennies le monde était partagé en deux – communisme d’un côté, capitalisme de l’autre – et les deux leaders de chaque moitié, URSS et USA, ne se privaient pas de ramener chacun des pays qui cherchaient à être « non aligné » à la « raison » de leurs alliances-dépendances respectives : par exemple, du côté capitaliste, alliance aux USA pour la France, malgré les velléités gaullistes, du côté communiste, alliance à l’URSS pour divers pays, dans ce cas parfois avec des moyens de persuasion relativement « musclés » (Hongrie, Tchécoslovaquie, 1956, 1967…).
Donc deux grands blocs s’opposaient et, en l’absence de résolution sacrificielle au sens de Girard, la montée aux extrêmes comme vous le rappelez était à craindre, et effectivement crainte. Nous vécûmes pendant plusieurs décennies sous cette crainte majeure. Etant donné l’importance de chaque bloc (la moitié du monde) les moyens mis en oeuvre dans cette montée aux extrêmes l’étaient aussi : l’arme nucléaire. L’enjeu était immense : la suprématie mondiale.
Pourtant, cette crainte n’a heureusement pas été « récompensée » par les évènements; au contraire, elle a été démentie. Nous avons été, collectivement, mis devant une réalité incroyable, totalement imprévue : l’effondrement par l’intérieur du bloc communiste. Le mur de Berlin est tombé, et il faut bien s’en souvenir, sans violence, sans qu’aucun coup de fusil ne soit tiré. C’est à dire, dans la réalité, le contraire absolu de ce que nous craignions, comme un démenti cinglant, un rappel à une réalité entièrement différente de ce que collectivement nous pensions, une révélation, un apocalypse par rapport aux pensées « normales » de l’époque, et ce, quelles que soient les colorations dominantes de ces pensées, communistes ou capitalistes…
Tout le monde s’est trompé, personne n’a rien vu venir, et, ayant vécu l’époque de l’intérieur, je puis témoigner que, s’il s’était trouvé quelque temps auparavant quelqu’un pour prédire ce qui s’est effectivement produit, on l’aurait pris, au mieux, pour un doux optimiste un peu dérangé, et, plus vraisemblablement, pour un fou.
La dimension apocalyptique de cette période est encore plus évidente si l’on se souvient du rôle éminent qu’y ont joué le pape Jean-Paul II et la Pologne catholique. Et le fameux aphorisme de Staline : « Le Vatican, combien de divisions ? » a ainsi reçu, à quelques décennies de distance, la réponse à la fois la plus cinglante et la plus suprêmement ironique qu’on puisse imaginer.
Aujourd’hui il y a comme une résurgence de ces tensions, avec la guerre en Ukraine. Mais l’enjeu est-il toujours la suprématie mondiale ? Quid du rôle de la Chine ? Ne voyons-nous pas les pays « non alignés », les fameux « BRYCS », qui relèvent la tête ? Il n’y a plus aussi nettement qu’auparavant deux grands blocs. La division de Satan contre lui-même a progressé.
Et surtout ce que j’ai vécu auparavant m’incite à penser que rien n’est prévisible, pour deux raisons :
Au total, il me semble que la théorie mimétique ne peut pas facilement être un outil de prévision. Elle me semble plutôt montrer l’imprévisibilité foncière des situations dans lesquelles nous sommes plongés. Mais aussi et concurremment, elle nous apporte des éléments concrets, avec les Evangiles, pour tenter de limiter notre propre violence.
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Cher Hérvé, merci pour cet article. Néanmoins je m’interroge car je ne suis pas certain d’avoir bien compris ton propos (il me semble aller à l’encontre d’autres de tes analyses). Suggères-tu que l’ordre de nos démocraties libérales n’est pas sacrificiel et que nos critères moraux habituels ne le sont pas non plus ? Certes nous pouvons distinguer une société basculant dans la crise ou dans la logique apocalyptique d’une société encore relativement structurée comme la nôtre, mais je pense qu’aucune des trois n’échappe à la logique sacrificielle, elles en expriment seulement des phases distinctes.
Je ne suis pas certain, pour prendre le cas de la morale, que tous les discours moraux quels qu’ils soient ne distinguent pas des victimes et des coupables absolus. L’apparence de modération que tu soulignes ne vient-elle pas essentiellement du fait que nous croyons réellement à la culpabilité de nos propres boucs émissaires ? Les propos effrayants d’une personne pourtant aussi spirituelle que Simone Weil, mis en avant par l’article de la semaine dernière, pourraient suffire à nous en convaincre.
Je ne suis donc pas certain d’assister aujourd’hui à une inversion du langage moral, le langage moral étant dès le départ une inversion du langage chrétien. Autrement dit, la morale est par nature sacrificielle et c’est d’ailleurs pourquoi Jacques Ellul (sur le modèle de Kierkegaard, et ultimement sur le modèle du Christ) nous incite à la quitter en faveur d’une éthique, qui ne repose sur aucune règle absolue (pouvant toujours servir de justification) mais plutôt sur une compassion, une introspection et une remise en cause perpétuelles.
Les nouveaux discours moraux ne sont différents que dans la mesure où ils visent d’autres boucs émissaires que les nôtres. Ils vient à faire que « la peur change de camp » (pour reprendre une expression revandiquée par certains). Il me semble que la seule chose qui change réellement au sein du discours moral aujourd’hui par rapport à hier c’est que les discours moraux alternatifs pullulent dans tous les sens comme jamais auparavant.
Aucune société dans l’histoire ne semble avoir jamais quitté l’ordre sacrificiel, les progrès de la Révélation n’ont fait ‘que’ le remettre de plus en plus en cause. Autrement dit, la situation est apocalyptique au sens où notre société actuelle connaît en permanence la même chose que ce qu’ont connu les sociétés traditionnelles face à des situations extrèmes : la crise qui était une situation exceptionnelle est devenue la situation normale (jusqu’à la catastrophe absolue ou au renoncement absolu).
Amicalement,
Julien Lysenko
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Merci Julien pour ce commentaire incisif. Je suis d’accord avec toi et Girard : la modernité se caractérise par un état de crise permanente. Ce que j’appelle la normalité ne désigne donc pas l’état hors crise stricto sensu. C’est plutôt un état de crise sous contrôle, maîtrisée, notamment par la démocratie qui permet à chaque citoyen d’exprimer ses frustrations, et aux partis politiques de s’accuser mutuellement des « scandales » qui secouent le pays, ou encore par la surabondance de biens de consommation. La crise actuelle ressemble plus à un effondrement de ce système en déséquilibre permanent, à une tentative de retour à l’ordre sacrificiel archaïque, dans sa phase de résolution victimaire. Je parle souvent, pour qualifier la crise mondiale actuelle, de régression sacrificielle. Parce que, comme le dis d’ailleurs Girard, la résolution sacrificielle a connu de nombreuses évolutions, entre le sacrifice d’enfants et les campagnes sur les réseaux sociaux. Mais dans les crises les plus aigües, Israël, la Russie, par exemple, on voit le sacrifice régresser jusqu’à, précisément, le sacrifice d’enfants. J’entendais il y a quelques heures un médecin témoigner de ce qu’il voyait à Gaza : parmi les patients blessés par balle pendant la distribution de nourriture, les enfants et les jeunes gens étaient surreprésentés. Le discours génocidaire justifie le massacre d’enfants parce que ce sont eux qui seront les « terroristes » de demain. La Russie a appliqué une politique de déportation des enfants dans les territoires occupés d’Ukraine.
