Pourquoi le mal frappe les gens biens ?

par Benoît Hamot

Dans le Livre de Job, le Prologue – où Yahvé accepte que Satan provoque les malheurs qui s’abattent sur Job afin d’éprouver sa foi – et l’Épilogue– où il le réhabilite en doublant sa fortune initiale – font l’objet d’une hypothèse de la part de Girard : il les suppose surajoutés et sans pertinence aucune, car étrangers au propos initial, qui consisterait à dévoiler une forme pernicieuse du mécanisme victimaire. « Nous voyons bien ici que le prologue est dénué de toute pertinence [1]. » Frédérique Leichter-Flack intègre en revanche Prologue et Épilogue dans un propos philosophique portant sur « le problème du mal dans toute son aporie [2]. » Le mal est assimilé au malheur qui peut s’abattre à tout moment sur n’importe qui. Pour un véritable athée, Dieu et Satan deviennent les deux visages du hasard…

Dans le Prologue, ce n’est pas Yahvé qui provoque le malheur, mais Satan – l’accusateur public – et si l’on cherche à identifier ce personnage dans la réalité plausible du Dialogue, on est obligé de convenir avec René Girard que ce sont bien les amis de Job qui « font le job » : c’est l’accusateur qui désigne une victime, et non l’inverse. Bien sûr, le cas se présente de plus en plus souvent, où un quidam se pose en victime en accusant des accusateurs réels ou imaginaires : il s’agit d’une tentative d’inversion des positions respectives, ce que Chesterton désignait – peut-être – comme « ces anciennes vertus chrétiennes devenues folles », entraînant la modernité dans sa chute. Mais au fond, cela revient au même. Fondamentalement, un point ne produit aucun cercle, mais chaque cercle produit nécessairement son point central en suivant l’index de l’accusateur. Celui qui veut se poser en victime en accusant un tiers le fait en tant que membre du cercle de bien-pensants, où cherchant à en faire partie, quand la position de la victime se caractérise toujours par sa solitude, par un puissant sentiment d’abandon. Job est seul, il est ce point central.

***

Sans quitter la démonstration girardienne – cette géométrie du sacrifice – on peut néanmoins aborder le Livre de Job en prenant en compte le Prologue, à condition d’adopter deux angles de vue complémentaires : historique et philosophique. Il est dit que les amis de Job habitent dans trois villes orientales – Témân, Shuah, Naama – « considérées en Israël comme des patries de la sagesse [3] », détail que Girard ne relève pas. Ce ne sont pas des voisins malveillants. Ils viennent de loin pour assister à la chute de l’homme puissant et admiré. Les rois mages feront un trajet similaire, mais les intentions sont strictement inverses…

On peut lire ce texte en tenant compte des événements. Le dialogue entre l’élite juive déportée à Babylone et leurs puissants voisins orientaux n’a pas manqué de se produire. Les vaincus furent maintenus en captivité avec tous les égards dus à leur rang pendant de longues années. Ces hôtes de marque furent accueillis dans le palais royal, avec toute l’ambiguïté contenue dans ce terme au regard de son origine : ennemi – étranger – hôte. Dans le Dialogue, les vainqueurs tentent de persuader Job que sa situation pitoyable est une conséquence de ses fautes. Transposé au niveau collectif : pour les babyloniens, les juifs auraient offensé le dieu ancestral (Shaddaï), qui a réagi en conséquence pour les punir.

Le Livre de Job date du début du Ve siècle, après le retour de Babylone. Nous savons que la population juive restée en Palestine, revenue entretemps à des pratiques païennes, s’est également montrée hostile aux rapatriés. Le texte pourrait synthétiser cette double hostilité : durant la captivité, puis lors du retour en Judée. C’est à travers ces épreuves que s’est formé le judaïsme comme religion à la recherche de la vérité, opposée à toute sagesse ancestrale et philosophique. Les épîtres de Paul confirmeront cette opposition fondamentale entre la folie de la foi et l’amour de la sagesse.

