
(Wajdi Mouawad au Collège de France)
Billet de Joël Hillion
La leçon inaugurale de Wajdi Mouawad au Collège de France prononcée le 6 février 2025, visible sur YouTube,
intitulée L’ombre en soi qui écrit, doit nous interpeller.
Le dramaturge libano-canadien, mondialement reconnu, dresse une espèce de bilan du monde, bilan brillant et terrifiant à la fois. Sa « thèse » revient, dans ses grandes lignes, à faire le constat que les Occidentaux ont perdu le goût de la tragédie, ils ne la comprennent plus, et cela est devenu criant depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. Wajdi Mouawad n’est pas le premier à s’en apercevoir. René Girard nous a suffisamment éclairés sur ce phénomène irréversible.
La Shoah, de ce point de vue, est révélatrice, comme un point de bascule. Theodor W. Adorno avait admis qu’après la Shoah, comme tragédie suprême et négation de la civilisation elle-même, l’écriture devenait impossible. « Il ne peut y avoir de poésie après Auschwitz ».
Pourtant, les massacres n’ont pas disparu : les Khmers rouges, le Rwanda, aujourd’hui Gaza et l’Ukraine. Comme si nous ne pouvions plus sortir de notre sidération (le mot est devenu « viral »).
Les conséquences de cette catastrophe sont multiples et même, elles se renouvellent sans arrêt. Pour Mouawad, la plus grave est celle du repli des Occidentaux sur eux-mêmes, l’hypertrophie de leur moi-je, l’individualisme souverain, la fermeture au monde et aux autres, avec comme en apothéose, la récente déflagration égoïste des libertariens : plus de censure, je suis libre, je n’ai de compte à rendre à personne. Cet aveuglement volontaire est comme un réflexe contre l’état du monde que nous avons nous-mêmes produit et qui nous fait peur : pollution, injustice, famines, guerres, etc. Enfermés dans notre bulle, nous ne voulons plus rien savoir. L’éducation a-t-elle encore un sens ?
« L’époque moderne a commencé par une soudaine, une inexplicable éclipse de la transcendance », déclarait Hannah Arendt, dans La crise de la culture. La « crise de l’Occident » ‒ et avec lui, du reste du monde, progressivement ‒ ressemble à une inexplicable désaffection des humains devant leurs responsabilités. Cette seconde éclipse n’est pas rassurante.
Dans son tableau désespéré de l’espèce humaine, Mouawad en vient à se demander si le sacrifice, qu’il appelle « le sang », n’est pas l’ultime recours à notre effondrement collectif, comme la précipitation de Gribouille vers les abris. D’où, à ses yeux, une nécessaire réhabilitation de la tragédie, et pour donner consistance à sa « thèse », il termine sa lecture publique en se barbouillant la figure de son propre sang, manifestant par là comme le sursaut du poète face à la barbarie.
Hélas, sa « sortie de crise » est à peu près équivalente à la non sortie de crise des Occidentaux réfugiés dans leur égoïsme. Son « acte sanglant » est une exaltation de son moi spectaculaire, alors qu’il le définit comme absolument « intime », presque hermétique. Cette « ombre en soi qui écrit »ressemble tristement à un aveuglement.
Son aveuglement, Wajdi Mouawad en est conscient, est comparable à un trou noir astronomique dans lequel la lumière est piégée. Pour nous, ce trou noir nous rappelle ce que René Girard a nommé la méconnaissance. Comment gère-t-on sa méconnaissance ? Comment vit-on quand la violence a été révélée pour ce qu’elle est : un sacrifice inutile. Comment sort-on de l’abri de Gribouille ?
Y a-t-il une possibilité d’issue tragique à notre tragédie universelle ? La tragédie peut-elle encore avoir un sens ? Jean Giraudoux, dans sa tragédie Électre, conclut :
LA FEMME NARSÈS
Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entretuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?
ÉLECTRE
Demande au mendiant. Il le sait.
LE MENDIANT
Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore.
Sommes-nous seulement capables de faire se lever le moindre soleil ?
Un grand merci Joël de nous avoir guidé vers Wajdi Mouawad, cet immense dramaturge dont l’œuvre est née de sa tragédie libanaise, puis du refus d’hospitalité de la France du début des années 1980, celle de François Mitterrand, puis de sa jeunesse dans l’hospitalier Canada où il croisa sans doute Shakespeare, originalité bénéfique pour un auteur francophone, avant de revenir dans une France qui l’a finalement adopté, du festival d’Avignon au théâtre de la Colline.
Quant à son geste théâtral sinon grand guignolesque, peut-être établit-il un raccourci ou un trait d’union entre sacrifice de soi et acte de création. Nous verrons bien.
La tétralogie qui l’a révélé s’intitulait « Le sang des promesses ». Il nous fait sans doute en écho une promesse avec son propre sang aspergé sur son visage en cette leçon inaugurale au Collège de France. Les leçons suivantes nous dévoileront comment il la tient.
Pour ceux qui ne connaissent pas son œuvre et n’ont pas l’occasion de voir ses pièces, je recommande le film que Denis Villeneuve a réalisé en 2011 si je me souviens bien, en adaptant la pièce de Mouawad intitulée Incendies sous le même titre. On y trouve l’attentat du bus palestinien, dont il a été témoin dans son enfance juste avant de suivre sa famille en exil et qui a décidé de son œuvre, au cœur d’une tragédie qui ne fait pas mystère de ses réminiscences oedipiennes.
J’aimeAimé par 1 personne