Evidemment, ce n’est pas la même chose que le sacrifice archaïque, s’en est une version passablement déformée. Mais toutes les formes de sacrifice modernes ne sont-elles pas dans le cas ?
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Merci pour ta réponse, je suis bien d’accord avec toi.
Julien
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Bonsoir,
Lorsque vous écrivez : « Lorsqu’un peuple a pris l’habitude de se présenter en victime, notamment à la suite d’un traumatisme collectif consécutif à un épisode sacrificiel dans lequel il était réellement victime, l’ironie tragique veut que l’inversion soit moins apparente. En surface, le langage n’a pas changé. En profondeur, ces deux formes de victimisation sont à peu près l’inverse l’une de l’autre. La première relève du témoignage, d’une parole de vérité qui déchire le silence, le déni. La seconde, de cette inversion morale perverse qui, de l’extérieur, nous apparaît d’un cynisme insupportable, et qui fondamentalement n’est que mensonge et déni« , pensez-vous à un peuple en particulier ?
Serge Lochu
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Bonjour M. Lochu,
Non. J’ai essayé d’écrire mon texte pour qu’il puisse rendre compte de plusieurs situations. Je pense qu’il s’applique très bien à la Russie. Aux Etats-Unis aussi, mais pas dans la phase génocidaire, évidemment. Je mets l’accent sur le discours et là, il me semble, le langage de D. Trump « colle » assez bien avec mes critères.
Il y a un paragraphe qui vise spécifiquement Israël, comme vous vous en doutez, c’est celui sur la continuité du discours victimaire.
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J’oublie de préciser que l’analyse s’applique aussi bien à la Palestine et en particulier à Gaza et au Hamas. Le différentiel de destruction et de victimes ne tient qu’aux moyens, pas à l’intensité de la haine.
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« Nous basculerons un jour ou l’autre« , dites-vous, vous êtes donc sans illusion et vous ne ménagez pas non plus vos lecteurs, cher Hervé. La théorie girardienne du mécanisme victimaire sépare la victime rituelle de la victime émissaire. Ce qui revient à dire que dans nos sociétés modernes (cela signifie « non religieuses »), en cas de « crise », on ne peut plus compter sur des victimes rituelles, choisies et en petit nombre, chargées par la collectivité de ramener la concorde, il n’y a plus que des victimes émissaires, (elles peuvent appartenir à une ethnie, constituer un peuple et dans ce cas on parle de génocide) qu’une foule sacrificielle (presque un pléonasme) veut anéantir « sans raison », en croyant aveuglément éradiquer le mal. Nous ne sommes plus protégés de notre violence par des rituels mais nous continuons d’être déterminés par des mécanismes psychologiques hérités de nos violentes origines, voilà ce que nous apprend la théorie mimétique et que vous nous rappelez ici.
Je lis encore sous la plume de Simone Weil (dans L’enracinement) : « Les faits montrent que, sauf opération surnaturelle de la grâce, il n’y a pas de cruauté ni de bassesse dont les braves gens ne soient capables, dès qu’entrent en jeu les mécanismes psychologiques correspondants. » Vous seriez bien d’accord avec elle. Alors, je pense à ce que vous dites ici, en conclusion, à savoir que les conditions pour éviter de basculer individuellement dans la violence sacrificielle sont plus à chercher dans la spiritualité ou dans la religion que dans la politique. Je vous vois là d’accord aussi avec la philosophe sur la nécessité d’une conversion mais il y a un problème : cela ne dépend pas tant de nous que de la grâce divine ; et surtout, d’après ce que vous dites, le seul moyen de ne pas basculer n’est pas collectif mais individuel. Chacun pour soi ?
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Merci, chère Christine, vous faites bien de préciser la distinction entre victime rituelle et émissaire. La première partie de votre commentaire est un remarquable résumé de la thèse apocalyptique de Girard.
Ensuite il y a, en effet, la grâce. Mais est-ce une « opération surnaturelle » ? Ne sommes-nous pas créés pour l’amour avant de l’être pour la violence ? La grâce exclue-t-elle tout libre arbitre ? Je reste persuadé que cette conversion suit nécessairement une révélation, et que cette dernière n’est pas étrangère au mimétisme, autrement dit, qu’elle existe dans sa version collective. Pour moi – en simplifiant sans doute beaucoup trop – la révélation est une grâce, mais elle ne vient jamais de nulle part, elle procède toujours de quelque « médiateur externe » ; quant à la conversion, c’est l’acte individuel et libre par excellence.
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Bien sûr, chacun pour soi.
La parole du cardinal Sarah, proférée récemment en Bretagne, ne saura prendre corps que dans la mesure où chaque individu accèdera à la réalité qui sépare le sacré de la sainteté, réalité parfaitement absente du discours qui retourne sans cesse aux intégrismes, par incapacité à repérer le mimétisme de la persécution et prône l’exclusion en réponse à l’exclusion.
La terre de France est l’endroit où la réponse humaine n’est pas l’adoration silencieuse d’un mystère toujours et à jamais incompris, mais l’instant qui n’est plus un lieu d’obscurantisme mais de choix libre de savoir, individuellement, prendre la mesure rationnelle et clairement exprimée du chemin qui mène le sacré et sa représentation divine, fausse et menteuse, à la réalité du Fils offert au sacrifice archaïque pour révéler à la liberté de l’être humain sa capacité à maitriser ses passions, pour renoncer aux persécutions et définitivement, pour choisir librement le modèle ineffable de la sainteté.
La terre de France est l’endroit où, oui, la liberté est l’occasion d’accéder à la patience qui sait ne plus céder aux éternels retours en esclavage, quand la jeune fille n’est plus sommée de ne pas avorter, car elle en a aussi la liberté, et mesurer que sans cette alternative son choix est la possibilité aussi du retour à l’esclavage. Sans la possibilité de ce choix, l’injonction des prélats ne saura être que la négation de l’émancipation possible et indispensable des oppressions sacrées, négation de la mort d’une idée fausse de la divinité, définitivement clouée sur la croix, mensonge qui a abandonné la créature pour la livrer enfin à la vérité de l’amour de son Créateur.
C’est ainsi que les lumières de la raison seront interprétées non plus comme une injonction venue d’en haut – quel haut demanderait Nietzsche, puisque quand nous changeons de référentiel il en devient alors le bas – mais comme la capacité à vivre les préceptes moraux d’une manière nouvelle dans la liberté intérieure de l’amour :
« Le Fils de Dieu fait homme qui a assumé en lui-même toute peine et toute faute du monde est maintenant ce dépassement recherché dans les sacrifices cultuels. Être lié à sa mort dans le baptême signifie, pour le chrétien, être à l’abri dans l’amour de Dieu qui pardonne. Mais cela ne veut pas dire que sa propre vie serait désormais sans importance et que les préceptes moraux n’existeraient plus pour lui. Cela signifie plutôt que les préceptes moraux peuvent et doivent être vécus d’une manière nouvelle, au sein de cette unité avec le Christ, dans la liberté intérieure de l’amour. »
https://shs.cairn.info/revue-communio-2018-5-page-123?lang=fr#s2n4
Saurons-nous avoir cette force si faible de la vérité et résister aux injonctions des retours aux mannes du sacré, pour individuellement et chacun pour soi choisir la grâce tout à fait accessible à notre raison, et nous permet la confiance, en notre place seconde, de savoir incarner cet Esprit ?
