
par Hervé van Baren
André Wénin1 est un auteur belge que les girardiens auraient tout bénéfice à lire. Son herméneutique biblique s’appuie sur l’analyse narrative. Wénin lit la Bible comme une collection de récits ; pour interpréter ceux-ci, il faut prêter attention à l’origine du discours. Qui parle dans tel passage ? Une interprétation centrée sur la narration demande de faire la distinction entre l’auteur et le narrateur. Ce dernier n’est pas nécessairement unique : il change au gré du texte.
« Livre religieux, la Bible est d’abord une œuvre littéraire. […] Elle est exposée au risque d’être mal lue. Parcourue […] à la recherche d’un texte illustrant tel thème, légitimant ou condamnant telle pratique, où regardée comme un texte d’hier forcément suranné et donc désuet, elle ne fera que conforter le lecteur dans l’idée qu’il se fait d’elle – livre miroir ou repoussoir. » Le Livre mérite pourtant mieux.
Wénin n’a pas son pareil pour décrypter et démystifier la violence dans la Bible, et il n’est pas étonnant que le Livre des Juges attire toute son attention2. Wénin note l’absence de Juges dans la liturgie chrétienne (seuls trois extraits sont lus en semaine), preuve du malaise que déclenche ce livre. Raison de plus pour aller regarder de plus près…
Parmi les textes dérangeants de Juges, l’histoire de Samson semble proposer une plus classique épopée héroïque. Mais la Bible est-elle vraiment dans le plébiscite de ce héros invincible ? D’emblée, Wénin note :
« Revêtu de la force de l’Esprit de Dieu, Samson ne s’en sert pas pour libérer Israël […] mais pour assouvir sa soif de vengeance (15, 2-7, 10-11 ; 16, 28). Le récit de sa vie est celui d’une escalade de la violence. […] Samson ne voit que ses problèmes individuels […] Jamais celui qui est représenté comme juge3 d’Israël (15, 20 ; 16, 31) ne montre le moindre souci de son peuple […] Il ne fait qu’entasser des morts et encore des morts (16, 30), dans son incapacité radicale à maîtriser sa force et sa violence, et cela jusqu’à ce qu’il en meure. »
Wénin retourne l’interprétation sacrée qui prend à la lettre l’attribution de la force surhumaine de Samson à ses cheveux. C’est d’une croyance superstitieuse de Samson lui-même – contagieuse puisque reprise par la traîtresse Dalila – qu’il est question, et c’est par l’omission et l’ambiguïté de la narration que la Bible nous invite à le reconnaître.
Wénin « retourne » véritablement le texte pour nous permettre de passer de la lecture mythologique qui plébiscite la violence, à une lecture révélatrice qui agit comme un miroir. Inutile de préciser que mes propres lectures bibliques doivent beaucoup à sa méthode. Je voudrais seulement ajouter à son interprétation quelques commentaires qui sont à prendre comme des compléments.
D’abord, j’insiste comme toujours sur l’importance de la structure littéraire, qui dans ce cas repose sur le parallélisme des deux parties du récit. Le chapitre 16 reprend grossièrement la structure narrative des chapitres 13 à 15 (hormis l’introduction du chapitre 13, l’histoire de la conception de Samson). Samson repère une femme qui lui plaît. Le parallèle narratif se poursuit avec le lion « déchiré en deux » à mains nues (14, 6) et la porte de la ville de Gaza « arrachée » (16, 3), l’hostilité des habitants des villes où vivent ses amoureuses, la trahison de celles-ci, la séduction féminine utilisée pour lui tirer les vers du nez, Samson qui cède parce qu’il est excédé par leur harcèlement… Comme souvent, ce parallèle narratif, sans remettre en cause la flèche temporelle de l’histoire, présente deux versions d’un même enchaînement tragique. Comme le note Wénin, la seconde partie contraste avec la première par l’absence de Dieu. Il y est bien mentionné, mais de manière unilatérale (appel de Samson à son intervention). Il n’est plus question d’ « Esprit de Dieu » qui justifie les actes de Samson. La seconde partie est la version désacralisée, profane pourrait-on dire, de la descente aux enfers de Samson, brute épaisse incapable de sortir de son ressentiment et de contrôler sa violence. Le contraste entre les deux parties de l’histoire permet de dénoncer la justification de la violence par le sacré religieux dans la première partie. L’ « Esprit de Dieu » « agite » Samson dès le début de l’histoire (13, 25) et cette « action divine » précède presque systématiquement les débordements de rage qui caractérisent le personnage. Je suis de ce point de vue plus radical que Wénin : tout, dans la première partie, est régi par le sacré et l’adoration d’une idole. Le Seigneur dont il est question est une hérésie, une projection de notre violence dans les cieux.
