A propos du christianisme : réflexions d’un girardien athée

Pour un athée séduit par la belle cohérence de la théorie mimétique développée par René Girard, celle-ci repose sur trois piliers : (1) la nature mimétique du désir humain, (2) l’apaisement des rivalités que génère ce désir par le sacrifice d’une victime unanimement condamnée par le groupe, et (3) la révélation de la fausseté de cette condamnation par un homme qui s’offre lui-même en sacrifice alors qu’il est reconnu par ses disciples comme étant innocent de toute faute, et finalement de nature divine [1]. Les deux premiers concepts sont purement anthropologiques et peuvent être reçus comme tels par croyants et athées. A ce titre, ils peuvent être soumis à l’évaluation critique d’autres anthropologues, quelle que soit leur croyance par ailleurs. Le troisième n’apparaît pas immédiatement comme anthropologique mais paraît plutôt relever de la croyance ou de la foi.

1. Christianisme essentiel

Selon Girard, c’est le sacrifice consenti de Jésus qui démontre le caractère menteur de tous les sacrifices qui ont précédé le sien, dès lors que son innocence complète et parfaite est reconnue et proclamée par ses disciples. La culpabilité de toutes les autres victimes sacrificielles est alors remise en question, et du même coup, cette causalité magique qui relie la victime à ses bourreaux, comme j’ai tenté de l’argumenter dans un précédent billet [2].

En fin de compte, peu importe que Jésus ait véritablement existé (même si le débat paraît maintenant clos en faveur de la réalité historique de son existence). L’important est que les disciples rédacteurs des Évangiles le croient totalement innocent (« Ils m’ont haï sans cause », Jn15:25), même s’ils ne peuvent témoigner directement de la longue période qui a précédé sa prédication. Le second point est que ces disciples croient tout aussi fermement en sa nature divine et cela, je l’ai déjà mentionné dans plusieurs commentaires sur ce blogue (je mets en note les citations de Paul qui expriment le plus clairement cet aspect essentiel de la croyance [3]).

J’ai intitulé ce paragraphe « christianisme essentiel » afin de renvoyer à ce que Girard qualifie ainsi dans Achever Clausewitz (AC, Carnets Nord, 2007), faisant référence à la définition qu’il en donne dans le premier des ouvrages où il expose sa compréhension de l’Écriture judéo-chrétienne (Des chose Cachées depuis la Fondation du Monde, DCC, 1978, pp. 165-300 de l’édition Grasset). Dans cet ouvrage (p. 248), il écrit par exemple : « Par un paradoxe inouï, mais bien dans le droit-fil sacrificiel de notre humanité, la logique du Logos violent, la lecture sacrificielle, refait du mécanisme révélé – et donc nécessairement anéanti, si cette révélation était vraiment assumée – une espèce de fondement sacrificiel et culturel. C’est sur ce fondement qu’ont reposé jusqu’ici la « chrétienté » et le monde moderne ». Il a plus tard (AC, p. 80) qualifié cette position d’« absurde » : « La critique d’un « christianisme historique » au profit d’une sorte de « christianisme essentiel » que j’avais cru saisir de façon hégélienne, était absurde. Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, au contraire […] ».

2. Christianisme historique

Considérons l’histoire du christianisme et le christianisme dans l’Histoire, non d’une manière surplombante, extérieure à lui, mais au contraire dans une perspective bien consciente qu’elle est rendue possible par la révélation christique elle-même [2].

Paul, l’inventeur du christianisme, le premier, enseigne (Rm 3:25) : « Dieu a exposé le Christ sur la croix, afin que, par l’offrande de son sang, il soit le pardon pour ceux qui croient en lui ». Cette affirmation est très ambiguë, encore maintenant, a fortiori pour un public dont toute la culture est fondée sur les religions sacrificielles. Encore au concile de Trente (1545-1563), quinze siècles plus tard donc, parle-t-on de Dieu « apaisé » par le sacrifice[4] : « …l’auguste Sacrifice de la Messe n’est pas seulement un Sacrifice de louanges et d’actions de grâces, ni un simple mémorial de celui qui a été offert sur la Croix, mais encore un vrai Sacrifice de propitiation, pour apaiser Dieu et nous le rendre favorable. » A ce point, je citerai à nouveau Girard (DCC, p. 275) : « Si on comprend vraiment ce qu’il en est du mécanisme victimaire, du rôle qu’il a joué dans l’humanité entière, on s’aperçoit que la lecture sacrificielle du texte chrétien lui-même, si stupéfiante et paradoxale qu’elle soit dans son principe, ne peut manquer aussi de paraître probable et même inévitable. Elle vient du fond des âges. Elle a pour elle le poids d’une histoire religieuse qui, dans le cas des masses païennes, n’a jamais été interrompue ou ébranlée par quelque chose comme l’Ancien Testament ». Il s’agit donc en quelque sorte d’un passage obligé vers la vérité du texte.

Toute l’histoire du christianisme des premiers siècles avec ses multiples courants, plus tard qualifiés d’hérésies lors des premiers conciles, témoigne de la difficile réception de la révélation christique par les groupes, les communautés, les peuples auxquels elle est présentée.Tout cela est bien connu des girardiens du blogue. Je dirai cependant quelques mots de la résistance qu’a rencontrée l’adoption du christianisme trinitaire par les populations germaniques qui occupent progressivement l’Empire romain d’Occident dans les premiers siècles de notre ère. Ceux-ci pratiquent une religion fondée sur un panthéon très homothétique à leur structure familiale qui est de type nucléaire (le couple et ses enfants) et patriarcal [5]. C’est sans doute pourquoi, lorsqu’ils se convertissent au christianisme, ces Barbares adhèrent de préférence à l’arianisme, c’est-à-dire à une doctrine qui fait de Jésus le fils créé par Dieu son père, et qui donc, lui est subordonné par nature. En Europe occidentale, seuls les Francs saliens ne passent pas par l’étape arienne. Leur roi, Clovis, se fait baptiser dans le dogme nicéen, par conviction, par opportunisme politique, pour les deux raisons ? La question reste débattue par les historiens [6].

3. Essence historique du christianisme

Dans DCC (p. 247), Girard indique que la définition sacrificielle de la passion et de la rédemption « va se révéler prévisible et en un sens nécessaire… ». Il y a ici l’introduction d’une deuxième idée qui n’est pas une nuance, celle de la nécessité, ou au moins de l’utilité, de cette lecture pour approcher la vérité du texte. Il y aurait donc plus qu’une histoire prévisible, a posteriori bien sûr, de la lecture sacrificielle, c’est-à-dire prévisible de la manière dont un athée contemporain conçoit ce déterminisme à partir du point où le texte l’a amené. A l’inverse, ce déterminisme « déconstructeur » serait voulu, intentionnel dès l’origine pour Girard comme il l’affirme dans AC (p. 80) lorsqu’il évoque la nature « essentiellement historique » du christianisme, ce qui constitue un retournement radical par rapport à ce qu’il a écrit par ailleurs dans DCC et que j’ai brièvement rappelé plus haut.

C’est à ce point que se situe la bifurcation de la lecture athée et de la lecture du croyant. La compréhension intime de la nécessité absolue de la lecture sacrificielle comme projet divin par les premiers prosélytes, les apôtres, Paul, puis les évangélistes, ne peut être démontrée pour un athée. Il préfère y voir un déterminisme interne, un phénomène progressif mais inéluctable et permis par la révélation anthropologique de l’innocence du bouc émissaire.

La dernière citation de Girard que j’utiliserai pour ce bref exposé peut être comprise par les croyants comme par les athées. L’athée se contente de faire l’économie de la croyance : « La lecture sacrificielle, sous le rapport qui nous intéresse désormais, n’est qu’une enveloppe protectrice, et sous cette enveloppe qui achève à notre époque de tomber en poussière, après s’être fendillée et écaillée pendant des siècles, un être vivant se dissimule. » (DCC, p. 277).

Références et Notes

1.   Girard René, réponse à Sandor Goodhart sur la victime innocente : Jésus accepte sciemment de subir le destin de la victime émissaire afin d’accomplir la pleine révélation du mécanisme victimaire comme étant la matrice de tous les faux dieux. Cahiers de l’Herne 89, 2008, Ed. Anspach MR.