Nous serions alors capable d’accepter la blessure qui n’est plus protégée par le mensonge de la force, et marcherions avec le cardinal africain en pleine conscience de notre liberté sur le chemin qui mène à la rédemption du pardon.
« L’homme qui n’est pas protégé par l’armure d’un mensonge ne peut souffrir la force sans en être atteint jusqu’à l’âme. La grâce peut empêcher que cette atteinte le corrompe, mais elle ne peut pas empêcher la blessure. » (Weil, Poème de la force)
Oui, Mr Thiel, oui, cardinal, la France vous invite à renoncer définitivement à la persécution, et puisque désormais il semblerait que vous ayez la puissance d’en admettre l’exigence, laissons au cinquième évangéliste l’expression de la loi suprême, qui est celle de l’amour, vous inspirer la patience nécessaire aux temps que nous traversons, qui sont ceux de la liberté, sans laquelle le choix raisonnable de la foi ne saura que retourner à l’esclavage :
« Les liens entre un être et nous n’existent que dans notre pensée. La mémoire en s’affaiblissant les relâche, et malgré l’illusion dont nous voudrions être dupes, et dont par amour, par amitié, par politesse, par respect humain, par devoir, nous dupons les autres, nous existons seuls. L’homme est l’être qui ne peut sortir de soi, qui ne connaît les autres qu’en soi, et, en disant le contraire, ment. Et j’aurais eu si peur, si on avait été capable de le faire, qu’on m’ôtât ce besoin d’elle, cet amour d’elle, que je me persuadais qu’il était précieux pour ma vie. Pouvoir entendre prononcer sans charme et sans souffrance les noms des stations par où le train passait pour aller en Touraine m’eût semblé une diminution de moi-même (simplement au fond parce que cela eût prouvé qu’Albertine me devenait indifférente) ; il était bien, me disais-je, qu’en me demandant sans cesse ce qu’elle pouvait faire, penser, vouloir à chaque instant, si elle comptait, si elle allait revenir, je tinsse ouverte cette porte de communication que l’amour avait pratiquée en moi, et sentisse la vie d’une autre submerger par des écluses ouvertes le réservoir qui n’aurait pas voulu redevenir stagnant. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Albertine_disparue.djvu/46
« Mais si j’avais mené la vie de collectionneur que me conseillait Swann (que me reprochait de ne pas connaître M. de Charlus, quand, avec un mélange d’esprit, d’insolence et de goût, il me disait : « Comme c’est laid chez vous ! »), quelles statues, quels tableaux longuement poursuivis, enfin possédés, ou même, à tout mettre au mieux, contemplés avec désintéressement, m’eussent — comme la petite blessure qui se cicatrisait assez vite, mais que la maladresse inconsciente d’Albertine, des indifférents, ou de mes propres pensées, ne tardait pas à rouvrir — donné accès hors de soi-même, sur ce chemin de communication privé, mais qui donne sur la grande route où passe ce que nous ne connaissons que du jour où nous en avons souffert, la vie des autres ? »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_La_Prisonni%C3%A8re,_tome_2.djvu/233
C’est ainsi, comme notre Seigneur, nous ne mourrons plus par sacrifice, mais par amour.
https://www.youtube.com/watch?v=oc2S7Mg9Cug&list=RDoc2S7Mg9Cug&start_radio=1
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Correction :
C’est ainsi que, comme notre Seigneur, nous ne mourrons plus par sacrifice, mais par amour.
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A propos de la bonne conscience des sacrificateurs.
Dans l’aire et l’ère chrétiennes, l’efficacité cathartique du mécanisme de bouc émissaire n’a cessé de s’éroder. Dès le Moyen-Âge, à l’occasion de la grande épidémie de peste noire, les textes de persécution que Girard a analysés révèlent que l’on a cherché des raisons objectives de sacrifier des juifs (l’empoisonnement des puits). Plus tard, en dehors de quelques « retours de flamme » (la chasse aux sorcières dont l’acmé est sans doute l’exécution du prêtre Grandier en 1634 à Loudun devant 6000 personnes), les exécutions publiques sont progressivement éloignées des centres-villes, faites au petit matin, pour finalement être interdites au public en 1939. Bien sûr, il y a la Révolution Française où l’on a fait rouler les têtes, l’épuration avec cette photo écœurante que vous avez bien choisie (vous auriez pu montrer Mussolini et sa maîtresse pendus par les pieds pour éviter que la foule ne démembre leurs cadavres en avril 45). Ce sont des exceptions historiques. Et d’ailleurs, les lynchés pendus de votre photo étaient sans doute des collabos. Ne doit-on pas plutôt penser à ce désir de vengeance dont la foule, en cette circonstance, n’a pas été délivrée par la Justice ?
Mais bien sûr, il y a la shoah et le soin pris par les nazis pour cacher leurs « macabres œuvres », ce que vous qualifiez de « troublant ». Dès le début de l’entreprise d’extermination en 1941, les einsatzgruppen ont eu l’ordre de brûler les cadavres ; plus tard il a fallu que les sonderkommandos et même les SS des camps déterrent les cadavres qui n’avaient pu être brulés dans les crématoires des camps pour les brûler sur des bûchers. Pourquoi se donner tant de peine ? Vous parlez de « la nécessité de conserver à tout prix et jusqu’au bout l’image de pureté ». Mais dans ce cas, le massacre n’apportait aucune résolution à une crise interne du peuple allemand, peuple qui d’ailleurs, était largement ignorant de la solution finale en Pologne. Donc, pour quoi faire ? Pas par crainte d’une condamnation quelconque, les nazis, du Führer au dernier gardien de camp, savaient qu’ils allaient laisser leur peau dans l’affaire, quoi qu’il arrive. Pour apaiser la mauvaise conscience des sacrificateurs ? On en revient à la morale, au bien et au mal. Je pense plutôt que le sacrifice était devenu profondément honteux et coupable, tout simplement.
J’en viens au deuxième point de mon commentaire.
Vous écrivez : « Lorsqu’un peuple a pris l’habitude de se présenter en victime, notamment à la suite d’un traumatisme collectif consécutif à un épisode sacrificiel dans lequel il était réellement victime… » On pense bien sûr au peuple juif, surtout après la Shoah. De tout ce que j’ai lu, vu et entendu de la « guerre » à Gaza (précaution sémantique), je conclus que les juifs israéliens sont assez majoritairement indifférents au sort des civils gazaouis. Les médias occidentaux se donnent bonne conscience en disant que les juifs israéliens ne savent pas ce qui se passe là-bas. Mais avec les moyens numériques, ils ont les mêmes infos factuelles que n’importe quel Français ou Américain. Donc, s’agit-il d’un sacrifice ou bien d’une guerre coloniale de conquête comme l’Histoire en est pleine ?
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Cher Claude,
L’illustration de l’article est une célèbre photo du lynchage de deux Noirs, dans le sud des Etats-Unis. Elle montre parfaitement l’unité retrouvée de la communauté, toutes générations confondues, la joie même de cette foule homicide.