L’auteur de Juges adopte volontairement le langage mythologique pour masquer la réalité de la violence. Le chapitre 16, en répétant la narration tout en la dépouillant de ce sacré, a pour but de nous faire prendre conscience de notre lecture aveugle et fascinée par cette violence divine, que nous ne manquons pas d’adopter spontanément à la lecture des « prodiges » des trois chapitres précédents. De ce point de vue, l’histoire de Samson, régulièrement utilisée par les fanatiques de tous bords pour justifier leur rage homicide, est tout le contraire : elle nous montre comment nous utilisons le sacré pour rester enfermé dans notre haine de l’autre, et comment nous détournons la parole divine pour en faire l’expression d’une très idolâtre et non moins impardonnable apologie de la violence sans limite.
La lecture girardienne permet de discerner le moteur de la spirale de violence décrite dans cette histoire. Le contexte suggère une domination pacifique d’Israël par les Philistins. On va prendre femme chez ces derniers ; les israélites sont les premiers choqués par la violence de Samson, au point de le livrer aux Philistins. La violence naît d’une relation amoureuse dévoyée. Toujours ce sont les actes de Samson, mené par ses passions, qui déclenchent l’enchaînement incontrôlé des actes violents, de part et d’autre, enchaînement qui commence avec le désir sexuel libéré de toute contrainte (14, 1-4), qui ouvre la porte à la jalousie et à la rivalité, puis à l’adultère ou au viol (14, 18), à l’humiliation et aux représailles (14, 19), au mépris des conventions et de la parole donnée (15, 1-34), à de nouvelles représailles (15, 4-8)… jusqu’au fanatisme du kamikaze prêt à mourir si cela peut résulter en de nombreuses victimes ennemies. La notion de doubles – Samson et les Philistins – est discernable tout au long du récit.
Y a-t-il la moindre trace d’espoir, la moindre touche d’optimisme dans cette horrible histoire ? Je pense que oui. Samson connaît de brefs moments de paix. Après le massacre des mille philistins, Samson, nous dit le texte, jette au loin l’arme du crime et se met à prier.
« « […] Et maintenant, vais-je mourir de soif et tomber aux mains des incirconcis ? » 19Alors Dieu fendit la cavité qui est à Lèhi et de l’eau en sortit. Samson but, reprit ses esprits et se ranima. » (15, 18-19).
Symbole de rédemption, l’eau vive semble bien, pour un temps malheureusement limité, libérer Samson de ses démons. La seconde partie suggère un moment du même ordre. Samson se voit privé de sa force herculéenne après avoir « ouvert son cœur » (16, 17-18) à la femme qu’il aime (enfin ?). C’est – ironie de la Bible – lorsqu’il réalise que « le Seigneur s’était retiré de lui » (16, 20) que Samson présente enfin quelques traits humains. Jusqu’à l’attentat-suicide…
Attardons-nous sur le contraste entre le langage héroïque du texte et les détails qui subvertissent celui-ci. Samson est présenté comme un juge, à l’époque le chef suprême d’Israël, et son règne dure 20 ans (15, 20 ; 16, 31)). Mais ailleurs dans le texte, il est précisé que la domination d’Israël par les Philistins dure 40 ans (13, 1). Autrement dit, bien que le texte semble présenter Samson comme le libérateur d’Israël, la chronologie dément ce mensonge mythologique et suggère que son action n’a eu d’autres effets que de prolonger la période d’oppression. Les fanatiques qui prônent un peu partout sur la planète la guerre à outrance, l’élimination de l’ennemi, comme solution définitive pour mettre fin à l’agression dont ils se perçoivent victimes, feraient bien de méditer cette leçon ; parce que Juges, comme tant de textes bibliques, est d’une actualité brûlante et prouve que sous le soleil, rien n’a vraiment changé et que le mensonge mythologique qui plébiscite la violence est toujours aussi actif, et ne nous vaudra jamais rien d’autre que du sang et des larmes.
*****
1André Wénin est Docteur en sciences bibliques de l’Institut biblique pontifical de Rome et Professeur émérite d’Ancien Testament à l’université catholique de Louvain.
2Les extraits proposés ici sont tirés de : Jean-Pierre Sonnet, André Wénin : La mort de Samson : Dieu bénit-il l’attentat suicide ? De la nécessité de mieux lire, Persée, 2004,https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_2004_num_35_3_3386.