Cette lecture historique permet d’approcher l’ambiguïté des relations entre Job et ses amis, qui ne sont pas des lyncheurs à proprement parler : « Les trois personnages paraissent très exaltés mais ils ne s’écartent jamais d’un scénario très classique. Il y a de la méthode dans leur transe. Tout suggère qu’ils n’improvisent guère et que leurs plus belles envolées sont des formules éprouvées, d’assez vénérables imprécations religieuses. » (p.114) Pour confirmer son hypothèse principale, Girard convoque à maintes reprises une foule hostile, pourtant absente du texte, si ce n’est en tant qu’idée. Ce décalage entre la présence des amis et la foule virtuelle, confirmerait l’hypothèse d’une double temporalité : exil à Babylone, puis retour au pays.

Les accusateurs cherchent à persuader Job de son erreur pour justifier le système sacrificiel. « Oui, heureux l’homme que Dieu corrige ! Aussi, ne méprise pas la leçon de Shaddaï ! » (5,17) Shaddaï étant le nom divin de l’époque patriarcale, le texte montre que ces sages associés aux juifs revenus à des pratiques ancestrales croient en un dieu archaïque, un dieu violent. Girard compare finalement le Dialogue avec les procès totalitaires et les séances d’autocritique : « Les trois amis cherchent à obtenir de Job son assentiment au verdict qui le condamne. » (p.166) Les amis de Job sont amicaux comme les camarades qui adorent les « damnés de la Terre » ; quand ils entreprennent de les rééduquer, c’est pour leur bien…

***

Leichter-Flack nous dit écrire « un livre de philosophie avec la littérature », parce que « la littérature nous empêche de nous satisfaire des solutions trop intellectuelles », nous obligerait à rester « au ras du sol, au niveau des émotions » quand la philosophie serait apte à « apporter des solutions ou des résolutions » au problème du mal, qui malgré tout reste « impossible à résoudre [sic] ».

Le livre posthume de Maurice Clavel (Critique de Kant, 1979) permet de saisir ces limites et ces apories propres à la philosophie. Kant dit être « sorti de son sommeil dogmatique » après avoir été secoué par l’affirmation de David Hume : « Il n’y a pas de loi de cause à effet. » Éliphaz affirme : « Je l’ai bien vu : ceux qui labourent le malheur et sèment la souffrance, les moissonnent. » (4, 8) Job met frontalement en question cette affirmation. Si, depuis sa position de faiblesse extrême, la foi devient la seule issue envisageable, Kant limite le savoir « pour faire place à la foi ». Mais que signifie la foi dans ce contexte ?

La foi n’est certainement pas soumission à une destinée. Aucune « loi de cause à effet » n’est écrite dans un ailleurs métaphysique. Les arguments d’Eliphaz sont bien métaphysiques, dans le sens où il postule une cause surplombante aux effets dévastateurs qui se déchaînent sur Job, dont la réponse en forme de question ne peut que l’embarrasser : « Instruisez-moi, alors je me tairai ; montrez-moi en quoi j’ai pu errer. On supporte sans peine des discours équitables, mais vos critiques, que visent-elles ? Prétendez-vous critiquer des paroles, propos de désespoir qu’emporte le vent ? » (6, 24).

Cinq siècles plus tard, Jésus veut réhabiliter les victimes, y compris les victimes des « coups du sort » : les malades, les infirmes, mais à partir du moment seulement où ils croient en lui, ou autrement dit ; où ils placent leur confiance dans l’amour. Toute révélation et toute résolution possible du problème du Mal provient du centre souffrant, où Jésus se place lui-même, et non de la pratique d’une sagesse contenue dans une métaphysique et une pratique rituelle ; de celles « qui ont fait leurs preuves », disent les sages.

Pour Hume, la causalité est une habitude de l’esprit, issue de la constatation d’une conjonction répétée entre deux phénomènes successifs. Or si ces « preuves » que les sages mettent en avant découlent de la simple habitude, ils en déduisent une loi métaphysique assez tenace pour conduire les disciples eux-mêmes, cinq siècles plus tard, à demander naïvement à Jésus : « Rabbi, qui a pêché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ? » (Jn.9, 3). Les disciples comme les amis de Job reproduisent le même schéma, et ils le font sans méchanceté apparente. Il faut seulement prendre la place de Job, ou de cet aveugle, pour se rendre compte de leur erreur, et de leur redoutable cruauté : ils ajoutent une faute morale à une souffrance physique et psychologique. La protestation d’un homme riche et estimé de tous, tragiquement confronté au triple malheur de la ruine, de la maladie et de la mort de ses enfants, parvient ainsi à déjouer la perversité de ceux qui justifient leur Schadenfreude en raisonnant sur une relation de cause à effet.