Ecoutez les paroles des israéliens, quidam interviewé dans la rue ou responsables au plus haut niveau. Netanyahu sait-il se qu’il dit lorsqu’il se plaint de l’impact de la guerre sur sa famille ? De notre point de vue, c’est indécent. Alors pourquoi le dit-il ?
Vous parlez d’indifférence ; c’est la même chose. Les gens savent. Mais les sacrificateurs, Girard l’a bien exposé, ne peuvent pas reconnaître dans leurs victimes des êtres humains. La victime sacrificielle doit être un monstre, il en va de l’efficacité de la résolution sacrificielle. On la lapide à la fois pour ne pas la toucher, et pour enfouir le corps sous l’amoncellement de pierres. La peur de la contagion de l’impur est telle que les israéliens regardent ailleurs : aujourd’hui, les images médiatiques ont remplacé le contact physique. La censure n’est même pas nécessaire, les images d’enfants mourants sont ignorées.
Ces comportements et ces paroles ne sont compréhensibles qu’avec l’éclairage girardien. Sauf, bien entendu, à dénoncer à notre tour celles et ceux qui les adoptent comme des « monstres ».
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Ce ne serait pas contraire à votre éclairage girardien, Hervé, si je tenais à préciser que les citoyens de l’Etat d’Israël comme tous les juifs de par le monde sont actuellement divisés. Certains sont probablement divisés à l’intérieur d’eux-mêmes mais beaucoup d’entre eux souffrent dans tout leur être d’assister impuissants à cette « montée aux extrêmes » à Gaza : ils souffrent d’autant plus qu’à leur compassion se mêlent un lourd sentiment de culpabilité et la certitude qu’Israël devra expier les fautes de son gouvernement actuel. L’effondrement moral qu’ils subissent n’est pas de l’ordre de l’insensibilité mais de la colère, de l’indignation, du désespoir. Victimes d’une violence sacrificielle ou d’une guerre coloniale, peu importe, les enfants qui meurent font retentir la vérité de la violence, sa vérité d’aujourd’hui : « La violence, qui produisait du sacré, ne produit plus rien qu’elle-même. » Cette vérité apocalyptique se fait de jour en jour plus aveuglante ou plus éclairante, qu’on ait lu Girard ou pas.
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Non, Christine, pas contraire du tout, et même une indispensable précision que je suis bien coupable d’avoir omis. Et c’est déchirant de penser que ces « justes », une minorité actuellement mais certainement pas une petite minorité, va payer le prix du crime avec les autres, parce qu’il serait naïf de penser que le mal qui s’est emparé d’Israël n’aura pas de répercutions, on peut s’attendre à une montée générale de l’antisémitisme, en tout cas d’un sentiment anti-israélien. Les touristes israéliens en font déjà les frais. Et je suis bien d’accord avec votre conclusion.
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Cher Hervé, je rebondis sur la conclusion de Christine (« chacun pour soi ? »). C’est toujours notre même débat: entre les foules et l’individu, il y a des communautés, des institutions, la politique, etc. La conversion est un acte individuel, mais pas seulement. On sait bien dans l’Eglise que les conversions restent fragiles tant que les nouveaux convertis ne trouvent pas une communauté pour vivre leur foi. Et au-delà des communautés, la dimension politique est incontournable. D’un point de vue girardien, il est d’ailleurs assez évident que le bien est aussi mimétique que le mal, et qu’il s’incarne dans des structures collectives (la justice, quand elle fonctionne bien) autant que dans des individus exemplaires (les saints).
Bernard Perret
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Cher Bernard,
J’ai bien précisé que la distinction que je fais entre révélation, mimétique et potentiellement collective, et la conversion, choix intime, était sans doute un schéma « beaucoup trop simplifié ». Mais je reste sur ma vision apocalyptique d’une perte de pouvoir des institutions, des structures collectives, parce que toutes, elles reposent sur des fondations sacrificielles et ne permettront jamais la conversion au sens que je lui donne, le renoncement au mimétisme violent. La révélation/conversion du grand nombre passe nécessairement par la destruction de toutes les institutions humaines. Je ne parle pas de la conversion à une religion, qui est toujours ancrée dans l’attrait pour le sacré et pour les dogmes. La justice est toujours, jusqu’à présent, sacrificielle (rétributive) et les saints n’ont jamais converti personne ; par leur exemple, ils transmettent une révélation qui autorise cette conversion. L’exemple parfait de cette distinction, dans les évangiles, c’est le dialogue entre Jésus et la Cananéenne (Mt 15, 21-28), tout un travail pour amener la femme à reconnaître sa fille, à ouvrir les yeux sur sa propre violence (révélation). Par la suite, le choix (conversion) est entièrement laissé à la femme (« qu’il t’arrive comme tu le veux »).
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Après une incise dans
Ne dites pas deux, mais trois ! – LE BLOG L’ÉMISSAIRE (clic g.)
et ces commentaires paragraphe 3:
Improvisations excentrées, selon votre propre terme, autour de la <<différence déjà là>> illustrées par trois exemples repris de votre dernier billet :
1 René Girard, dans le processus d’hominisation, distingue une longue et indéfinie première période marquée par une suite de crises conflictuelles indifférenciatrices du tous contre tous ponctuées par le tous contre un de la victime fondatrice. Deux temps causés par un même mécanisme, le mimétisme.
Si René Girard parle déjà de signes victimaires il insiste sur l’aléatoire du choix de la victime.
Sans discuter, ici, des raisons de cette préférence on peut risquer l’hypothèse d’une indifférenciation non aussi complète que supposée et en déduire un choix pas aussi aléatoire que prévu. Autrement dit les différences biologiques et autres ne seront pas effacées complètement par l’uniformisation de la mimésis conflictuelle. Si l’aveuglement du groupe en fusion ne conduit pas à une victime arbitraire, c’est de la multitude des différences déjà là qu’émergera la nécessaire victime fondatrice, faux hasard mais vraies différences dans l’impossibilité momentanée de leur interprétation.
Il est intéressant de noter que ces mêmes différences biologiques s’inscrivent, selon Jacques Monod dans un schéma évolutif de <<hasard et de nécessité>>. Si les différences émanent logiquement d’une Différence nécessaire, référence faite à l’Être nécessaire de Bergson, le hasard, là encore, peut être remis en question (succinctement il est difficile de percevoir que l’addition de mutations accidentelles conduisent à une complexité croissante de plus en plus riche en informations…).
2 De même dans le Jugement de Salomon la parfaite indifférenciation des deux femmes recouvre le non-dit d’une différence déjà là, celle issue du non-sacrifice d’Isaac séparant le régime sacrificiel du régime non-sacrificiel.
Le Jugement de Salomon – 1649 – Nicolas Poussin – Louvre – INV 7277 ; MR 2316 (2) – Le Jugement de Salomon (Poussin) — Wikipédia (clic g.)
Le tableau de Nicolas Poussin présente l’avantage de mettre en scène ce partage entre deux mondes à travers la figuration de deux couples, celui composé de la prostituée à l’enfant mort regardant le soldat sacrificateur et celui de la seconde prostituée avec le roi.
Puis-je ajouter que si la jalousie s’avère un excellent agent pour le sacrifice, l’amour maternel, la sagesse se laissent percevoir moins comme causes et plus comme effets du non-sacrifice.