Lire aussi : André Wénin, le livre des Juges, Cerf, 2021 ; Echec au Roi, Lessius, 2013.
3Après la conquête de Canaan par Josué, Israël connaît une période de décadence sous le régime politique dit des Juges, racontée dans le livre éponyme.
Grand merci pour la mise en avant de cette perspective ô combien éclairante mais terrible car dès la lecture du titre on ne peut pas ne pas penser à la (mé)conduite d’Israël à Gaza. De fait, cette montée aux extrêmes de la violence n’a-t-elle pas été assumée officieusement mais explicitement par Israël au travers de la « doctrine Samson », c’est-à-dire « ce que pourrait être la réaction extrême d’une
population israélienne acculée, à savoir la tentation d’utiliser l’arsenal nucléaire
pour entraîner le monde dans sa perte » (Tambarin, 2013) ?
Luc-Laurent Salvador
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C’est sans doute là que Girard SE trompe et NOUS trompe : la confusion de l’ennemi et du bouc émissaire. Et pourtant, il nous explique longuement et brillamment que les futures victimes capturées dans des combats inter claniques devaient d’abord être conservées au sein du groupe qui les avait capturées pour les rendre aussi semblables que possible aux membres de la communauté avant de les sacrifier (sursis qui au fil des siècles et des millénaires devient perpétuel et engendre les monarchies sacrées). C’est d’ailleurs aussi valable pour les animaux, substituts de la victime humaine initiale : je me souviens d’un développement lumineux sur les ours chez les aïnous que les girardologues ont certainement en tête.
Les gazaouis ne sont pas des boucs émissaires. Ce sont des ennemis. Ils sont méprisés, victimes de « l’imaginaire raciste à l’égard des arabes qui est au cœur de l’acceptation du martyre de Gaza » (A. Ernaux). Je recommande aussi sur ce sujet la lecture de « un historien à Gaza » de JP Filiu.
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les Gazaouis sont les victimes émissaires d’un peuple en crise interne gravissime. Indicatif de cette crise, le mythe qui unifiait Israël, le sionisme, a perdu avec le temps sa crédibilité, comme presque tous les mythes fondateurs modernes (la République, etc.). Autre invariant, la réaction qui vise à sauver ce mythe a l’effet inverse : elle précipite sa destruction. Plus on résiste au processus apocalyptique, plus on l’accélère.
Hervé
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Excusez-moi, Claude Julien de n’être pas aussi certaine que vous sur cette confusion girardienne entre l’ennemi et le bouc émissaire. Ce serait confondre celui qui nous veut du mal, qui se déclare comme tel, à celui à qui on impute le mal que nous subissons. Ce n’est pas parce qu’on ne peut avoir un bouc émissaire qu’en ignorant que c’est un bouc émissaire (quelqu’un qui « prend » pour les autres et qui est pris pour un Autre) que le bouc émissaire est objectivement la même chose qu’un ennemi. Vous prêtez à Girard une confusion qu’il déconstruit, il me semble.
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Peut-être ou sans doute que Girard ne confondait pas ennemi et bouc émissaire, mais j’ai constaté plusieurs fois dans les articles et commentaires de ce blog l’existence de cette confusion, qui est à mon avis un contre-sens de la TM.
Le seul véritable point commun entre ennemi et bouc émissaire, il me semble, est qu’ils font l’unité du groupe dans une haine partagée (voyez la guerre Israël-Iran en ce moment). Je me souviens de ma grand-mère (je cite mes sources) qui, à la fin des années 70, constatant la violence, le manque d’empathie, le délitement pensait-elle, de la société française, déclarait « il nous faudrait une bonne guerre », elle qui avait vécu les deux guerres mondiales et avait été mariée à un ‘poilu’ unijambiste !
Les différences entre ennemi et bouc émissaire sont nombreuses. Par exemple, on peut se réconcilier avec un ennemi dès lors qu’on l’a vaincu (cf. la France et l’Allemagne après la deuxième guerre). On ne se réconcilie pas avec un bouc émissaire, ou alors c’est qu’il a cessé de l’être.
La confusion entre ennemi et bouc émissaire risque de conduire à affaiblir la portée du concept. Girard parlait d’ailleurs dans ses premiers livres de victime émissaire et non de bouc émissaire, expression passée dans le langage courant avec un affaiblissement de son sens profond, comme j’ai pu le constater dans mes lectures récentes.