2.   Billet du 15 décembre 2023 : https://emissaire.blog/2023/12/15/pensee-magique-et-pensee-scientifique/.

3.   C’est la résurrection qui prouve la nature divine de Jésus selon Paul de Tarse, qui écrit ses épîtres avant les premiers évangiles synoptiques :

Dans l’épître aux Romains (Rm10:9) : « Si tu confesses de ta bouche le Seigneur Jésus, et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras sauvé. »

Dans la première épître aux Corinthiens (1Cor 15:3-7) : « Je vous ai transmis avant tout le message que j’avais moi aussi reçu : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; il a été enseveli, et il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures. Ensuite, il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Après cela, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres ». Dans le verset suivant, Paul indique que Jésus lui est aussi apparu.

Paul insiste sur le nombre de témoins dont la plupart sont encore vivants, donc peuvent témoigner au sens littéral du terme. Ce qui pourrait apparaître comme un détail du texte et qui l’alourdit, me paraît au contraire essentiel, car tout-à-fait révélateur de la volonté de convaincre et tout autant de la résistance qu’il a sans doute ressentie auprès de certains auditoires plus ou moins sceptiques.

Plus loin (1Cor 15:14) : « Et si Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vaine, et vaine aussi est votre foi. ».

Pour Girard lui-même, la conversion est intellectuelle : « Je reconnais sans gêne qu’il existe pour moi une dimension éthique et religieuse, mais c’est là un résultat de ma pensée, ce n’est pas une arrière-pensée qui gouverne la recherche du dehors. » (DCC, p. 468). Plus tôt dans le livre (p. 242) : « Le fait qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres soit enfermé dans les Évangiles ne peut pas être d’origine simplement humaine ».

4.   Extrait du catéchisme du concile de Trente, imprimatur donnée à Tournai le 17 juillet 1923 pour l’édition de Desclée et Cie (réédité moult fois depuis).

4.   Todd E. L’Origine des systèmes familiaux, Tome 1 : L’Eurasie. Paris, Gallimard, 2011.

6.   Bührer-Thierry G. et Mériaux C. La France avant la France (481-888). Belin, 2014, pp. 130-134.

29 réflexions sur « A propos du christianisme : réflexions d’un girardien athée »

  1. Merci pour cet article essentiel et nécessaire.

    Je voudrais comprendre pourquoi l’idée d’une connaissance préalable par les apôtres (et, je pense, plus généralement par les prophètes des religions monothéistes) de l’essence sacrificielle du monde serait incompatible avec une pensée athée. Vous écrivez : « La compréhension intime de la nécessité absolue de la lecture sacrificielle comme projet divin par les premiers prosélytes, les apôtres, Paul, puis les évangélistes, ne peut être démontrée pour un athée. » Enlevez « projet divin » et vous avez toujours quelque chose de parfaitement raisonnable. Certains individus, pour des raisons restant à déterminer, ont atteint un niveau de compréhension qui leur permet de dépasser la méconnaissance girardienne et en ont témoigné. La déconstruction est voulue par la Bible. Hypothèse inverse : les individus en question écrivaient toujours depuis le point de vue de la foule sacrificielle, mais une lecture critique permet de déconstruire ce langage et d’accéder à cette connaissance. La Bible est déconstruite malgré elle.

    Je réfute cette dernière hypothèse parce qu’elle me semble incohérente. Vous soulignez l’ambigüité du langage de Paul, par exemple. Mais que pourrait dire cette ambigüité, sinon qu’il y a là à la fois la connaissance et la méconnaissance ? Cette tension entre langage révélé et langage toujours sacrificiel traverse toute la Bible, et je suis surpris de la résistance à l’explication que j’en donne, qui me semble très raisonnable : il ne s’agit ni d’une résistance inconsciente à cette parole destructrice, ni d’un plaidoyer franc et massif en sa faveur, mais bien d’un mélange des deux visions, assumé et conscient. La Bible contient à la fois le vrai et le faux, et l’élément déclencheur du passage irréversible vers un monde anti-sacrificiel est notre capacité à faire le tri entre ces deux langages. En quoi cette hypothèse est-elle inaccessible à la pensée athée ?

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  2. J’ai lu avec intérêt cette problématisation de la grande division des girardiens. Le texte est clair, on le suit facilement, presque avec impatience. Cela d’autant plus que j’ai personnellement franchi ce fossé, puisque je me situais à l’origine sur un plan purement scientifique, plus précisément, darwinien et que, grâce à la théorie girardienne (mais pas que), je suis revenu à la foi de sorte que j’accepte cette idée de Girard (que l’auteur n’a pas thématisée et) selon laquelle Jésus ne pouvait pas ne pas être divinement inspiré (donc en surplomb) car le fait d’être « embedded » dans la tradition gréco-juive d’alors ne suffisait pas pour acquérir la connaissance et l’impressionnante lucidité dont il a fait preuve sous le rapport de la mécanique victimaire.

    Pour toutes ces raisons, je l’avoue, je suis déçu car l’article se contente d’une problématisation. Aussi bien faite qu’elle m’apparaisse, je n’y vois pas de réflexion à proprement parler. Dès lors il semble difficile d’engager une discussion car (sauf inattention de ma part, il n’y a pas de prise de position, conjecture ou autre auxquelles on puisse s’opposer d’une manière ou d’une autre. Peut-être pour un prochain article ?

    Luc-Laurent Salvador

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  3. Claude Julien pose la question de fond, celle qui divise selon lui les athées et les croyants : c’est celle de la résurrection de Jésus. Mais s’il touche là un point essentiel, c’est aussi en oubliant ceci : c’est la résurrection de Lazare qui décidera le Sanhédrin de mettre à mort non seulement Jésus, mais Lazare. Pourquoi cela ? Parce que la secte sadducéenne qui est en charge de l’organisation économico-religieuse du temple, en accord avec le pouvoir romain, ne croit pas en la résurrection des morts, contrairement à la secte pharisienne qui prend en compte, bon an mal an, la parole des prophètes.

    Cette question ne divise donc pas croyants et athées, mais deux courants principaux qui divisent le judaïsme. On peut en déceler l’origine dès la confrontation entre Moïse et Aaron, qui débouchera sur un compromis fondateur du judaïsme. Jésus prend clairement position contre les sadducéens, non seulement verbalement, mais par son sacrifice. Pourquoi cela ? Parce que dans toutes les religions « les hommes n’inventent pas leurs dieux, mais divinisent leurs victimes » (Girard) et que le sacrifice du Christ inverse la proposition : pour la première fois, l’offrande sacrificielle vient de Dieu, qui s’offre lui-même à travers son incarnation dans le « fils de l’homme », ou « fils de Dieu » : ainsi, cette double formulation vise-elle à l’avance (ce qui est extraordinaire) aussi bien les croyants et les « athées humanistes ».

    Jésus n’est pas un homme qui, par son sacrifice, serait devenu un dieu – formule bien connue – mais Dieu qui en s’incarnant dans le corps d’un homme, s’offre en sacrifice. Mais si on s’était arrêté là, personne n’aurait plus entendu parler de lui (un crucifié entre mille, un « looser »). Le Résurrection provoque la révélation de ce qui précède. L’eucharistie est mémoire de cet évènement unique dans l’histoire humaine, mais si sa dimension sacramentelle est clairement affirmée dans le catholicisme (4è concile de Latran de 1215), ce n’est pas le cas dans l’évangile de Jean, seul témoin direct de la prédication de Jésus : contrairement à ce qu’affirme le Vatican et Claude Julien à sa suite. La question se pose également pour les synoptiques, dont Luc, certainement le plus tardif, mais qui a pour sa part recueilli le témoignage de Marie, mère de Jésus : on ne peut trouver témoin plus direct.

    Jean, précisément parce qu’il était prêtre et donc proche du Sanhédrin, ne mentionne aucun sacrement (ni le baptême du Christ, ni l’eucharistie lors du repas pascal ne sont mentionnés). Jean avait en effet de bonnes raisons de se méfier des sacrements, qui ont débouché sur les interprétations et les divisions doctrinales entres les chrétiens que l’on sait. La discussion ouverte par Claude Julien, et c’est là où je veux en venir, se trompe donc de cible : la question de la Résurrection ne divise par croyants d’un côté et athées de l’autre, mais deux appréhensions du religieux opposées, et plus profondément, une pratique rituelle immuable à conserver (sadducéens) et une autre, qui en inversant les données du rite débouchera sur le christianisme, et incidemment, sur ce que l’on appelle désormais « l’athéisme », et qui est à mon sens tout simplement dépourvu de signification, puisque « les hommes ont soit un Dieu, soit une idole » (Girard). Aussi, lorsque les athées déclarent que Dieu n’existe pas, Dieu leur répond que les athées n’existent pas non plus. Encore faut-il accepter de l’entendre…

    Il est à cet égard significatif que les affirmations exégétiques contestables du Vatican, qui quoi qu’on en dise, a adopté jusqu’à présent le point de vue institutionnel (des sadducéens), soient reprises sans distance critique par Claude Julien : antériorité des épitres de Paul, évangiles synoptiques « écrits après coup » et Jean encore plus tardif (alors qu’il fut manifestement le plus proche de Jésus, « le disciple que Jésus aimait »). Tout cela pour soutenir une version sacramentelle des évangiles que Jean tenait absolument à éviter. Je me demande alors si l’alliance paradoxale entre une position à la fois religieuse sacramentelle et prétendument athéiste ne consiste pas à refuser de concert et a priori le fait – tout à fait surnaturel, on en conviendra – de la résurrection des morts, de la vie éternelle, c’est-à-dire d’une information qui nous serait parvenue d’un au-delà que la raison ne peut ni prouver, ni contester. Pourquoi contester le fait de la limite de nos connaissances, que la science est première à reconnaitre ?

