
René Zavaleta Mercado
Article de Fernando Iturralde, professeur de métaphysique à l’Universidad Mayor de San Andrés de La Paz – Bolivie
C’est dans la troisième partie d’Achever Clausewitz que René Girard et Benoît Chantre discutent la question du « Duel et (de la) réciprocité ». Petite surprise immédiate, cette section se trouve dans le premier sous-titre : « L’étonnante trinité » ; le stratège prussien nous fait passer à un trio qui pourrait contredire d’emblée le titre du chapitre. On comprend les complications qu’il y a toujours à définir un nombre ontologico-métaphysique pour la pensée de Girard. La question d’une épistémologie comme d’une ontologie girardiennes a été soulevé dans ce blogue et la discussion pourrait continuer ici, mais nous voulons rester sur deux des questions qui font le fondement de ce site : la politique et l’actualité. La discussion politique autour des acteurs sociaux reste aujourd’hui cruciale dans les possibles applications de la théorie mimétique à la réalité des événements actuels.
Alors, quelques questions peuvent se poser à propos de ce dualisme des acteurs sociaux et sur la réalité de la violence : est-ce possible seulement de nous défaire de cette configuration duale aussitôt nous approchons de la crise finale ? Pourrait-on penser en un système de doubles qui ferait une sorte d’équilibre capable de dissuader de la violence jusqu’au point de la rendre un pur effet et produit du hasard et non pas des capacités techniques humaines ? Par la suite, nous voudrions réhabiliter quelque peu la vision d’une dualité fondatrice en politique, surtout en temps démocratique, dualité de laquelle il semble vraiment difficile de sortir sans casser quelques œufs.
Nous commencerons par un auteur bolivien auquel nous avons déjà fait allusion dans un billet précédent : le sociologue d’Oruro, René Zavaleta Mercado (1938-1984). Au cours des années 70, pendant un séjour à l’université d’Oxford au Royaume Uni, cet écrivain bolivien se mit à travailler sur le problème de la théorie marxiste du pouvoir duel ou double pouvoir (surtout à partir des discussions sur la Révolution Russe entre Trotski et Lénine), tout en s’intéressant à Maritain (Zavaleta fait référence au philosophe catholique français dans au moins deux textes). Dans cette perspective, il se penche sur le moment qui vient juste après la Révolution Nationale de 1952 en Bolivie. Le gouvernement révolutionnaire du MNR (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire) prit plusieurs mesures orientées vers les classes laborieuses : droit de vote universel, réforme agraire, nationalisation des mines, en essayant de garantir leur dû à ses alliés durant les journées de combat et comme part du programme du co-gouvernement (entre le parti petit-bourgeois MNR et la tout récemment créée COB, Centrale Ouvrière Bolivienne).
C’est à cause de cette situation et de la radicalisation des secteurs ouvriers, qu’une discussion s’instaura parmi la gauche bolivienne de l’époque pour savoir si la situation qui divisait l’État était comparable à la situation russe de 1917. Même si la réflexion ne conduit pas son auteur à autre chose qu’à percevoir les faiblesses du mouvement ouvrier, la question de la dualité des pouvoirs semble être encore importante pour penser la faiblesse de l’État en Bolivie, surtout en ce qui concerne sa capacité à contrôler tout le territoire et les groupes qui préservent leur autonomie vis-à-vis du pouvoir centrale.
Cette discussion autour du duel et des doubles ramène à des travaux autour du marxisme dans une perspective mimétique. En ce sens, nous voulons rendre un très humble hommage à Cesáreo Bandera, en invitant à la relecture de l’analyse qu’il fait de Marx dans son dernier chapitre de A sacred game. The role of the sacred in the genesis of modern literary fiction (1994). La comparaison de la description que fait Marx des substitutions et transformations capitalistes avec les passages sur la double substitution dans La Violence et le sacré, et chez Girard en général, est superbe et mémorable. Les intuitions de Bandera ne sont pas du tout incompatibles avec le point que montre Jean Nayrolles, au moment de l’analyse du Manifeste du Parti Communiste dans son livre Le Sacrifice imaginaire (2020) : « Mais cela ne peut se faire sans créer son adversaire. La parenté entre le ‘progressisme’ politique ainsi constitué et l’idéologie des avant-gardes artistiques depuis sa plus ancienne configuration à l’époque romantique, parenté qui affleure constamment dans l’histoire sans être jamais tout à fait explicitée, trouve ici son explication : l’un comme l’autre ont créé leur adversaire » (p. 131).
Les antagonismes de classes sont toujours aux fondements des phénomènes sociaux pour le marxisme, le double monstrueux qu’est toute bourgeoisie pour les classes laborieuses empêche de croire à une cohabitation pacifique des êtres humains, non sans casser les mêmes œufs que ceux du paragraphe ci-dessus. Cette situation d’antagonismes congénitaux n’est pas sans rappeler l’alternative terrible que présenta Jean-Pierre Dupuy dans une de ses dernières conférences : avoir à choisir entre la paix et la justice.
Pour finir, si la dualité dialectique des antagonismes sociaux et symboliques est à l’ordre du jour dans les analyses marxistes, il faut bien se tourner vers le présent pour voir combien les questions de classe et les questions idéologiques pèsent dans le factionnalisme binaire qui affecte le MAS, parti au gouvernement depuis 2021, avec cette fois-ci Luis Arce Catacora et non plus Evo Morales comme chef de l’exécutif. Le sang versé des innocents qui étaient en faveur de Morales en 2019, a produit une allégeance qui renforce celle qui existait auparavant et qui a donné à l’ex-président ses victoires électorales (2006, 2009 et 2014). Nous proposons une vision dans laquelle Arce est devenu chaque fois un double plus monstrueux pour Morales et les sentiments semblent être réciproques. La question que nous voulons poser ici en référence à tout ce que nous venons de dire – et aussi en relation avec un très beau texte du philosophe américain aussi décédé en 2024, Fredric Jameson, à propos du pouvoir duel : Dual Power : American utopia and the universalarmy (édité par Slavoj Žižek, 2016) – est celle des raisons pour lesquelles le gouvernement de Luis Arce a permis un blocage pendant 24 jours (l’année dernière, en octobre et novembre) des mouvements sociaux qui soutiennent Morales. Est-ce qu’il s’agit d’une peur de la capacité de double pouvoir qu’a Morales dans son petit-État du Chapare ? Ou peut-être s’agit-il d’une préfiguration des mesures que le gouvernement Arce veut prendre face au pouvoir des trafiquants de drogue (toujours associés à Morales, mais aucune preuve) ? Peut-être ni l’armée ni la police boliviennes ne sont-elles vraiment capables de faire face au pouvoir qu’a Morales chez ses défendeurs, toujours prêts à sacrifier leurs vies pour lui ?
Pour conclure, compte tenu des influences de la théorie marxiste à un niveau global et de sa puissance explicative, non sans compatibilité avec la théorie mimétique, et en regardant l’apparente situation de double pouvoir dans la Bolivie d’aujourd’hui, il reste à nous demander si le monisme trinitaire d’un Girard théologien ne devrait pas faire toujours attention aux doubles sataniques que représentent tous ses rivaux au niveau même de la théorie ?

Localisation des blocages, image du journal Los Tiempos.
NB : la situation que nous décrivons dans la dernière partie de ce billet est en train de se dérouler maintenant et pourrait bien changer d’un jour à l’autre (Morales est sous un ordre d’arrestation depuis décembre). Nous espérons la compréhension des lecteurs au cas où il y aurait des changements entre le temps de rédaction du billet et le temps de sa publication.