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Mise en perspective terrifiante, en effet. Mais terrifiante surtout avec le rappel ci-dessus de l’arsenal nucléaire israélien et de la « doctrine Samson » qui autorise officiellement un Etat, si j’ai bien compris, à entraîner le monde dans sa perte quand il se voit perdu. En réalité, la lecture que fait Hervé de ce passage biblique à la fois célèbre et mal connu, n’est pas en elle-même terrifiante, elle relève de la pédagogie (girardienne). Elle illustre le propos de René Girard selon lequel la Bible nous instruit abondamment, pour nous en prévenir, du mimétisme rivalitaire, de cette « ivresse collective » qui porte les individus et les sociétés à commettre ou à subir les pires violences, les pires injustices.
En ce qui me concerne, comme beaucoup d’enfants du catéchisme, je suppose, j’avais gardé une grande admiration pour le mythique Samson ; ce n’est qu’aujourd’hui que je comprends que le héros chevelu des images de mon enfance et de « Samson et Dalila« , un colosse animé de l’Esprit de Dieu, qui écartait les colonnes du temple pour y ensevelir, en même temps que lui, les Philistins, est un mythe, aussi séduisant et mensonger que la force de sa chevelure. Il a fallu attendre la lecture girardienne de la Bible, en particulier celle de notre ami Hervé, pour comprendre que si les textes bibliques sont d’une brûlante actualité, c’est qu’ils sont à lire a contrario de ce qu’ils paraissent, non des récits héroïques légitimant ou glorifiant la violence mais des leçons de vie nous révélant à nous-mêmes et nous préparant à une véritable conversion (déjà une conversion du regard, préludant éventuellement à un changement de conduite ).
Un grand merci, Hervé pour ce détour par le livre des Juges et la justesse de votre conclusion. Ce qui me paraît « terrifiant » à moi, c’est la cécité qui fait de tout un chacun, à l’occasion, un persécuteur impénitent, et c’est encore plus terrifiant quand il s’agit d’ héritiers et de lecteurs assidus de la Bible. Vous et André Wénin vous nous montrez « la nécessité de mieux lire », vous travaillez en quelque sorte au salut de ces textes sacrés, alors que ce serait plutôt la vocation de ces textes de nous aider à faire notre salut.
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Cher Claude Julien, je voudrais rappeler ici que la « victime émissaire » désigne la première victime du mécanisme, celle qu’une communauté en crise (tous contre tous) expulse violemment (tous contre un) et qui sera éventuellement divinisée pour avoir successivement menacé de mort et sauvé la communauté ; on ne saurait mieux rendre compte de la genèse des dieux et de leur ambivalence, menaçants et protecteurs. Un « bouc émissaire » est une victime aussi du « mécanisme victimaire » mais dans le sens trivial de « celui qui prend pour les autres », le mouton noir, la brebis galeuse. On n’a pas attendu les analyses girardiennes pour faire du capitaine Dreyfus un « bouc émissaire » : ceux qui le voulaient coupable, sachant ou ne sachant pas ce qu’ils faisaient, ignoraient (aux deux sens du mot) qu’il pût être innocent, ceux qui le pensaient innocent et prenaient sa défense, eux seuls, voyaient en Dreyfus un « bouc émissaire ».
Vous me direz qu’entre la victime émissaire et le bouc émissaire, la différence n’est pas significative puisqu’il s’agit dans les deux cas de transférer la violence de tous sur un seul ou, pour un groupe, de se réconcilier sur le dos d’un coupable. Mais la victime émissaire est un concept girardien qui renvoie au meurtre fondateur tandis que le bouc émissaire renvoie à un rituel censé imiter le meurtre fondateur. Nul mieux que Caïphe, le grand prêtre qui s’est associé à la condamnation de Jésus par la foule (à la différence de Pilate) n’exprime le bien-fondé de l’hypothèse girardienne du mécanisme du bouc émissaire : « Mieux vaut qu’un seul meure plutôt que la communauté tout entière ».
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Chère Madame, je crois avoir bien compris et depuis longtemps ce que vous me réexpliquez gentiment. Je ne doute pas que les girardiens comprennent, comme vous et moi, l’équivalence entre les deux termes. Je pense qu’ils devraient lire un peu en dehors de la TM et ne pas se contenter de biais de confirmation. Voici p. ex. ce que B. Lahire considère comme suffisant (il me l’a dit) à propos du bouc émissaire : dans son gros livre de 2023 « les structures fondamentales… » p. 865, il écrit : Dans une logique de défoulement de l’agressivité sur une « tête de Turc », les « établis » de longue date renforcent leur cohésion sociale en excluant les « marginaux ». Terminé, point final.
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