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    1. Merci pour cet éclairage qui m’a bien fait rire (les athées n’existent pas) mais qui m’oblige à reconnaître que je me suis trompé, par inattention et ignorance aussi : il y avait bien des prises de position dans la problématisation proposée par Claude Julien. Je les ai prises pour argent comptant les yeux fermés, si je puis dire, mais je vois bien à présent que les choses sont plus compliquées que cela et qu’il y a donc matière à débattre.
      Toutefois, au risque de persister dans l’erreur, je dirais que la problématisation de Claude Julien, quand bien même elle serait discutable dans ses moyens, reste légitime dans son intention d’opposer les croyants et les athées comme il est de coutume depuis des lustres.
      Il pointe là une division qui m’apparaît bien réelle au sein des girardiens et qui est intéressante en cela qu’elle devrait obliger à une lecture serrée des écrits girardiens afin d’identifier où se situe exactement la ligne de démarcation.

      Pour ma part, j’y insiste, c’est cette idée que Jésus devait être nécessairement « inspiré » pour parler et se conduire comme il l’a fait qui, initialement, m’est apparue relever de la foi car sans fondement (psycho-anthropo)logique suffisant. Je versais alors dans l’interprétation en termes d’évolution « naturelle » des cultures qui correspond à la position athée telle que définie, me semble-t-il, par Claude Julien. Sauf que athée, je ne l’étais pas et que, par ailleurs, je me désintéressais complètement de la question de savoir si l’interprétation sacrificielle de la Passion était fallacieuse ou pas. Au fond, je restais croyant mais, étant en orbite lointaine, je ne croyais pas pour autant Girard quand il affirmait que Jésus devait être divinement inspiré pour se conduire comme il l’a fait. J’étais alors plutôt attentif à la lucidité et au scepticisme dont Héraclite avait pu faire preuve vis-à-vis des sacrifices qui prétendent laver le sang versé en versant le sang et je pensais qu’une dynamique psycho-socio-culturelle de réduction ou de prise de distance vis-à-vis de la violence, notamment sacrificielle, suffisait pour expliquer la progressive levée de la méconnaissance du mécanisme victimaire.
      Comme je l’ai indiqué, j’ai depuis changé de bord : non seulement je suis revenu pleinement à la foi dont je m’étais distancié mais je suis à présent convaincu que la lucidité de Jésus ne pouvait provenir que de sa nature divine.
      Il me semble donc, pour ma part, sur la base de mon vécu propre, que là se trouve la ligne de démarcation entre athées et girardien croyants: ou bien 1) tout ce que Jésus a accompli aurait pu l’être par un autre homme (peut-être trop humain mais, quoi qu’il en soit, rien qu’humain), ou bien 2) les accomplissements de Jésus ne peuvent être le fait que d’un être surhumain et, plus précisément, divin.
      L’interprétation sacrificielle de la Passion est une question en soi qui ne recoupe pas cette ligne de démarcation. On peut, bien sûr, l’étudier d’un point de vue girardien, mais sans que cela préjuge du fait que l’on soit croyant ou pas. Bref, je trouve que Claude Julien nous a amené un sujet de controverse fort intéressant mais il me semble que le débat n’est pas encore commencé.
      Qu’on me permette de le formuler comme suit : quels sont les éléments de la théorie girardienne que les athées négligent afin de pouvoir rester non croyants en Dieu ? Quels sont les éléments de la théorie girardienne que les croyants voit comme des confirmations de la divinité du Christ et, plus précisément, quels sont ceux que Girard a explicitement mis en avant ?

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  4. Joël HILLION

    La dimension historique de la révélation chrétienne n’est pas à « vérifier » dans les textes fondateurs, mais bien dans l’Histoire elle-même. Ne vivons-nous pas quotidiennement cette affirmation de Jésus : « Tout royaume divisé contre lui-même court à la ruine ; et nulle ville, nulle maison, divisée contre elle-même, ne saurait se maintenir. » (Matthieu, 12, 25) ? Il suffit de regarder l’état du monde. Ceci n’est pas une « preuve » de la vérité énoncée par Jésus, ceci n’en est que l’illustration.

       De toute façon, il est illusoire de vouloir prouver scientifiquement la « vérité » du christianisme. « La compréhension intime de la nécessité absolue de la lecture sacrificielle comme projet divin par les premiers prosélytes, les apôtres, Paul, puis les évangélistes, ne peut être démontrée pour un athée. » Ceci est parfaitement évident. La démonstration scientifique est impossible. On ne peut pas réduire le christianisme à une équation vérifiable. Hannah Arendt dit clairement (Condition de l’homme moderne, 1961) : « La conception […] moderne nous laisse un univers tel que nous ne connaissons de ses qualités que la manière dont elles affectent nos instruments de mesure. » Le christianisme n’affecte pas nos instruments de mesure. Il faut chercher ailleurs.

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  5. @H van Baren : Merci Hervé de vos encouragements et de prolonger un débat que je me souviens avoir déjà eu avec vous sur les évangélistes.

    Exercice de rhétorique : j’enlève « projet divin » de ma phrase qui devient « La compréhension intime de la nécessité absolue de la lecture sacrificielle par les premiers prosélytes, les apôtres, Paul, puis les évangélistes, ne peut être démontrée pour un athée. » D’accord (avec moi-même, c’est confortable). Inutile de postuler une pré-science (le tiret est mis à dessein bien sûr). Principe de parcimonie : Pluralitas non est ponenda sine necessitate (je cite Wikipedia car mon latin est trop ancien et d’ailleurs a tjrs été très rudimentaire).

    Selon moi, le déterminisme déconstructeur est dans le texte. La lecture critique dont vous parlez est bien aidée par Girard, le Darwin des sciences humaines, même si on peut en deviner les prémisses bien avant lui, comme j’ai tenté de le montrer dans mon billet sur « pensée magique et pensée scientifique ».

    @LL Salvador : Je vous déçois une fois de plus, quelle tristesse ! Mais je ne prétends rien révéler. Mon ambition avec ce petit texte était simplement d’affirmer et de réaffirmer qu’on peut être girardien ET athée (ou agnostique, je suis les deux). En effet, depuis environ 3 ans que je lis régulièrement les publications du blog, je n’ai encore jamais vu une contribution émanant d’un athée (ou d’un agnostique) et se présentant comme tel. Tout au plus, certains commentaires peuvent laisser penser que leurs auteurs… Ce dont je peux témoigner est que j’ai parlé de Girard à mes amis les plus proches, qui sont tous des intellectuels : un chercheur en neurosciences, un PU de physiologie, un artiste érudit, deux littéraires (un chartiste et un magistrat). Le PU est croyant (et même pratiquant), mais n’est pas intéressé le moins du monde par l’anthropologie. Le chercheur est devenu agnostique et repousse les thèses de Girard. Les deux littéraires sont dans le doute, mais ne comptent pas sur RG pour les éclairer. Quant à l’artiste, il est athée et violemment anticlérical, et par conséquent, totalement hermétique à la pensée de RG. J’attends son feedback sur le présent billet.

    Vous dites que je n’ai pas thématisé « l’idée de Girard selon laquelle Jésus ne pouvait pas ne pas être divinement inspiré ». Dans les notes (mais peut-être avez-vous arrêté votre lecture avant ?), j’ai rappelé que RG dans DCC ( p. 242) avait affirmé que : « Le fait qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres soit enfermé dans les Évangiles ne peut pas être d’origine simplement humaine ». Que dire de plus du point de vue de l’athée ?

    Pour finir, qu’attendez-vous pour contribuer à garder vivante la pensée de Girard en contribuant au blog (même à sa petite échelle, mais que j’ai la faiblesse de croire pas inutile, cependant) ?