3 Un changement d’échelle de temps et d’espace, en accentuant des différences déjà là, permettrait de s’excentrer d’une vision binaire conflictuelle de la guerre au Moyen Orient.
Arab-Israeli Map1 – Conflit israélo-arabe — Wikipédia (clic g.)
C’est sur plus d’un millénaire que le peuple Hébreux puis Juif a incarné l’innocence de la victime en exil sur des terres habitées par des populations souvent hostiles et nourries cependant au même texte inspiré.
Sans réponse ; j’espère que ce lien apportera plus de réflexions
Bulletin 78 – Décembre 2023 – Colloque sur la violence et la religion (clic g.)
PS : article de Mark R. Anspach.
un traducteur est normalement inséré dans le naviguateur
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Si la révélation est possible pour un être, il n’y a pas logiquement d’impossibilité à ce qu’elle le soit pour un groupe humain, qui agit selon la même loi mimétique.
« Et pourtant depuis deux ans l’immense être humain appelé France et dont, même au point de vue purement matériel, on ne ressent la beauté colossale que si on aperçoit la cohésion des millions d’individus qui comme des cellules aux formes variées le remplissent, comme autant de petits polygones intérieurs, jusqu’au bord extrême de son périmètre, et si on le voit à l’échelle où un infusoire, une cellule, verrait un corps humain, c’est-à-dire grand comme le Mont Blanc, s’était affronté en une gigantesque querelle collective avec cet autre immense conglomérat d’individus qu’est l’Allemagne. Au temps où je croyais ce qu’on disait, j’aurais été tenté, en entendant l’Allemagne, puis la Bulgarie, puis la Grèce protester de leurs intentions pacifiques, d’y ajouter foi. Mais depuis que la vie avec Albertine et avec Françoise m’avait habitué à soupçonner chez elles des pensées, des projets qu’elles n’exprimaient pas, je ne laissais aucune parole juste en apparence de Guillaume II, de Ferdinand de Bulgarie, de Constantin de Grèce, tromper mon instinct qui devinait ce que machinait chacun d’eux. Et sans doute mes querelles avec Françoise, avec Albertine, n’avaient été que des querelles particulières, n’intéressant que la vie de cette petite cellule spirituelle qu’est un être. Mais de même qu’il est des corps d’animaux, des corps humains, c’est-à-dire des assemblages de cellules dont chacun par rapport à une seule est grand comme une montagne, de même il existe d’énormes entassements organisés d’individus qu’on appelle nations ; leur vie ne fait que répéter en les amplifiant la vie des cellules composantes ; et qui n’est pas capable de comprendre e mystère, les réactions, les lois de celles-ci, ne prononcera que des mots vides quand il parlera des luttes entre nations. Mais s’il est maître de la psychologie des individus, alors ces masses colossales d’individus conglomérés s’affrontant l’une l’autre prendront à ses yeux une beauté plus puissante que la lutte naissant seulement du conflit de deux caractères ; et il les verra à l’échelle où verraient le corps d’un homme de haute taille des infusoires dont il faudrait plus de dix mille pour remplir un cube d’un millimètre de côté. Telles depuis quelque temps, la grande figure France remplie jusqu’à son périmètre de millions de petits polygones aux formes variées, et la figure remplie d’encore plus de polygones Allemagne, avaient entre elles deux une de ces querelles, comme en ont, dans une certaine mesure, des individus. »
La suite du texte nous indique bien quelle inconscience puérile de confort égoïste sépare de son infime membrane la révélation de sa négation, permettant au mécanisme clanique de ne pas s’y inclure, rejetant sur autrui ce que nous n’avons pu reconnaitre qu’en nous-même :
« Mais les coups qu’elles échangeaient étaient réglés par cette boxe innombrable dont Saint-Loup m’avait exposé les principes ; et parce que même en les considérant du point de vue des individus elles en étaient de géants assemblages, la querelle prenait des formes immenses et magnifiques, comme le soulèvement d’un océan aux millions de vagues qui essaye de rompre une ligne séculaire de falaises, comme des glaciers gigantesques qui tentent dans leurs oscillations lentes et destructrices de briser le cadre de montagne où ils sont circonscrits. Malgré cela, la vie continuait presque semblable pour bien des personnes qui ont figuré dans ce récit, et notamment pour M. de Charlus et pour les Verdurin, comme si les Allemands n’avaient pas été aussi près d’eux, la permanence menaçante bien qu’actuellement enrayée d’un péril nous laissant entièrement indifférents si nous ne nous le représentons pas. Les gens vont d’habitude à leurs plaisirs sans penser jamais que, si les influences étiolantes et modératrices venaient à cesser, la prolifération des infusoires atteindrait son maximum, c’est-à-dire, faisant en quelques jours un bond de plusieurs millions de lieues, passerait d’un millimètre cube à une masse un million de fois plus grande que le soleil, ayant en même temps détruit tout l’oxygène, toutes les substances dont nous vivons, et qu’il n’y aurait plus ni humanité, ni animaux, ni terre, ou, sans songer qu’une irrémédiable et fort vraisemblable catastrophe pourrait être déterminée dans l’éther par l’activité incessante et frénétique que cache l’apparente immutabilité du soleil, ils s’occupent de leurs affaires sans penser à ces deux mondes, l’un trop petit, l’autre trop grand pour qu’ils aperçoivent les menaces cosmiques qu’ils font planer autour de nous. Tels les Verdurin donnaient des dîners (puis bientôt Mme Verdurin seule, après la mort de M. Verdurin) et M. de Charlus allait à ses plaisirs sans guère songer que les Allemands fussent — immobilisés, il est vrai, par une sanglante barrière toujours renouvelée — à une heure d’automobile de Paris. Les Verdurin y pensaient pourtant, dira-t-on, puisqu’ils avaient un salon politique où on discutait chaque soir de la situation, non seulement des armées, mais des flottes. Ils pensaient, en effet, à ces hécatombes de régiments anéantis, de passagers engloutis, mais une opération inverse multiplie à tel point ce qui concerne notre bien être et divise par un chiffre tellement formidable ce qui ne le concerne pas, que la mort de millions d’inconnus nous chatouille à peine et presque moins désagréablement qu’un courant d’air. Mme Verdurin, souffrant pour ses migraines de ne plus avoir de croissant à tremper dans son café au lait, avait obtenu de Cottard une ordonnance qui lui permettait de s’en faire faire dans certain restaurant dont nous avons parlé. Cela avait été presque aussi difficile à obtenir des pouvoirs publics que la nomination d’un général. Elle reprit son premier croissant le matin où les journaux narraient le naufrage du Lusitania. Tout en trempant le croissant dans le café au lait et donnant des pichenettes à son journal pour qu’il pût se tenir grand ouvert sans qu’elle eût besoin de détourner son autre main des trempettes, elle disait : « Quelle horreur ! Cela dépasse en horreur les plus affreuses tragédies. » Mais la mort de tous ces noyés ne devait lui apparaître que réduite au milliardième, car tout en faisant, la bouche pleine, ces réflexions désolées, l’air qui surnageait sur sa figure, amené probablement là par la saveur du croissant, si précieux contre la migraine, était plutôt celui d’une douce satisfaction. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_tome_1.djvu/106