Lorsque Girard prend le parti de dégager le Dialogue du Prologue et de l’Épilogue, accusés de masquer le réel, on comprend très bien pourquoi il le fait. Cette superstructure conduit en effet à une impasse ; à cette aporie relevée par Frédérique Leichter-Flack. Mais si on établit, avec Girard, la liaison négligée par les modernes entre Satan – représentation métaphysique et religieuse –et le discours des amis de Job, il apparait que le Prologue contribue à une critique radicale de la philosophie. Elle se confond avec la protestation de Job à l’encontre de toutes les persécutions, justifiées depuis la nuit des temps par une métaphysique institutionnelle agissant à travers le rite. C’est une critique du principe de rétribution (hébreu : Sakar), abordé par Girard dans un chapitre de son essai (17. La rétribution). Le principe théologique de la rétribution se confond avec la loi métaphysique de cause à effet, contestée par Hume. Le chapitre suivant (18. Les défaillances de Job) aborde la puissance explicative de ce principe dominant : « Cette vision paraît aussi contraignante que de nos jours l’évidence scientifique. » (p.197)

Dans le Prologue, le ressort métaphysique et religieux autorisant la sévérité du jugement des amis à l’encontre de Job est nommé Satan. Puis l’accusation s’incarne à travers les amis de Job. Le Prologue conforte ainsi la lecture girardienne, à condition de rappeler, comme Girard ne cessera de le faire à notre intention, l’équivalence première entre l’hébreu ha-satan et la personne de l’accusateur public : ce procureur s’oppose, dans le cadre d’un procès – et le livre de Job n’est rien d’autre que cela – à l’avocat de la défense ou paraclet : autre nom du Saint-Esprit.

Mais encore : comment Satan pourrait-il être notre ami, notre camarade et notre conseiller vertueux, venu nous expliquer les raisons de nos malheurs ? En nous laissant croire qu’il suffit d’accepter son idéologie totalitaire pour quitter le centre de l’accusation, et rejoindre ainsi le cercle des bien-pensants : les séances d’autocritique et les aveux publics extorqués dans les régimes communistes fournissent un exemple bien connu, toujours actuel, où l’intervention du paraclet est systématiquement empêchée.

Le lien contradictoire entre l’évènement tangible et le discours métaphysique se noue à travers le Prologue. L’ensemble forme ainsi une parabole révélant l’ignorance des persécuteurs [4]. La parabole contient un piège sous forme de paradoxe ; en effet, il est précisé que c’est en raison de sa droiture que Job est mis à l’épreuve, et non pas en raison de ses fautes, comme le soutiennent les accusateurs !

***

Contrairement à son apparence mythique, le Prologue nous permet ainsi de protester, avec Job, contre l’irréalité des conceptions portant sur Shaddaï – le dieu des persécuteurs – ou sur Satan régnant en maître sur notre vallée de larmes, la divinité archaïque toute-puissante décidant parfois d’intervenir à l’encontre de son ange déchu, à condition seulement que nous nous tenions bien sages. Ce deus ex machina appartient au théâtre antique, et c’est de façon ironique qu’il est ainsi mis en scène.