    @B Hamot Je serais prétendument athée, en fait vaticaniste sadducéen ! Nouvelle secte dont j’ignorais l’existence…

    Votre commentaire est une profession de foi. Je ne m’aventurerai pas sur ce terrain. N’étant ni théologien, ni exégète, ni bibliste, je ne crois pas être le bon interlocuteur pour vous. Je me réfère simplement à la doxa actuelle sur la vie de Jésus (voir p. ex. le Jésus de Nazareth de Daniel Marguerat, Seuil, 2019). Selon cette doxa, le premier Jean qui aurait pu témoigner directement de Jésus, mais il n’a rien écrit, est Jean le Baptiste.

    Un dernier point : l’athéisme est une position déraisonnable, c’est une foi comme une autre. Je prétends être athée de cœur et agnostique de raison. Selon vous, je contesterais la limite de nos connaissances, « que la science est première à reconnaitre ». Dans mes billets et mes commentaires, j’ai maintes fois dit et répété que la science sait détenir des connaissances provisoires, destinées par nature à être réfutées (théorie de Karl Popper, tous les jours vérifiée).

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    1. Luc-Laurent Salvador @Claude Julien

      Oui, j’ai parlé de déception mais dans le contexte d’une ample satisfaction laissant espérer une savoureuse conversation qui n’a pas eu lieu à proprement parler. D’où une déception à valeur « positive » puisqu’elle est celle du constat d’un « pas assez ». Car j’y insiste, en dépit de votre citation, vous n’avez pas thématisé la question de l’inspiration divine de Jésus que je crois être d’une importance cardinale. Sauf erreur de ma part, c’est à son niveau que s’opère la démarcation entre le girardisme matérialiste (scientiste, athée) pourrait-on dire et le girardisme religieux ou croyant dont je suis un tenant et qu’à l’imitation de René Girard je perçois comme ayant vocation à s’assimiler l’intégralité du savoir scientifique, tout en lui apportant ce sens qui lui fait dramatiquement défaut ; ce qui en amènent certains à dérailler jusqu’à « s’immoler » dans une « certitude du vide » pourtant dénuée de tout fondement scientifique (je rappelle que, par définition, les postulats n’ont pas de fondement).

      Quant à votre invitation à contribuer, je vous remercie pour l’estime qu’elle traduit mais, sur la base de précédents échanges que j’ai pu avoir ici, j’ai bien peur qu’Alain ait raison en jugeant mes prises de position par trop catégoriques (et je pense que c’est un doux euphémisme) comparées à ce à quoi les lecteurs de ce blog sont « accoutumés ». En vérité, je n’ai plus le temps d’écrire « policé ». L’exercice serait pour moi trop laborieux.

      Bref, je vais me contenter d’être un visiteur occasionnel attiré par des thématiques prometteuses. Je vous dis donc à bientôt.

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    2. Claude Julien ; afin de préciser ma pensée, qui a été sans doute mal comprise : la comparaison entre sadducéens et autres sectes ne visait pas à renforcer l’opposition entre athées et croyants, mais le sens de mon intervention tendait précisément à relativiser cette opposition, voire à la dépasser. Je n’ai donc surement pas voulu vous enfermer dans une case, démarche qui serait de l’ordre de la paresse intellectuelle et de la vaine polémique. J’admirais au contraire votre pensée qui place le sacrifice au centre de la question de la « foi ». Mais ce mot discriminant me dérange : il a été inventé par les théologiens et les traducteurs pour remplacer « la certitude de la vérité » qui dans le contexte (c’est Jésus qui parle), doit être complété par ; « …qui est en moi », ou «  … que moi je vous dit ». Les chrétiens sont ceux qui écoutent cette parole de vérité, et vous en êtes donc, quoi que vous en pensiez.

      Le passage entre « foi » et athéisme auquel vous faites allusion, me semble-il, différencie l’écoute bienveillante des disciples, qui écoutent mais n’entendent pas le sens des paroles de Jésus, car ils ne pourront les entendre qu’après la Passion et la Résurrection. A notre niveau, cette différence ou ce passage se situe entre la prise en compte de la parole évangélique sur le plan anthropologique et scientifique, avec l’aide précieuse de Girard, et la prise en compte de la part mystérieuse de cette révélation. Elle concerne la résurrection des morts, la vie éternelle, la présence d’esprits mauvais et notre capacité à les expulser avec l’aide de l’Esprit-Saint… la liste est longue.

      Pour ma part, je ne situerai pas cette différence, comme l’écrit Alain, au niveau de l’individu (spiritualité « qui fonde l’identité de chacun ») ou du collectif (religion « canalisation de la violence mimétique »), puisque comme le dit Gauchet à propos de l’école : c’est le collectif qui crée des individus. Ou René Thom : « Une difficulté essentielle des sciences humaines est d’ordonner l’individu par rapport à la société. Dans une certaine mesure, le moi lui-même est une structure sociale, en sorte qu’il est difficile de séparer la science de l’individu des sciences sociales. » (Apologie du logos, p.535).

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  6. Claude Julien (se) pose, je crois, une question simple : peut-on aujourd’hui, après les avancées permises par les théories girardiennes, faire l’économie de Dieu ou plus généralement du divin ? Et il y répond tranquillement par l’affirmative, en estimant que le christianisme en a maintenant terminé avec son rôle historique de dévoilement, de révélation ( r minuscule ) de nos origines violentes, et de fondation de l’esprit scientifique. Dieu, celui des chrétiens, n’est, du coup, plus nécessaire. Désormais l’être humain se trouve confronté à d’autres problématiques, telles que l’usage de sa liberté conquise et l’emploi de la science, en particulier, là encore si j’ai bien compris sa pensée tout au long de ses trois billets.

    Reconnaissons que le blogue n’est pas accoutumé dans ses billets à des prises de position aussi catégoriques, c’est le moins que l’on puisse dire ( les réactions de L. L. Salvador et de B. Hamot le montrent quelque peu, celle d’H.V. Baren étant d’un autre ordre ), et reconnaissons aussi le mérite du comité de lecture de laisser quelques athées, ou assimilés, s’exprimer librement, même si nous sommes fort peu nombreux…

    En ce qui me concerne, ma réponse à cette question (j’espère que c’est la bonne) sera plus nuancée.

    D’abord parce qu’elle se pose à deux niveaux, que Claude Julien ne distingue pas, et qu’il faut, je crois, séparer, même s’il ne sont véritablement séparés que depuis bien peu de temps et encore dans quelques endroits très limités : le plan individuel, qui relève du spirituel, et le plan collectif (ou social), qui relève lui du religieux. Et ces deux niveaux correspondent au double et contradictoire désir qui agite l’être humain, au moins celui d’aujourd’hui et du monde occidental:  celui d’avoir une identité unique et celui de se fondre dans une communion. Je m’explique.

    Le plan individuel voit chaque personne apporter la réponse qui lui convient aux questions qu’il lui importe de se poser. En fait il conviendrait de dire, tout autant sinon plus, que c’est chaque réponse qui s’impose plutôt aux individus, au terme d’obscurs et multiples cheminements de leur psyché. Ce rapport totalement personnel à la conscience d’une transcendance ou à la certitude du vide est ce qu’on peut appeler un rapport spirituel, qui fonde l’identité de chacun. Et le secret des consciences, qui n’engage qu’elles-mêmes, ne devrait pas prêter à discussion, que ce soit celle de celui qui croyait au ciel ou celle de celui qui n’y croyait pas.

    Or, bien évidemment, de même que le plan collectif influe dans les convictions individuelles de chacun, le plan individuel vient se heurter ou se fondre dans le plan collectif.

    En effet, le plan collectif  est celui du religieux en tant qu’Institution, dont les véritables enjeux dépassent la dimension individuelle et n’ont rien à voir avec la vérité ou la fausseté d’une croyance : il s’agit là au contraire de la nécessaire canalisation de la violence mimétique à l’intérieur du groupe autour d’une conviction commune qui prend la forme d’un « dogme » – du totem à l’entité transcendante, par exemple – , et aussi de sa cohésion et de sa survie face aux autres groupes. Cette canalisation rejoint, ou fonde, le désir profond de l’individu de fusionner dans une communauté. On pourrait même dire que durant des millénaires l’individu n’avait pas réellement d’identité unique, parce que celle-ci se fondait dans la communauté, et que notre époque connaît le phénomène inverse, c’est-à-dire que notre unicité individuelle s’est hypertrophiée, en nous laissant orphelins d’une communauté fusionnelle.