La prise de conscience collective est la même que l’individuelle, indiquant le programme social et politique à charge des institutions alors ainsi converties, qui est d’enseigner aux êtres qui les constituent du haut au bas de leur hiérarchie la structure mimétique de leur fonctionnement, lente déconstruction que seul l’art est à même d’accomplir pour dégager ce que réellement nous sommes, des êtres à même d’enfin envisager la vie qui leur est offerte de vivre :
« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent, c’est exactement le travail inverse de celui que, à chaque minute, quand nous vivons détourné de nous-même, l’amour-propre, la passion, l’intelligence et l’habitude aussi accomplissent en nous, quand elles amassent au-dessus de nos impressions vraies, pour nous les cacher maintenant, les nomenclatures, les buts pratiques que nous appelons faussement la vie. En somme, cet art si compliqué est justement le seul art vivant. Seul il exprime pour les autres et nous fait voir à nous-même notre propre vie, cette vie qui ne peut pas s’« observer », dont les apparences qu’on observe ont besoin d’être traduites, et souvent lues à rebours, et péniblement déchiffrées. Ce travail qu’avaient fait notre amour-propre, notre passion, notre esprit d’imitation, notre intelligence abstraite, nos habitudes, c’est ce travail que l’art défera, c’est la marche en sens contraire, le retour aux profondeurs, où ce qui a existé réellement gît inconnu de nous qu’il nous fera suivre. Et sans doute c’était une grande tentation que de recréer la vraie vie, de rajeunir les impressions. Mais il y fallait du courage de tout genre et même sentimental. Car c’était avant tout abroger ses plus chères illusions, cesser de croire à l’objectivité de ce qu’on a élaboré soi-même, et au lieu de se bercer une centième fois de ces mots « elle était bien gentille », lire au travers : « j’avais du plaisir à l’embrasser ». Certes, ce que j’avais éprouvé dans ces heures d’amour, tous les hommes l’éprouvent aussi. On éprouve, mais ce qu’on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu’on ne les a pas mis près d’une lampe, et qu’eux aussi il faut regarder à l’envers : on ne sait pas ce que c’est tant qu’on ne l’a pas approché de l’intelligence. Alors seulement quand elle l’a éclairé, quand elle l’a intellectualisé, on distingue, et avec quelle peine, la figure de ce qu’on a senti.Mais je me rendais compte aussi que cette souffrance, que j’avais connue d’abord avec Gilberte, que notre amour n’appartienne pas à l’être qui l’inspire, est salutaire accessoirement comme moyen. (Car si peu que notre vie doive durer, ce n’est que pendant que nous souffrons que nos pensées, en quelque sorte agitées de mouvements perpétuels et changeants, font monter comme dans une tempête, à un niveau d’où nous pouvons les voir, toute cette immensité réglée par des lois, sur laquelle, postés à une fenêtre mal placée, nous n’avons pas vue, car le calme du bonheur la laisse unie et à un niveau trop bas ; peut-être seulement pour quelques grands génies ce mouvement existe-t-il constamment sans qu’il y ait besoin pour eux des agitations de la douleur ; encore n’est-il pas certain, quand nous contemplons l’ample et régulier développement de leurs œuvres joyeuses, que nous ne soyons trop portés à supposer d’après la joie de l’œuvre celle de la vie, qui a peut-être été au contraire constamment douloureuse.) Mais principalement parce que si notre amour n’est pas seulement d’une Gilberte, ce qui nous fit tant souffrir ce n’est pas parce qu’il est aussi l’amour d’une Albertine, mais parce qu’il est une portion de notre âme plus durable que les moi divers qui meurent successivement en nous et qui voudraient égoïstement le retenir, portion de notre âme qui doit, quelque mal, d’ailleurs utile, que cela nous fasse, se détacher des êtres pour que nous en comprenions, et pour en restituer la généralité et donner cet amour, la compréhension de cet amour, à tous, à l’esprit universel et non à telle puis à telle, en lesquelles tel puis tel de ceux que nous avons été successivement voudraient se fondre. «
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/46
Le programme est écrit, à nous de savoir nous l’appliquer, suivant le chemin des justes, ceux-là qui ont compris qu’ils n’inventaient rien, mais traduisaient à leur place seconde la trace que le réel avait laissée en eux :
« …je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Proust_-_Le_Temps_retrouv%C3%A9,_1927,_tome_2.djvu/39
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@ Daniel Juillerat : j’aime bien votre idée de « différence déjà là ». Vous écrivez : « Si l’aveuglement du groupe en fusion ne conduit pas à une victime arbitraire, c’est de la multitude des différences déjà là qu’émergera la nécessaire victime fondatrice, faux hasard mais vraies différences dans l’impossibilité momentanée de leur interprétation. »
@ Aliocha : et vous, Aliocha, vous citez : « …je m’apercevais que, pour exprimer ces impressions, pour écrire ce livre essentiel, le seul livre vrai, un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire. Le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur. »
Tout est « déjà là » mais nous sommes aveugles. Cette idée résonne fortement avec ma lecture des textes bibliques comme textes sacrés contenant en puissance la subversion radicale du sacré. La forme retournée des textes est « déjà là », il ne s’agit pas d’une création d’interprète mais bien d’une « traduction », une fois passée « l’impossibilité momentanée de leur interprétation ». Merci pour ces deux commentaires si différents mais si complémentaires.
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Hervé, votre réduction radicale au tout sacrificiel (selon vous, toute violence est sacrificielle) vous interdit de penser le politique, cad les manifestations de violence collective telles que les racismes (et leurs corollaires, discrimination, ghettoïsation), l’esclavage, les colonisations et les décolonisations, les diverses formes d’oppression sociale, les guerres impérialistes, etc. Comment expliquez-vous p. ex. les coups d’état en Amérique du Sud dans les années 60-70 ? Et actuellement, la lente dérive européenne vers le fascisme ?
Je ne sais pas si la publication de ce court commentaire « politique » sera autorisée, mais au moins vous l’aurez lu.
NB Désolé pour l’erreur sur la photo, mais elle aurait fort bien pu être prise à la libération. N’oubliez pas ce que Girard a dit de l’institution judiciaire dans la VS.
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Patience, le sceau de la sainteté universelle est aussi Jésus chez les Musulmans.
Voilà qui devrait indiquer aux sociétés démocratiques que la pitié pour le bourreau ne garde pas du sentiment de supériorité, au nom de la même fausse définition de la divinité qui exige sa victimisation, pour justifier les oppressions de sa domination.