Prologue et Épilogue construisent une parabole qui nous permet de regarder de haut ce qu’il en est réellement ici-bas : la route antique des hommes pervers est pavée de niaiseries métaphysiques. Le fait que nous ayons eu besoin de 2 500 ans pour pouvoir reconnaître cette parabole, passée inaperçue de René Girard lui-même, montre la formidable puissance à retardement de ce procédé si particulier. Car son effet boomerang est toujours volontaire : « … afin qu’ils voient sans voir et entendent sans comprendre. » (Lc.8, 10)

La Bible déplace certaines questions métaphysiques au profit de l’attention portée sur ceux qui n’ont pas le loisir de se les poser. Ceux-là, le dos au mur, menacés dans leur vie même, aux prises avec une réalité des plus tangibles, ont osé protester face à une injustice justifiée (sic) par la sagesse des anciens et des rois. Car à Eliphaz, qui prétend avoir reçu une révélation de la présence divine (4, 12), Job répond : « S’il passe sur moi, je ne le vois pas et il glisse imperceptible [5]. » (9,11) – mais perçoit parfaitement la réalité du mécanisme victimaire  – « A l’infortune, le mépris ! opinent les gens heureux ; un coup de plus à qui chancelle ! » (12, 5) – et refuse d’entendre leur prétendue sagesse : « Vos leçons apprises sont des sentences de cendre… » (13, 8)

On n’invente pas de telles répliques ! Bien sûr, le personnage n’est pas historique, mais si de tels événements ne s’étaient pas produits, s’ils n’avaient pas stupéfait quelques témoins, au point qu’ils éprouvèrent la nécessité d’en parler, ou de l’écrire – écriture certes remaniée, traduite, complétée ou épurée par d’autres à leur suite – les protestations de ces innocents n’auraient pas entraîné l’humanité vers une prise de conscience progressive de la vérité, et donc vers une déprise tout aussi progressive du mécanisme sacrificiel.

Le Livre de Job vient d’être lu sous les aspects du témoignage (littéraire), de la pensée (métaphysique) et de l’histoire (collective). Il n’y a pas à choisir une lecture préférentielle, car sont entrelacés des évènements historiques (l’Exil et le Retour en Palestine), l’élaboration d’une pensée (le judaïsme prophétique), et les revers de fortune accompagnés de jugements sévères, que chacun peut être à même de subir encore de nos jours. Séparer l’un ou l’autre aspect de la révélation biblique, cela reviendrait à appauvrir notre lecture [6].


[1] p.22, et pp. 18, 48, 49, 71, 113, 210-213, 237 : Girard, La route antique des hommes pervers, 1985, Grasset

[2] 8 janvier 2023, Signes des temps, France Culture. F. Leichter-Flack, Pourquoi le mal frappe les gens biens ? 2023, Flammarion.

[3] Note de l’E.B.J. sur Jb.2, 11.

[4] Voir Le bouc émissaire, p.271, Grasset.

[5] Girard conclut en comparant le Livre de Job au récit de la Passion (p.239), ou les dernières paroles du fils, de l’homme et de Dieu témoignent de sa traversée d’une situation extrême, où l’angoisse et le sentiment d’abandon sont exprimées.

[6] Et cela vaut également pour les apocalypses prophétisant les destructions du temple et de la ville de Jérusalem. Évènements historiques qui, comme tout tremblement de terre majeur, donnent lieu à de multiples répliques, y compris celles que nous traversons en ce moment au niveau mondial : car tout est révélé, mais nous avons des oreilles pour ne pas entendre.

Auteur : blogemissaire

Le Blog émissaire est le blog de l'Association Recherches Mimétiques www.rene-girard.fr

12 réflexions sur « Pourquoi le mal frappe les gens biens ? »

  1. Ce qui me gêne un peu dans cet intéressant « supplément » à l’analyse girardienne du Livre de Job, c’est qu’en le lisant, on ne sait pas vraiment « qui » parle, même si à certains endroits, l’auteur révèle que c’est bien lui. Il s’agit quand même au départ d’un livre au titre accrocheur en même temps qu’énigmatique (le malheur frappe au hasard, la plupart du temps, non ?) et dans ce billet, on ne sait pas quelle est la thèse de ce livre ni si elle se distingue de celle de l’auteur du billet : qui a repéré au bout de 2500 ans cette parabole passée inaperçue, y compris auprès de Girard lui-même ?

