Génocide et indifférence

Le caractère systématique de la violence caractéristique des génocides, implique que nous n’avons pas simplement affaire à une foule en furie ou à quelques psychopathes déchainés. L’agressivité incontrôlée de certains s’accompagne toujours du froid calcul d’autres. Un génocide et toutes les violences de masse, l’extermination systématique de milliers de personnes, l’expulsion de populations entières, le viol en série, sont des opérations complexes qui exigent la coordination de l’action de nombreuses personnes dont la plupart ne sont généralement pas, si l’on me permet l’expression, des « intervenants de première ligne ». Un génocide n’est pas, et ne peut pas être, l’affaire de quelques-uns seulement, même lorsqu’ils ont des armes puissantes à leur disposition. Sa réalisation implique nécessairement un très grand nombre de personnes et une division du travail entre elles. Il y les chauffeurs de camions qui amènent les détenus au lieu où ils seront exécutés, il y a les tueurs, il y a ceux qui repèrent et identifient les victimes, ceux qui dénoncent celles qui se cachent, ceux qui ramassent, enterrent ou brûlent les cadavres, ceux qui organisent l’horaire des trains, d’autres qui pilotent ou font voler les avions, d’autres qui préparent les munitions, etc. Un génocide représente une immense machine sociale en action. Enfin, il y a tous ceux et celles qui laissent faire, qui regardent ailleurs alors que le génocide se produit, ou même qui regardent là où cela se passe et qui ne participent pas vraiment, ou alors si peu. Tous ceux qui sont indifférents.

À première vue il peut sembler étrange d’associer les deux termes, « indifférence » et « génocide ». Ceux qui commettent les actes de violence caractéristiques des génocides semblent tout sauf indifférents. Enragés, passionnés, fous de colère et de ressentiment, enflammés par un désir de vengeance, les violents peuvent difficilement être décrits comme étant indifférents. Pourtant, ils le sont bien cependant en un sens : ils sont insensibles aux souffrances qu’ils causent, au monde qu’ils détruisent, au passé qu’ils effacent, aux rêves qu’ils interdisent, aux personnes qu’ils suppriment.

Les perpétrateurs des génocides sont et ne sont pas indifférents à l’égard de leurs victimes. À leurs yeux et à ceux de leurs victimes, la haine qui les anime est tout le contraire de l’indifférence, simultanément le mépris des personnes que leurs actions manifestent montre leur totale indifférence envers ceux qu’ils massacrent. C’est que l’indifférence ne vient jamais seule. Notre désintérêt à l’égard des autres, et de certains autres, est toujours l’envers d’un intérêt passionné, ou anxieux pour autre chose ou pour d’autres personnes. Un intérêt passionné qui est l’autre face de notre indifférence. L’indifférence est toujours locale, ce n’est pas un état mental indépendant et séparé. Nous ne sommes indifférents que de façon ponctuelle et sélective. L’indifférence n’est pas le contraire de la passion, elle en est l’envers. Elle est l’autre face d’un intérêt, d’une fascination mimétique qui s’exprime comme notre désintérêt pour des victimes, qui en conséquence sont aussi les nôtres, celles de tous ceux qui sont indifférents.

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https://www.rene-girard.fr/57_p_55408/justice-et-terrorisme.html

https://www.rene-girard.fr/57_p_55407/droit.html

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