
par Bruno Perren
Nous, les Français, vivions depuis plusieurs décennies au rythme d’une alternance démocratique, qui répartissait le pouvoir entre deux forces : la droite et la gauche. Chaque élection présidentielle était l’occasion de rejouer un psychodrame bien réglé : celui des deux partis dits « de gouvernement » qui endossait le rôle de l’opposition s’engageait dans une lutte sans merci pour renverser la majorité, tenue pour responsable des malheurs du peuple. Après une période d’incertitude où les plus petits partis des deux grandes forces constitutives avaient été traités à égalité avec tous les autres, on « sortait les sortants ». Le président élu bénéficiait d’un état de grâce, dont il était bien inspiré de profiter pour mettre rapidement en œuvre les mesures fortes de son programme. Et puis le temps passait ; les rancœurs s’accumulaient ; la lutte reprenait de plus belle ; un nouvel espoir naissait ; les élections suivantes rebattaient les cartes et un nouveau cycle recommençait…
René Girard présentait la structure du rituel sacrificiel ainsi : la société éprouve le besoin de se régénérer périodiquement ; pour ce faire, elle traverse délibérément une crise, au cours de laquelle est rejouée, dans un cadre rituel précis, la rivalité intrinsèque à l’égalité de principe ; elle décharge sur une victime, qui les emporte avec elle, les tensions accumulées, et attribue à la victime divinisée la restauration de l’ordre. Cette séquence lui permet d’expier – c’est-à-dire de « rendre bonnes en projetant à l’extérieur » – les divisions qui la menacent.
Selon le mythe égyptien par exemple, l’ordre politico-religieux se fonde sur l’expiation de la rivalité incarnée par deux divinités. Une divinité emporte avec elle le souvenir du conflit : c’est la divinité mauvaise (Seth) ; l’autre incarne l’ordre retrouvé : c’est la divinité fondatrice (Osiris).
En dehors du fait – certes notoire – que l’élimination du rival s’effectue sans qu’il soit besoin de le tuer, l’élection d’un représentant du peuple fonctionne exactement de la même manière. Le mode de scrutin qui prévaut en France – majoritaire à deux tours – ramène les rivalités multiples à un duel, lequel trouve, au deuxième tour, son expiation. Comme on sort un lapin d’un chapeau, le vote transforme le chef d’un des multiples partis en « Président de tous les Français ». Le vainqueur ne se contente pas d’éliminer son adversaire : il franchit une barrière mystérieuse, ce qui lui permet de surplomber le corps social, et devient ainsi une incarnation passagère de l’État.
Les espoirs suscités à chaque nouveau cycle sont systématiquement déçus. L’expiation obtenue par le biais du rituel politique n’est que provisoire. Deux idées contradictoires ont fini par émerger :
1) tout parti élu trahit ses idéaux lorsqu’il accède au pouvoir, ce qui débouche immanquablement sur la revendication d’une version plus radicale du programme de chacun des deux camps ;
2) l’énergie gaspillée dans les luttes intestines serait mieux employée dans la recherche concertée du bien commun.
Émerge alors un parti qui se prévaut d’appliquer simultanément (le fameux « en même temps ») les meilleures idées de chaque camp. Ce parti occupe logiquement le centre de l’échiquier, ce qui renvoie mécaniquement aux extrêmes toute velléité d’opposition. Se dessine alors la fameuse « tripartition » de la vie politique.
La bipartition, quant à elle, possède une caractéristique propre : l’élection amène au pouvoir le parti qui obtient la majorité, fût-elle infime. Il suffit que l’une des deux forces obtienne 50,1 % des suffrages exprimés pour faire pencher la balance, ce qui – remarquons-le – donne à une poignée d’indécis le pouvoir de faire basculer le pays d’un côté ou de l’autre, alors même qu’une grande majorité de votants campe sur ses positions. La résultante des forces reste très proche du centre, mais le duel exclut par principe le score ex aequo, et une différence insignifiante suffit à déclencher le salutaire processus de l’expiation. Lorsque l’élection législative confirme la victoire du camp présidentiel à l’Assemblée nationale, le barycentre de l’Assemblée (l’aiguille de la balance qui soupèse le poids des forces en présence) se situe toujours dans la portion de camembert qui représente les sièges obtenus par le parti gagnant.
La tripartition n’a pas cette propriété. Lorsque trois forces s’affrontent, il suffit, pour gagner l’élection, de rassembler 34 % des suffrages, quand les deux autres en obtiennent 33 %. Mais la situation est bien différente suivant que le parti victorieux occupe le centre de l’échiquier ou l’un des deux côtés. S’il occupe une position latérale, il peut certes se prévaloir d’être le premier parti de France, numériquement, mais l’aiguille de la balance, qui reste malgré tout proche du centre, se situe en dehors de la portion de camembert qui le représente. Le parti centriste, arithmétiquement minoritaire, s’avère d’une certaine façon plus légitime à incarner la volonté générale que les partis extrêmes. Il en découle un conflit d’interprétation qui affaiblit le verdict des urnes. Ne disposer que d’une majorité relative à l’Assemblée oblige à pactiser avec les adversaires d’hier. Théoriquement inconciliables, les partis extrêmes se mettent paradoxalement d’accord pour faire barrage aux propositions du centre. La frontière entre le bien et le mal – entre le pur et l’impur – devient de plus en plus floue. L’alternance du jour et de la nuit perd en limpidité : la mécanique de l’expiation se grippe, et le pays souffre d’une « crise de la représentation », qui favorise la montée aux extrêmes.