L’évangéliste de la médiation interne l’a bien repéré , j’ose à peine citer l’analogie si féconde du sionisme avec le mouvement LGBT, tant est encore sensible et incomprise la réalité évangélique :
« Au reste j’exagérais beaucoup alors, devant cette révélation première, le caractère électif d’une conjonction si sélectionnée. Certes, chacun des hommes pareils à M. de Charlus est une créature extraordinaire, puisque, s’il ne fait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherche essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourra pas l’aimer) ; contrairement à ce que je croyais dans la cour, où je venais de voir Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaint sont une foule, ainsi qu’on le verra au cours de cet ouvrage, pour une raison qui ne sera dévoilée qu’à la fin, et se plaignent eux-mêmes d’être plutôt trop nombreux que trop peu. Car les deux anges qui avaient été placés aux portes de Sodome pour savoir si ses habitants, dit la Genèse, avaient entièrement fait toutes ces choses dont le cri était monté jusqu’à l’Éternel, avaient été, on ne peut que s’en réjouir, très mal choisis par le Seigneur, lequel n’eût dû confier la tâche qu’à un Sodomiste. Celui-là, les excuses : « Père de six enfants, j’ai deux maîtresses, etc. » ne lui eussent pas fait abaisser bénévolement l’épée flamboyante et adoucir les sanctions ; il aurait répondu : « Oui, et ta femme souffre les tortures de la jalousie. Mais même quand ces femmes n’ont pas été choisies par toi à Gomorrhe, tu passes tes nuits avec un gardeur de troupeaux de l’Hébron. » Et il l’aurait immédiatement fait rebrousser chemin vers la ville qu’allait détruire la pluie de feu et de soufre. Au contraire, on laissa s’enfuir tous les Sodomistes honteux, même si, apercevant un jeune garçon, ils détournaient la tête, comme la femme de Loth, sans être pour cela changés comme elle en statues de sel. De sorte qu’ils eurent une nombreuse postérité chez qui ce geste est resté habituel, pareil à celui des femmes débauchées qui, en ayant l’air de regarder un étalage de chaussures placées derrière une vitrine, retournent la tête vers un étudiant. Ces descendants des Sodomistes, si nombreux qu’on peut leur appliquer l’autre verset de la Genèse : « Si quelqu’un peut compter la poussière de la terre, il pourra aussi compter cette postérité », se sont fixés sur toute la terre, ils ont eu accès à toutes les professions, et entrent si bien dans les clubs les plus fermés que, quand un sodomiste n’y est pas admis, les boules noires y sont en majorité celles de sodomistes, mais qui ont soin d’incriminer la sodomie, ayant hérité le mensonge qui permit à leurs ancêtres de quitter la ville maudite. Il est possible qu’ils y retournent un jour. Certes ils forment dans tous les pays une colonie orientale, cultivée, musicienne, médisante, qui a des qualités charmantes et d’insupportables défauts. On les verra d’une façon plus approfondie au cours des pages qui suivront ; mais on a voulu provisoirement prévenir l’erreur funeste qui consisterait, de même qu’on a encouragé un mouvement sioniste, à créer un mouvement sodomiste et à rebâtir Sodome. Or, à peine arrivés, les sodomistes quitteraient la ville pour ne pas avoir l’air d’en être, prendraient femme, entretiendraient des maîtresses dans d’autres cités, où ils trouveraient d’ailleurs toutes les distractions convenables. Ils n’iraient à Sodome que les jours de suprême nécessité, quand leur ville serait vide, par ces temps où la faim fait sortir le loup du bois, c’est-à-dire que tout se passerait en somme comme à Londres, à Berlin, à Rome, à Pétrograd ou à Paris.
En tout cas, ce jour-là, avant ma visite à la duchesse, je ne songeais pas si loin et j’étais désolé d’avoir, par attention à la conjonction Jupien-Charlus, manqué peut-être de voir la fécondation de la fleur par le bourdon. »
https://fr.wikisource.org/wiki/Sodome_et_Gomorrhe/Partie_1
Ibn’Arabi, sceau de la sainteté muhamadienne, a parfaitement au XIIIème siècle, ironie chronologique, formulé le paradoxe qui nous trompe encore, quand il intime aux deux amis que sont sa raison et sa foi d’avancer jusqu’aux fleuves du pardon, cet abri du vrai Dieu, le Tout Miséricordieux, quand le sourire de l’aimé et quel que soit son sexe, indique le chemin des embouchures de la rédemption :
Amoureuse salutation.
O mes deux intimes, détournez votre chemin
En passant par la dune !
Chevauchez votre monture jusqu’à la halte de La’la
Et aspirez au eaux de Yalamlam.
Près d’elle, ceux que tu as connus ;
Et ceux à qui appartiennent
Mon jeûne, mon pèlerinage, ma visite
Et ma fête solennelle aux lieux saints.
Que jamais je n’oublie le jour où, à Minâ,
Les cailloux sont lancés, ni les choses d’importance,
Près du suprême autel sacrificiel,
Ni près de la source de Zamzam.
Là où ils lancent les pierres
Demeure mon cœur, lancé contre les stèles,
Mon âme, là ou ils sacrifient
Mon sang, là ou ils s’abreuvent.
O chantre conducteur de chameaux !
Si tu viens à Hâjir,
Arrête un moment les montures
Et transmets le salut !
Adresse aux tentes pourpres,
Aux abords de l’enceinte sacrée,
La salutation de l’amant
Qui soupire vers vous, esclave du désir.
S’ils adressent le salut
Rends le avec le zéphyr oriental.
Et s’ils se taisent,
Bâte les montures et avance
Jusqu’au fleuve de Jésus
Là ou leurs montures font halte,
Et là ou les tentes blanches,
Prés de l’embouchure, sont plantées.
Invoque Da’d,
Ar-Rabâb, Zaynab,
Hind, Salmâ et lubnâ
Et fredonne telle une source !
Demande-leur : al-Halba est-elle la demeure
De cette jeune fille au corps souple ?
Elle qui te laisse voir l’éclat du soleil
Au moment même où elle sourit.
Ibn’Arabi, L’Interprète des Désirs.
Ce qui semblait impossible ne l’est plus, il nous est désormais loisible d’embarquer aux océans infinis de tous les possibles, sachant ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux.
C’est pour maintenant, quand nous nous serions aperçu qu’il suffit d’y croire pour le réaliser, qui ne dépend que de notre foi, pari pascalien devenu choix raisonnable selon Benoit XVI et René Girard.
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C’est pour maintenant, quand nous nous serions aperçu qu’il suffit d’y croire pour le réaliser, ce qui ne dépend que de notre foi, pari pascalien devenu choix raisonnable, rationnel et formulable selon Benoit XVI et René Girard.
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Bonjour,
Je vous soumets ma réflexion qui est basée en premier sur l’observation et l’écoute :
« Finalement, ce qui m’a fait le plus souffrir dans ma vie, je vais l’imposer à mon fils. » Ce fut la déclaration finale d’un détenu que j’accompagnais depuis 18 mois, à la fin de son procès en correctionnel où il allait perdre avec son épouse la garde de leur fils. Pourtant ce père était socialisé, doué, aimant et il n’y avait pas eu de violence physique. Mais il n’avait jamais connu son père et rencontré sa mère à 16 ans sans la revoir. Dans la paranoïa de l’abandon, il se retrouvait face au juge.
Je suis diacre et aumônier catholique de prison. Beaucoup des détenus qui s’inscrivent à notre aumônerie sont incarcérés pour violences, viols, pédophilie. Dans nos échanges, ils commencent la plupart du temps par leurs parcours de victimes : la violence sous toute ses formes, l’abandon, les placements. Toute notre culture est profondément mimétique car nous ne naissons pas homme ou femme, nous le devenons. Peut-on être père si nous n’avons jamais connu son père ? En théorie oui. Dans la réalité la blessure est profonde et conduit souvent à un retour « à la case départ ».