    Depuis les origines, c’est en effet le religieux institutionnel, qui s’est par la suite différencié en ses différentes composantes politiques et économiques, qui a pris en charge l’identité, l’organisation et la perpétuation des sociétés humaines, de toutes les sociétés humaines. Et ce religieux s’est toujours trouvé en butte à la nécessité de son maintien, qui impliquait le contrôle des circuits symboliques et matériels du pouvoir face à toutes les « hérésies » et révoltes des exclus. Et donc du contrôle des consciences, toujours sources de dangers pour le collectif.

    Peut-on alors imaginer la disparition de la dimension transcendante à l’œuvre dans nos sociétés alors que cela a toujours été cette dimension-là, parfois directement, parfois sous ses formes politiques ou économiques, qui a permis leur survie ? Au vu de ce qui se passe, ou s’est passé, sur la planète, on peut au minimum se poser cette question. Peut-on penser par ailleurs que la science puisse remplir ce rôle et la remplacer ? La république des savants, reprise ici ou là aujourd’hui sous le terme de république des chercheurs n’a pas vraiment fait la preuve de son efficacité ! Il lui manque l’essentiel.

    Car, et c’est le deuxième point, vous faites la différence, Claude, entre l’anthropologie et la croyance ou la foi, et vous avez affirmé dans les commentaires de votre précédent billet, que la science n’a rien à dire sur les fins dernières, qui sont justement questions de foi et de croyance, et que celles-ci vous sont inutiles. Je vous entends bien.

    Pourtant je crois qu’un athée peut objecter à ce credo scientiste.

    Il me semble que, au contraire, l’anthropologie a sérieusement affaire avec les croyances dans toutes leurs dimensions. Vouloir le nier, ou ne pas le voir, c’est s’exposer à un violent retour du refoulé. Et les débats de ce blogue, qu’ils soient marqués par l’Espérance fervente dans la Révélation ou par la naïveté de cette même espérance face à l’évidence de la violence consubstantielle qui constitue notre  fond humain, sont représentatifs d’enjeux que la science ne saura et ne pourra jamais prendre en compte.

    Je crois aussi que l’idéalisme scientifique, qui consiste à penser que la science peut nous libérer de nos idéalismes, religieux ou autres, revient à avoir l’illusion que les êtres humains peuvent vivre sans illusions, ou sans convictions sur les fins dernières qu’ils puissent partager avec leurs semblables.

    Je me souviens de la réponse de Casanova, dans l’Histoire de sa vie, à un grand seigneur athée qui lui expliquait que l’objectif de la philosophie était de  détruire la superstition ( i.e. le christianisme, pour un homme des Lumières) : « Mais par quoi la remplacerez-vous ? », lui avait-il rétorqué.

    La science a montré son incapacité complète à la remplacer, et la laïcité, qui est à mon avis la seule voie lorsqu’elle ne devient pas un autre  sectarisme, cherche encore.

    Alain

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  7. Alain, vous avez bien compris un aspect essentiel de mon propos que vous formulez ainsi « …le christianisme en a maintenant terminé avec son rôle historique de dévoilement, de révélation ( r minuscule ) de nos origines violentes, et de fondation de l’esprit scientifique. » Mais dans mon précédent billet sur « ethnocentrisme et relativisme culturel » qui a été pas ou mal compris, et la faute m’en revient, évidemment, j’ai soutenu que, dans un même mouvement, l’abandon du littéralisme religieux conduisait à la possibilité de l’esprit critique dans le domaine des idées, certes, mais aussi dans celui des valeurs. Autrement dit, les sources de ce que nous appelons maintenant l’humanisme et l’idéologie des droits humains, sont à rechercher dans la révélation christique. A ce point, le plan individuel et le plan collectif se rejoignent, pour employer les termes de votre dialectique, vous ne croyez pas ?. La question de Casanova rejoint celle de Dostoïevski « Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis ? ». Non, certes non, et là (pardon d’avance à tous ceux qui vont se sentir offensés), je suis le plus girardien d’entre nous, car je pense en effet que la pensée scientifique et les valeurs humanistes ont une origine commune, la révélation christique. Cependant (que Dieu et Girard me pardonnent !), le rôle historique du christianisme est maintenant terminé, pour reprendre vos termes.

    Pour finir, je ne vois pas que j’ai proféré un quelconque « credo scientiste » impliquant une « république des savants » ? Je ne me lasserai jamais de répéter que la science, non dévoyée à des fins politiques ou autres, est par essence, humble. Elle sait que les vérités qu’elle produit sont provisoires, attendant leur réfutation, pour tout ou partie, vers d’autres vérités, provisoires elles aussi, mais plus explicatives et susceptibles de permettre des innovations techniques, utiles (la médecine) ou potentiellement nocives (la bombe atomique). J’ai expérimenté cela dans mon activité, j’ai réfuté (parfois) et été réfuté (souvent), et cela a bien « mouché » l’arrogance intellectuelle qui m’habitait dans mes jeunes années.

    Je me relis, et je nuance ma dernière affirmation, la science est humble certes, mais les scientifiques, eux, ne le sont pas tjrs. Il leur arrive de céder à la tentation de parler ex cathedra, cf. mon premier mentor, Jacques Monod : « la modestie sied au savant mais pas aux idées qui l’habitent et qu’il doit défendre ».

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  8. Bon sang, non seulement le billet de Claude Julien fait débat, mais ce débat est de haute volée. La proposition de l’auteur de ce billet me semble à moi tout à fait raisonnable. Si l’on accepte la démonstration girardienne selon laquelle la grande littérature apporte plus d’eau au moulin de l’anthropologie fondamentale que les sciences humaines, on est prêt à accepter une lecture anthropologique de la Bible, non ?

    J’avais été frappée, pour ma part, par cette affirmation de Sandy Goodhart, dans le numéro de L’Herne consacré à Girard : « On peut être juif, chrétien, musulman, hindou ou bouddhiste , et être en même temps girardien. » Et pourquoi pas athée et en même temps girardien ?? Ce n’est pas un oubli. A la différence de Claude Julien, le disciple de Girard ne conteste pas la nécessité d’une foi religieuse pour déconstruire le mécanisme victimaire ; ce qu’il conteste, c’est la singularité du christianisme : c’est un vieux thème juif et il cite le Second Isaïe, 52-54. Par parenthèses, Sandor Goodhart fait la même hypothèse qu’Hervé van Baren : les éléments qui restent mythiques (c’est-à-dire sacrificiels) dans Isaïe et les Evangiles seraient moins l’expression de la pensée du narrateur qu’une façon de nous renvoyer à nous-mêmes, qui croyons à la violence divine alors qu’en réalité, c’est de notre propre violence qu’il s’agit. La déconstruction est voulue par la Bible, dans sa forme même.

    Revenons à l’athéisme : il y a sans doute deux versants de la TM, un versant scientifique et un versant théologique. Peut-on les séparer sans fragiliser l’édifice ? Girard lui-même ne nous aide pas beaucoup à répondre à cette question. Il tient manifestement à présenter son hypothèse de l’origine des cultures comme « scientifique » ; et il écrit en effet qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres ne peut être d’origine simplement humaine. En principe, rien n’empêche de penser que la méconnaissance, dans l’ordre humain comme dans l’ordre cosmologique ou physique, ait pu être surmontée par le seul progrès qui ne soit pas contestable : le progrès des connaissances, le progrès scientifique. A l’écart de toutes les croyances religieuses et souvent contre elles. Cependant, , cette vision des « lumières » (de la raison) dissipant les ténèbres (de la superstition) est remise en question par l’anthropologie girardienne. On ne peut être girardien sans remettre en question le credo rationaliste. Et pour le dire vite, dans le cadre d’un commentaire, la supériorité scientifique de l’anthropologie girardienne sur celles qui l’ont précédée et instruite, est de n’être pas restée prisonnière du préjugé à la fois rationaliste et anti-chrétien qui a empêché ses illustres devanciers de découvrir le vrai sens du sacré et le mécanisme victimaire.