Aussi modérée que soit la proposition centriste, avec son projet de réconciliation du corps social, elle n’atténue en rien la rivalité, qui reste l’aliment principal de la vie politique. Au contraire, elle engendre mécaniquement une tripartition qui satisfait plus difficilement le besoin vital d’expiation rituelle. Il faut se rendre à l’évidence : la bipartition répond mieux à ce besoin.
En termes évangéliques, on dira qu’une société politique est un « royaume divisé contre lui-même ». Pour des raisons arithmétiques, la division est plus facile à expier quand elle prend la forme du duel. Depuis les temps mythologiques, le duel fratricide est le mécanisme privilégié par lequel le prince de ce monde se maintient au pouvoir en s’expulsant lui-même. Un parti centriste reste un parti : il ne peut prétendre incarner à lui seul l’unité de la Nation. Le royaume de l’unité retrouvée, que l’Évangile appelle « le royaume des cieux », n’est pas de ce monde : l’expulsion rituelle y a été dénoncée comme mensongère et injuste. L’arène politique reste, par excellence, le lieu où s’extériorise la rivalité mimétique, l’expulsion rituelle lui est bénéfique et il serait inapproprié de confondre la modération centriste avec l’avènement du règne de l’amour. La laïcité trouve ici une justification renouvelée : ne mélangeons pas le politique, qui ritualise la rivalité, avec le religieux chrétien, qui renonce à l’objet du conflit…
Lorsque l’expiation se produit dans un contexte religieux, on en rend compte en termes de transcendance : on croit que l’extériorisation du mal est exigée du dehors, par les esprits et les dieux. Dans un contexte politique, on en parle en termes d’immanence, soit que nous nous croyions indemnes de toute pratique expiatoire, soit que nous sachions que c’est nous qui en avons cruellement besoin. Dans le second cas de figure, nous pouvons cependant continuer à ignorer que ce savoir nous vient de la Révélation chrétienne, laquelle a montré que Dieu est la première victime de notre besoin d’expiation. Nous pouvons continuer à nous raconter l’histoire de notre arrachement au religieux, conquis de haute lutte. Notre arrachement au religieux n’en reste pas moins une requalification du processus d’expiation, appelé désormais « saine respiration démocratique ».
Très convainquant… Juste une précision : il reste quelque chose d’un bipartisme (de classe) masqué par ce tripartisme : une coalition bourgeoise éphémère (le temps d’un second tour…) l’a emporté sur un parti populaire (ou populiste ?)…
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Cette « méditation girardienne » fait le constat que le duel en politique ( être de gauche, c’est combattre les idées de droite et être de droite, c’est combattre les idées de gauche), ou encore ce qu’on appelle l’alternance (le gouvernement passe de gauche à droite et de droite à gauche quand la majorité change de camp), ce rituel démocratique, en France, est désormais une chose du passé. On peut le regretter, ce que semble faire ce billet, pourtant spécialement réservé en ce qui concerne les « affects » suscités par la tripartition actuelle et par le jeu politique en général.
Autre constat, qu’on peut faire en tant que lecteur ou lectrice de Girard et je m’étonne de m’y livrer la première : la notion de « duel » change singulièrement de sens quand on passe de la politique à la guerre. Chez Clausewitz, comme les lecteurs de Girard le savent, définie comme un duel à vaste échelle, la guerre porte la violence aux extrêmes. C’est ce à quoi l’on assiste, avec une horreur grandissante, dans les guerres en cours.
Le duel démocratique, aussi chargé de ressentiment soit-il, aussi intensément rivalitaire soit-il, est une modalité de la paix civile, comme le dit l’auteur de ce billet. Le refus de l’alternance en politique est l’apanage des gouvernements autoritaires ; et si ce refus a d’autres motivations que le mépris des arguties du droit au profit d’une action efficace (souvent brutale, ce qui est un gage de son efficacité), si, par exemple, l’on pense en effet que la recherche du bien commun consiste à prendre à droite et à gauche les bonnes solutions et donc à gouverner au centre, la tripartition actuelle de la vie politique française en témoigne : on assiste, à une montée des extrêmes ou des partis dits extrémistes.
Il faut donc en prendre conscience, la ritualisation de la rivalité reste encore le moyen le plus sûr de surmonter le désordre inhérent à la vie démocratique ; c’est aussi un moyen de résister à la séduction d’une remise en ordre autoritaire par des prédateurs qui n’ont que faire des règles de droit et ont au contraire, un urgent besoin du chaos.
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Pour sortir d’un anonymat machinal au sens propre, je signe le précédent commentaire : Christine Orsini.
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Le bloc central alias le bloc bourgeois des gens raisonnables est en fait une menace pour la démocratie qui perd sa respiration expiatoire. Le bloc bourgeois recherche l’ordre social à tout prix et que ses intérêts soient respectés. Il sait que le moyen de la liberté c’est l’argent. Il veut simplement éviter une dictature.
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Le bloc central, c’est le bloc bourgeois qui n’a que faire au fond du fonctionnement démocratique. De cette respiration basée sur le mécanisme expiatoire. Ce qui lui importe, c’est que l’ordre soit assuré et que ses intérêts soient respectés.
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