Nous devons comprendre que les personnes qui n’ont jamais eu justice dans leur vie et particulièrement quand ils étaient jeunes, ne peuvent pas avoir le même rapport à la communauté que quelqu’un élevé dans la sécurité. Elles ont appris à se défendre par nécessité et seront plus réactives. Ce qui est fait pour les sauver peut aussi les conduire en prison par une réaction disproportionnée à une situation.
J’ai également accompagné des personnes dans le cadre d’abus en église. Un des défenseurs du prêtre abuseur avait lui-même été abusé jeune au collège catholique. Il comparait les actes non à la loi mais à ce qu’il avait subi. En contrepartie de sa mission de protection, il pouvait exprimer sa colère et de fait, permettre que ce qui l’avait fait souffrir se perpétue dans une mécanique sectaire classique.
Ce que j’ai lu de René Girard a profondément marqué ma lecture des évangiles. Que serait la Bible sans les échecs humains nés de la violence des hommes (l’exil à Babylone, la mort de Christ …) ? La prison est le lieu ultime de tous les échecs qui se cumulent : famille, école, travail, socialisation, parentalité. Dans l’accompagnement de ces personnes au parcours heurté et sans mondanité, paradoxalement se découvre l’âme humaine et renvoie une image du monde et de ses idéologies.
Je viens compléter cet article « Crise mimétique et effondrement moral », non en me positionnant avec des convictions, mais comme un accompagnateur qui éclaire avec ce qu’il perçoit des évènements et du vécus des personnes et en premiers de ceux qui sont dans l’échec ou dans la peur pour l’avenir et l’éducation de leurs enfants. Ces personnes ont en commun dans leurs fragilités d’être particulièrement sensibles à la comparaison et à l’injustice. Quelles sont leurs expériences ?
Un extrême ne nait jamais seul. Je vous propose donc de voir la situation politique actuelle sous forme d’une confrontation entre 2 totalitarismes :
Autrefois les personnes adhéraient à un parti avec une attraction pour son programme et une répulsion pour son contraire. Depuis des décennies, la croyance en un modèle politique nous promettant un avenir radieux régresse au fur et à mesure du déclin économique d’une part croissante de la population. Dans cette situation, seule une répulsion violente est à l’œuvre et conduit à des sociétés fragmentées et totalement irréconciliables. Même la démocratie ne se justifie plus par ses promesses mais par le rejet du totalitarisme, d’abord interne et maintenant interne et externe qui se connectent de façon revendiquée.
Quelques faits pour étayer cette vision :
Dans cette vision il y a-t-il sacrifice ? Je vous propose de suivre les décisions judiciaires en matière de violences familiales, viols et pédophilie. Des prévenus sont maintenus en détention avant tout jugement uniquement « au nom de l’ordre public » car des femmes manifestent leur juste colère devant le tribunal. Des peines particulièrement lourdes sont justifiées « comme exemple pour changer les mentalités ». La colère de la foule, la peine individuelle pour l’exemple, que manque-t-il pour qu’il y ait sacrifice du bouc-émissaire si ce n’est la volonté de purifier la violence dans les domaines de la sexualité dévoyée sans remettre en cause la société ?
La société a-t-elle fait un vrai travail de relecture suite au mouvement de libération sexuelle où jusque dans les années 1990, la pédophilie était une liberté à conquérir pour les progressistes. Force est de constater que non. La Ciivise a subi bien des aléas et ne s’est jamais attaqué aux racines. Les remises en causes de la pédophilie ne sont pas venues des intellectuels mais surtout des victimes qui ont dû faire preuve de beaucoup de persévérance pour se faire entendre. Pourquoi cette absence de relecture si ce n’est que cela remettrait en cause le pouvoir actuel et les tenants du genre qui s’appuie sur la même idéologie ?
L’église a eu le courage de faire ce travail de relecture et d’accueil des victimes qui au départ étaient accusées de vouloir la détruire. Comme si l’Église pouvait être détruite que par autre chose que le mal qui est en elle. Elle a identifié des causes structurelles et spécifiques en son sein : l’attirance de certains candidat-prêtres pour ce lieu de pouvoir potentiel, le quiétisme figé dans une communauté d’élection et identitaire empêchant toute contradiction et basé sur des mécanismes sectaires.
Par le biais de lois sur la non discriminations des critères sociétaux d’une minorité, il est imposé à la population des changements anthropologiques majeures sans aucune évaluation des conséquences, sans vrai débat démocratique, et dont le coût financier sera élevé pour la collectivité. C’est bien par ces enjeux que cela est vécu comme une forme de totalitarisme. Il convient de rappeler que pour chacune de ces lois, la pensée contraire ou simplement ce qui pourrait être du discernement ou de l’accompagnement, est un délit potentiel.
Peut-on dire que ceux qui rejettent cela n’ont que tort ? Nous pouvons définir l’homme comme un mammifère au psychisme hypertrophié et surtout qui a conscience de sa propre mort. Toute violence peut être alors évaluée avec ce risque de mort et générer un désir de vengeance pour prévenir sa propre mort. En réalité, cette violence mimétique, si c’est bien de cela dont il s’agit, est prophétique : elle fait advenir la source de notre peur que ce soit individuellement ou collectivement. Dans la foi, l’amour de ce Dieu Père qui fait grandir la vie en dehors de lui-même, peut-être plus fort que ce désir de mort. Quand Pierre se détourne de Jésus, n’est-ce pas simplement que sa peur est plus grande que sa foi ? « Homme de peu de foi » en conclura Jésus.
Une façon première de lutter contre notre mort est de donner la vie, en priorité avec nos propres gènes. Si nous regardons les valeurs dites progressistes, nous pouvons constater qu’elles ne vont pas dans le sens de la vie. Finalement, ces personnes agitées qui perçoivent peut-être mieux les évolutions que ceux qui sont bien installés dans la société, ont peut-être des choses à nous dire : jamais le désir de vie qui est au cœur de chaque homme a été à ce point contrarié par des évolutions sociétales imposées. L’effondrement moral de cette réalité sociétale est perçu comme tout aussi puissant que l’effondrement moral politique que vous avez décrit avec justesse.
L’homme et la femme se laisse façonner à l’image de Dieu. L’humain veut définir son identité de genre dès les tumultes de l’adolescence. Pour finir d’accoucher à lui-même il a besoin de la technique humaine porteuse de tant de progrès mais aussi de dégâts dans la création. La politique sociétale actuelle qui mobilise tous les moyens de l’état veut changer l’humanité. Elle est religion sans dieux. Mais elle échappe à la laïcité qui est vécue comme un effacement de la concurrence.
Il y a donc 2 populations dont la motivation est la répulsion. Les arguments rationnels de l’une ne peuvent avoir aucune prise sur l’autre. La politique, telle qu‘elle est menée, n’est pas une recherche d’un bien commun acceptable en se positionnant au-dessus de la mêlée, mais un écho caricatural de la réalité de notre pays. Elle est déjà effondrement moral. Le sociétal a effacé le social des combats politiques. Ne met-il pas en danger la république elle-même ?
Alors pour espérer que la catastrophe n’advienne pas, nous devons alerter sur les dangers réels du totalitarisme politique. Mais il faut aussi lever les répulsions contre la République.
Tout simplement qu’elle tienne ses promesses originelles, qu’elle soit indivisible, laïque, démocratique et sociale.
Xavier DEVAL
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