    C’est pourquoi, à la question posée par Luc-Laurent Salvador : « Quels sont les éléments de la TM que les athées négligent pour rester athées ? » Je répondrais d’abord que ce n’est pas en lisant Girard qu’on peut se convertir (faut pas oublier Pascal, le troisième ordre, celui de la foi ou de l’amour de Dieu, qui est infiniment séparé de l’ordre des raisons) et ensuite qu’à mon humble avis, ce ne sont pas des « éléments » qui séparent les girardiens athées des croyants, c’est une vision du monde. Et je tiens que la TM est une théorie accessible à tout homme raisonnable, athée ou croyant, qui peut se laisser convaincre par cette hypothèse morphogénétique des cultures, mais que la genèse de la théorie elle-même a eu le secours d’une foi inspirée. Elle a bénéficié de la totale liberté d’esprit que procure cette distance infinie qui sépare les ordres. L’extraordinaire indépendance de Girard à l’égard de tout ce qui était « à la mode » à son époque, alors qu’il se voit lui-même comme « hypermimétique », c’est pour moi le signe que sa foi lui a ménagé un espace de liberté indispensable à la réalisation de son œuvre.

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    1. Christine Orsini écrit : « Par parenthèses, Sandor Goodhart fait la même hypothèse qu’Hervé van Baren : les éléments qui restent mythiques (c’est-à-dire sacrificiels) dans Isaïe et les Évangiles seraient moins l’expression de la pensée du narrateur qu’une façon de nous renvoyer à nous-mêmes, qui croyons à la violence divine alors qu’en réalité, c’est de notre propre violence qu’il s’agit. »

      Cela me semble tout à fait évident, et il me semble que ça l’est pour tout girardien aussi (?). Et c’est d’ailleurs la principale difficulté qui oppose non seulement les tenants d’une lecture sacrificielle ou anti-sacrificielle de la Passion, question qui traverse l’œuvre même de Girard (entre DCC et la suite). Girard semble tenir son hypothèse « par ces deux bouts », en acceptant pleinement le paradoxe. Est-ce que ce ne serait pas aussi le fond du problème posé par Claude Julien ? La position dite « athée », la sienne en tout cas, semble buter sur cette question, l’obstacle de la Passion et de la Résurrection agit alors comme un repoussoir pour la raison ; ce qui est tout à fait compréhensible. C’est une simple hypothèse de ma part, et qui concerne aussi Hervé puisqu’il rejette absolument la lecture sacrificielle. Je crois pour ma part qu’il faut s’efforcer de tenir fermement à ces « deux bouts », c’est-à-dire accepter le paradoxe. (à titre d’illustration, j’ai vu récemment sur Arte  un assez bon reportage sur Mel Gibson : un homme particulièrement écartelé entre violence et refus de la violence. Qu’il soit atteint de troubles bipolaires n’a rien d’étonnant. La folie relève d’une forme intime de connaissance.)

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    2. Voilà une fois de plus une fort belle synthèse des débats, chère Christine.

      Permettez-moi de tenter de rester à équidistance entre les deux corps attractifs : la foi ou pas. Lorsque Girard écrit « qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres ne peut être d’origine simplement humaine », on peut ne pas être sensible à une idée assez peu argumentée (même si, je vous rejoint sans doute là, c’est l’ensemble de l’œuvre qui constitue l’argumentation). Quant à l’influence de la foi de Girard sur sa théorie, indiscutable, elle ne prouve rien (elle ne prouve pas que la TM aurait été impossible sans la foi).

      J’ai déjà plusieurs fois décrit la TM comme le Graal de la théologie médiévale, enfin trouvé : la réconciliation de la foi et de la raison. Absolument tout dans la TM est raisonnable ; absolument tout peut être lu avec des lunettes théologique. Le dénominateur commun de ces deux lectures, c’est la destruction du sacré qui dissimulait la réalité, des deux côtés. La TM détruit les deux corps massifs dans un même mouvement. Il reste à trouver l’astre invisible qui se tenait hors de notre vue. Croyant, athée ? Merci de donner d’urgence de nouvelles définitions à ces mots, les anciennes sont en voie de disparition.

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      1. Une fois n’est pas coutume, je suis globalement d’accord avec ce que vous avez écrit là. Rien à redire.

        Luc-Laurent Salvador

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    3. Luc-Laurent Salvador, réponse @orsinich

      « à la question posée par Luc-Laurent Salvador : « Quels sont les éléments de la TM que les athées négligent pour rester athées ? » Je répondrais d’abord que ce n’est pas en lisant Girard qu’on peut se convertir (faut pas oublier Pascal, le troisième ordre, celui de la foi ou de l’amour de Dieu, qui est infiniment séparé de l’ordre des raisons) et ensuite qu’à mon humble avis, ce ne sont pas des « éléments » qui séparent les girardiens athées des croyants, c’est une vision du monde. »

      Désolé mais je ne peux vous suivre dans cette prise de position.

      D’abord parce que je ne suis croyant ni en Pascal ni en « l’infinie séparation » que vous évoquez entre l’ordre de la foi et l’ordre de la raison. Je serais plutôt actuellement à œuvrer à leur infinie unité. 🙂

      Ensuite parce que je sais, d’expérience, que c’est bien la théorie de René Girard qui m’a ramené à la foi chrétienne en raison de la cohérence inébranlable des « éléments » théoriques qu’il a mis en avant.

      Dans cette perspective de croyant que vous voudrez, peut-être, qualifier, à bon droit, de prosélyte, je m’interroge, en effet, sur les éléments qui, dans la théorie girardienne, devraient emporter la conviction que l’Homme a bel et bien émergé de la réconciliation violente issue du sacrificiel archaïque mais que la bascule vers la réconciliation non violente qu’a opéré la Passion se trouvait « toujours-déjà » présente dans ledit sacrificiel archaïque. Autrement dit, l’Alpha et l’Omega sont uns au plan anthropologique et un tel constat ne peut, à mon sens, qu’anéantir les prétentions de la pensée matérialiste à constituer le point de départ rationnel de toute pensée scientifique digne de ce nom. Si l’on suit Girard de près, il est clair que tel n’est pas le cas. Le matérialisme et l’athéisme ne sont « tenables » que par la scotomisation de ces « éléments » clés de l’anthropologie fondamentale de René Girard dont il importerait, je crois, de faire un relevé systématique.

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  9. Je regrette que mon précédent commentaire n’ait pas été « modéré » avant celui de C Orsini.

    Cela dit, je dois m’inscrire totalement en faux contre l’affirmation de Goodhart que, finalement, toutes les religions se valent au plan du dévoilement de la vérité. Je prétends que le christianisme est le seul à avoir déconstruit le mensonge sacrificiel. L’islam, pour ne citer que lui car il est malheureusement au-devant de la scène depuis qq décennies maintenant, repose sur un texte violent (et la vie de Muhammad en témoigne). S’en éloigner implique de renoncer au littéralisme dont je parle, et rien n’y invite à part la laïcité, directement permise par la révélation christique (je peux en témoigner directement grâce aux nombreux masters et thésards de culture musulmane que j’ai côtoyés et/ou encadrés, dont un seul était vraiment croyant et pratiquant).
    Je suis très surpris par votre texte, chère Mme Orsini, qui me conforte dans l’idée que je suis plus girardien que vous !

    @LL Salvador : abandonnez donc votre petit ton professoral : Pas mal, mais peut mieux faire, continuez ! Et maintenant les devoirs de vacances !!!! De quelle hauteur de science croyez-vous donc parler ?

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    1. Je ne vois par pourquoi Claude Julien affirme que pour Goodhart  » toutes les religions se valent au plan du dévoilement de la vérité ». Cette idée ne se trouve pas dans son article publié dans l’Herne en tout cas, puisqu’il ne s’agit que des Ecritures hébraïques. Article remarquable, que je l’invite à relire avant de se prétendre le plus girardien de tous.

      Sur la prétendue « modestie de la science » : si ses hypothèses attendent d’être réfutées (puisqu’elle sont toutes réfutables, attendant l’advenue d’une hypothèse plus convaincante), il s’agira encore d’une hypothèse scientifique. Rien de ce qui proviendrait « du dehors » ne peut être accepté par la science en tant que réfutation valable. Or la position religieuse ou mystique consiste à rester à l’écoute de cet au-delà de la science. On appelle cela la prière. Il n’y a donc pas de réfutation possible d’un coté ou de l’autre à l’encontre de l’une ou de l’autre.

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    2. Cher Monsieur Julien, il me semble que vous lisez un peu vite nos modestes commentaires ou que vous en exagérez la portée : 1) Sandor G. n’a jamais écrit, ni moi le citant, que toutes les religions se valent au plan du dévoilement de la vérité ! J’ai précisé dans mon commentaire qu’il s’agissait dans cet article de l’Herne (auquel Girard a répondu), de rappeler qu’un texte vieux de 6 siècles avant la rédaction des Evangiles, le chant du Serviteur souffrant, contenait absolument tous les éléments de la théorie girardienne du sacrifice. Sandor écrit : « dans une perspective girardienne, être chrétien, c’est reconnaître la façon dont on a toujours déjà été juif« . En ce qui concerne les autres religions, elles n’interdisent pas d’être girardiens : elles contiennent toutes des éléments anti sacrificiels, comme l’ont montré Girard sur des textes védiques et Hervé van Baren sur des passages du Coran 2) Je ne vous contesterai pas le droit ou le plaisir de vous prétendre plus girardien que tout le monde, mais enfin, quel girardien ne pense pas comme vous (est-ce même une pensée? c’est un constat !) que « les valeurs humanistes et la pensée scientifique ont une origine commune, le Révélation christique « ?? C’est central dans la démonstration girardienne de la spécificité et en même temps de l’universalité de la culture dite occidentale. Un adjectif aujourd’hui qui tend à relativiser cette culture mais pour Girard, les droits de l’homme et la science expérimentale moderne ont en effet la même source, évangélique. Les athées conséquents, comme vous, ne réfutent pas cette thèse, tant mieux, mais ce ne serait une pensée « risquée » de leur part que dans un environnement hostile au christianisme, ce qui n’est pas le cas de ce blogue. 3) je vois que vous vous irritez facilement devant un certain style de commentaire (professoral?), donc j’arrête là mes réponses à vos critiques. Un grand merci pour avoir lancé un débat de très bon niveau.

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    3. « @LL Salvador : abandonnez donc votre petit ton professoral : Pas mal, mais peut mieux faire, continuez ! Et maintenant les devoirs de vacances !!!! De quelle hauteur de science croyez-vous donc parler ? »

      Voilà qui est étonnant ! Ayant simplement reformulé ce que j’avais déjà dit et que vous aviez accueilli sans problème, j’avoue ne pas comprendre ce qui a pu susciter votre ire.

      Tentons une reconstitution : à deux reprises j’ai loué votre mise en place de la question dont, grâce à vous, nous traitons sur ce fil et, à deux reprises, j’ai exprimé, en somme, le fait qu’elle avait suscité une attente (de prise de position explicite) qui avait été déçue.

      Je reconnais ne pas avoir été suffisamment attentif au sens latent de votre interprétation selon laquelle ce serait vous qui m’auriez déçu. J’ai candidement tenté de vous dissuader de voir les choses ainsi par une simple réitération de mon propos alors que j’aurai dû mettre à plat le quiproquo comme suit : non vous ne m’avez pas déçu, vous n’êtes pas en cause, j’ai juste eu une attente de contenu qui a été déçue. Mais c’était seulement une anticipation de ma part et non pas une promesse vôtre qui n’aurait pas été tenue. Vous n’étiez donc pas en cause à mes yeux, vous ne m’aviez pas déçu.

      Maintenant, je vous l’avoue, je m’étonne aussi que dans ce lieu dédié à la réflexion vous mettiez autant d’émotions. Mais bon, nous avons tous nos travers. Ainsi je serais « professoral »… C’est possible, mais je me rassure en songeant que je ne suis pas le seul, n’est-ce pas ? 😉

      Luc-Laurent Salvador

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  10. Cette conversation sur la nécessité ou pas du plan divin dans la découverte du mécanisme victimaire est très intéressante. Surtout si on met en relation mécanisme de cette découverte et littérature romanesque chère à Girard. Pour que nous ayons cette discussion, il a fallu la transmission d’un témoignage, d’un récit à propos d’un Galiléen nommé Jésus. Comment est né ce récit ?

    Claude Julien part de deux points fondamentaux : L’important est que les disciples rédacteurs des Évangiles le croient totalement innocent (« Ils m’ont haï sans cause », Jn15:25), même s’ils ne peuvent témoigner directement de la longue période qui a précédé sa prédication. Le second point est que ces disciples croient tout aussi fermement en sa nature divine.

    L’innocence de Jésus est une affirmation intrigante et à ce titre, une bonne intrigue. Elle suppose que les témoins directs de son arrestation, condamnation et exécution ont résisté à l’emballement mimétique. Ils n’ont pas été contaminés par l’unanimité accusatrice. Ils ont fui sur une première terreur mais regroupés en secret, ils affirment leur résistance en se répétant : et pourtant il est innocent, pendant que dehors vocifère la foule indifférenciée de Jérusalem. A cet instant, les témoins sont en possession de l’entière vérité du mécanisme victimaire. Ils voient le mensonge des accusateurs (l’ensemble des pouvoirs établis unis à la foule, sans personne de reste) et ils n’ont pas besoin du divin pour justifier leur conviction. Le Père n’est pas intervenu pour sauver son fils, Dieu a laissé le messie d’Israël mourir d’une mort infamante, le plan divin est incompréhensible et mieux vaut s’en passer. Cet instant particulier pourrait être nommé Moment athée. Il ne durera pas. Le temps suspendu reprend son cours, les témoins retombent dans la culture juive et ressuscitent Jésus comme sont ressuscités Jean le Baptiste ou le prophète Élie. Leur conviction suscite des apparitions et des fantômes, Thomas l’incrédule devient crédule par contagion mimétique, le récit prend forme et le moment athée s’efface pendant 2000 ans. Girard ouvre la voie à sa réapparition mais il ne voit pas assez loin. Achever Girard permet d’arracher l’instant suspendu à ses enveloppements mythiques et mensongers d’amont et d’aval et de le réhabiliter athée. La question essentielle devient alors : comment les témoins directs ont-ils résisté à la folie collective ? C’est ici que nous avons besoin d’un romancier capable de rendre crédible cet accès à un savoir inconnu des hommes (et des lecteurs) sans référence au surnaturel.

    Ce romancier aurait sans doute plus de facilité à installer Judas dans le moment athée. Pierre mis en demeure de s’ajouter aux accusateurs a choisi son camp. Renier l’accusé, c’est prendre place dans la foule. D’un mouvement inverse, Judas s’en retire. Convaincu de l’innocence de Jésus, il rend l’argent, il espère défaire ce qui a eu lieu, c’est trop tard. Judas ne croit pas à la résurrection, il n’attend aucune intervention divine, sa place hors du monde le met en possession d’une vérité inouïe, sa conviction n’ouvre pas sur une suite mythique. Mais voilà que loin de faire profiter son enseignement au monde, il se pend. Son savoir disparaît avec lui, le romancier n’y a plus accès.

    Si le mécanisme de la découverte manque, si le récit ne commence pas, nous ne sommes pas en train de discuter dans ce blog. L’enjeu est de taille !

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  11. Je dois malheureusement être à nouveau en désaccord avec le dernier commentaire de Hervé (celui du 21 juin) : « Quant à l’influence de la foi de Girard sur sa théorie, indiscutable, elle ne prouve rien (elle ne prouve pas que la TM aurait été impossible sans la foi). »

    Cette affirmation ignore complètement les quinze siècles (au moins) de christianisme sacrificiel qui ont été nécessaires pour que « l’enveloppe protectrice s’écaille et se fendille » suffisamment pour permettre l’essor d’une pensée scientifique et les prémisses d’une pensée universaliste des droits humains. La rationalité de la TM est moderne, absolument moderne, elle n’aurait jamais vu le jour sans le travail souterrain qu’a fait la révélation anthropologique du sacrifice de Jésus. Sans la foi et le prosélytisme, l’église chrétienne n’aurait pas vu le jour (c’est l’intuition de Paul), et n’aurait pas transporté sous son enveloppe protectrice la révélation anthropologique de l’innocence du bouc émissaire qui allait finalement la détruire et produire la société sécularisée dans laquelle s’efforcent de vivre des occidentaux privés de leurs béquilles sacrificielles, et peut-être sur le point de s’autodétruire.

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      1. Hervé, je ne vois pas votre réponse à Nathalie (je croyais que vous pouviez vous modérer vous-même, comme le fait Mme Orsini ?)

        En attendant, je réponds à C Orsini.

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    1. Je voudrais préciser, pour Hervé et Claude Julien, que je n’ai pas dit que la foi catholique de René Girard avait influencé sa vision anthropologique de la genèse des cultures. Il écrit lui-même que la TM n’est pas gouvernée du dehors par une arrière-pensée théologique : sa dimension éthique et religieuse est le résultat de ses recherches dans le domaine de l’anthropologie religieuse. Lire la Bible comme il le fait, c’est découvrir que ses récits, loin d’être des mythes comme les autres, démythifient au contraire la pensée sacrificielle et révèlent le mensonge mythique, le transfert de la violence des persécuteurs sur leurs victimes divinisées.

      Ce que j’ai dit, à titre d’hypothèse si vous voulez, c’est que la conversion de Girard au début de sa vie de chercheur, l’avait protégé de l’influence des théories puissantes qui occupaient le champ des « sciences humaines » : non seulement la grande littérature mais la Bible elle-même lui ont permis ce pas de côté qui lui a permis de comprendre la vraie nature du désir humain et ses conséquences sur notre destin, depuis la fondation des premières sociétés jusqu’à nos jours. Girard a été instruit par toutes les pensées créatrices de son temps, marxisme, existentialisme, freudisme, structuralisme, et en même temps protégé de leur influence par la distance infinie qui sépare les vérités de la raison des vérités de la foi.

      Je ne sais pas si la TM aurait pu être inventée par un penseur athée, il est évident par contre qu’elle est intelligible à tout homme raisonnable, quelle que soit sa profession de foi, et c’est de quoi témoigne le billet de Claude Julien. Et je suis bien d’accord avec Hervé, Girard réconcilie la raison et la foi : elles ne sont pas du même ordre. Pour Girard comme pour Pascal, le catholicisme est essentiellement rationnel. C’est du côté de la raison qu’il faut aller pour comprendre cette proposition. La raison pascalienne comme la raison girardienne n’est pas « hégémonique ». Girard plaide pour une « raison élargie » et Pascal tient que l’usage de la seule raison pour accéder au vrai est contraire à la raison, déraisonnable. « Le cœur a ses raisons » , qu’on soit croyant ou athée.

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  12. Mme Orsini, je lis tjrs vos commentaires avec soin et intérêt, car ils sont le plus souvent d’une grande qualité. Quand je me prétends plus girardien que vous, il fallait prendre cette petite boutade au second degré, bien sûr, mais je constate à nouveau, et je regrette que l’humour ne soit pas de mise sur le blog (en tout cas, pas le mien…).

    Sérieusement, je maintiens que la phrase de Goodhart (pas son article en entier bien sûr), phrase citée par vous « on peut être juif, chrétien, musulman, etc. » (pg 149, 4ème para, ln 5-6 de l’Herne) est fausse ou disons pour le moins ambiguë. Si on adhère littéralement au texte coranique, on ne peut pas être girardien. Je disais juste pour éclaircir à nouveau ce qui ne me paraissait pas utile de l’être, qu’un musulman laïque peut sans pb être girardien, mais pas un islamiste pour parler simplement.

    Finalement, vous dites que tout ce que je raconte dans mon article est d’une évidence limpide pour tous les girardiens : « est-ce même une pensée ? c’est un constat ! », dites-vous. Mais vous me remerciez quand même d’avoir « lancé un débat de très haut niveau ». Merci, mais pourquoi y a-t-il débat si mes propos ne sont que des banalités, des lieux communs, des trivialités ?

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    1. Monsieur Julien, vous cherchez à me mettre en difficulté ! Et à me contester le sens de l’humour ! En plus.

      J’ai seulement essayé de dire que votre thèse selon laquelle les valeurs humanistes et les avancées de la science moderne (expérimentale) ont leur source dans la révélation évangélique est girardienne. J’imagine que cette thèse peut choquer dans certains milieux scientifiques et vous faire courir le risque de n’être pas compris. Elle n’a rien de banal ni de trivial, elle n’est certainement pas un lieu commun. Il faut avoir lu les livres de René Girard pour en constater le bien-fondé. C’est ce que nous avons fait vous et moi, girardiens à égalité, quelle que soit notre profession de foi.

      Encore merci pour ce débat vraiment intéressant, où chacun s’est efforcé de réfléchir à partir de sa propre expérience (de la vie ou/et de Girard).

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  13. @LL Salvador Je ne peux pas vous décevoir, nous ne nous connaissons pas. Mais la langue française est ainsi faite…

    J’en profite par ailleurs pour soulever un vrai pb interne au fonctionnement du blog : la modération différée, parfois largement différée ! Il règne dans l’apparition des commentaires à l’écran, et donc la possibilité d’y répondre, un désordre qui interdit tout vrai dialogue. C’est très regrettable. Pardon Jean-Louis, mais il faudrait partager la tâche avec les autres modérateurs qui ont les autorisations comme vous pour mettre un peu de cohérence dans tout ça…..

    PS Je ne vois tjrs pas la réponse que Hervé a faite au commentaire de Nathalie. Comment puis-je répondre, alors qu’il m’y invite ?

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  14. Je réécris donc ma réponse à Nathalie, qui a dû se perdre dans les méandres des datacenters.

    Votre approche, Nathalie, me parle. Si je résume bien, la Passion est un « moment athée » de révélation de la violence des systèmes sacrificiels, rapidement occulté par le voile sacrificiel familier, du moins jusqu’à un autre « moment athée », la même (?) révélation opérée cette fois par un Occident désacralisateur et par la pensée profane, 2000 ans plus tard. Il manquerait un « récit », un roman témoignant de la croix d’un point de vue lui aussi athée (« sans référence au surnaturel »). Je suis séduit par cette approche, que je voudrais néanmoins nuancer : la prophétie par les écritures de l’apocalypse, le retour de ce « moment athée » , est une réalité.

    « Et maintenant, vous savez ce qui le retient, pour qu’il ne soit révélé qu’en son temps. Car le mystère de l’impiété est déjà à l’œuvre ; il suffit que soit écarté celui qui le retient à présent. Alors se révélera l’Impie, que le Seigneur Jésus détruira du souffle de sa bouche et anéantira par l’éclat de sa venue. » 2 Th 2

    Dans la lecture sacrée, l’impie est la caricature du mal. Dans une lecture désacralisée, ce passage anticipe l’extension de la révélation de la Passion au grand nombre. Mais il ne s’arrête pas là : il prophétise aussi le dépassement de ce « moment athée » par une Parole.

    Pour comprendre cette dynamique de la sortie du sacrifice, il faut, je pense, arrêter de raisonner de manière duale : il y aurait les « croyants », irrémédiablement enfermés dans l’illusion sacrificielle, et les « athées », héritiers, pour certains, de la révélation de cette violence. Votre résumé temporel invite plutôt à considérer un schéma ternaire. 1) le temps de la méconnaissance, 2) le temps de la révélation, le « moment athée » qui est aussi une crise, 3) la sortie de crise.

    La foi (ou pas) n’est pas le résultat d’un choix intime, raisonnable ou sentimental, mais bien plus la mesure de notre progression dans cette évolution. Dans le premier état, la foi du charbonnier nous maintient dans la méconnaissance et dans le sacrifice ; dans le second, nous sommes précipités dans le « moment athée », le moment de l’absence de Dieu, comme en témoignent, entre autres, bien des psaumes (dits « de lamentation »), qui est aussi le moment de la révélation des structures violentes du monde. Dans le troisième, une nouvelle figure de Dieu apparaît, dont il est bien inutile de tenter une description, puisqu’elle n’est accessible qu’à l’issue du processus et que nous n’en sommes pas encore là.

    Je ne suis sûr que d’une chose : le récit dont vous déplorez l’absence existe, nous l’avons sous les yeux depuis longtemps. Il partage le même espace littéraire que les « enveloppements mythiques et mensongers » qui nous le dissimulent. Tout est écrit.

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  15. Cette tentative de « psychologiser » l’analyse (RG aurait-il pu inventer la TM sans être croyant ?) est certes intéressante, mais je lui préfère l’analyse historique. La TM est l’aboutissement par un homme doué de génie, n’ayons pas peur des mots, de tout ce qui l’a précédé. La TM est inconcevable sans l’ethnologie, la psychologie, la sociologie, qui l’ont précédée, tout comme la théorie de l’évolution est inconcevable sans les observations et hypothèses de Linné, Lamarck et bien d’autres. Je pourrais multiplier les exemples dans les sciences dures (Einstein et Riemann p ex), mais à quoi bon, j’ai compris qu’il y avait une résistance très forte à la vision historique de la déconstruction christique des religions sacrificielles (y compris le christianisme historique) parmi tous les contributeurs du blog. Je le regrette, car cette vision m’est imposée par la TM elle-même, si je veux respecter sa logique interne, sa cohérence, et donc je ne peux en changer.

    Ma dernière proposition, qui n’appelle pas de réponse : il y a dans l’œuvre de RG deux époques qui s’éloignent progressivement, l’une qui va de MRVR à DCC, puis à partir du Bouc Émissaire déjà, une autre qui est de plus en plus consacrée à la théologie chrétienne et ne m’intéresse que très modérément. Comme je l’ai déjà écrit, le dernier Girard, celui de ‘Achever Clausewitz’, m’est étranger.

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