    J’aime

  2. En effet, je n’ai pas choisi l’illustration de tête, qui porte à confusion. L’ article s’intéresse au livre de Job et à l’interprétation de René Girard dans « La route antique des hommes pervers ». Si je reprends le titre de ce livre de Leicher-Frack, que je n’ai pas lu, pour la bonne raison qu’il n’était pas paru lorsque j’ai écrit cet article, c’est que j’avais écouté son auteure lors de l’émission « signes des temps », et que cet interview m’a fait réagir, et réfléchir. Evidemment, je ne suis pas d’accord avec sa position vis à vis du livre de Job, et elle m’intéresse assez peu. Le propos principal est donc de proposer une hypothèse différente de celle de René Girard par rapport au Prologue, et de rapprocher ainsi le livre de Job de l’affirmation de Hume et de la Critique de la raison pure de Kant. C’est à dire de me joindre à cette critique radicale de la métaphysique.

    J’aime

  3. Sur votre question sur la parabole passée inaperçue, je n’ai pas trouvé de commentaire jusqu’à présent faisant état de la nature parabolique du Livre de Job. Girard ne l’a pas perçue en tout cas, puisqu’il considère qu’il nous faut « nettoyer son esprit de l’influence néfaste du Prologue » pour comprendre ce dont il est question, alors que sans le prologue, ce texte n’est plus une parabole. Bien entendu, le sens de la parabole (« Il n’y a pas de loi de cause à effet. ») est explicité dans les évangiles et en philosophie par Hume. Je n’aurai pas la prétention ridicule de m’attribuer une telle découverte… Mais à ma connaissance, la relation entre le Livre de Job en tant que parabole et la pensée de Hume – Kant – Clavel, n’avait pas été montrée jusqu’à présent. Telle était l’ambition de cet article.

    J’aime

  4. Sans m’immiscer dans un débat théologique, je voudrais juste relever deux fautes de logique dans le propos :
    1. « Pour un véritable athée, Dieu et Satan deviennent les deux visages du hasard… » Non, et par définition, pour un véritable athée, Dieu et Satan n’existent tout simplement pas !
    2. « Pour Hume, la causalité est une habitude de l’esprit, issue de la constatation d’une conjonction répétée entre deux phénomènes successifs. » Non, la constatation d’une conjonction répétée entre deux phénomènes successifs est la définition même d’une causalité fallacieuse, cad une causalité qui se fonde sur la séquentialité (simple succession temporelle). Cette causalité est constitutive de la pensée magique, présente chez les enfants de 5 à 7 ans (Piaget J. De quelques formes primitives de causalité chez l’enfant : phénoménisme et efficace. L’Année psychologique 26: 31-71, 1925) et dans certaines pathologies psychiatriques (Einstein DA, Menzies RG. The presence of magical thinking in obsessive compulsive disorder. Behav Res Ther 42: 539-549, 2004). Mais surtout, pour ce qui nous intéresse directement, c’est elle qui est à l’œuvre dans le mécanisme victimaire originel (succession temporelle reproductible entre crise mimétique et réconciliation victimaire).
    Je laisse les philosophes juger de la pertinence de la référence.

    J’aime

    1. En réponse à Claude Julien :
      1- Vous avez raison, mais lorsqu’un athée lit des textes dans lesquels Dieu et Satan apparaissent et interviennent, et qu’il prétend en dégager un contenu purement philosophique – c’est le cas de Leichter-Flack – il considère que leur action supposée est en réalité le fait du hasard. Un véritable athée, et c’est une position tout à fait respectable, pense que l’univers tel qu’il se présente est le fruit du hasard.
      2- Vous avez encore raison : il faut préciser que Hume ne conteste pas la causalité, mais l’existence d’une loi de causalité. C’est ce qui amènera Kant à considérer qu’il s’agit là d’une mise en question de la possibilité d’une « science de raison pure », c’est-à-dire de la métaphysique. L’ironie c’est qu’en cherchant à asseoir la métaphysique sur une base plus solide, il participe à la dévaluer entièrement (c’est ainsi en tout cas que Maurice Clavel présente son cours sur Kant, commandé par le CNED, bien entendu, Heidegger est d’un tout autre avis)
      Ces considérations philosophiques ont un rapport direct avec Job, c’est ce que je cherchais à montrer à travers cet article. Je regrette de n’avoir pas été plus clair, et surtout, d’avoir conservé un titre commun avec un livre que je n’ai pas lu, et dont je ne peux évidemment pas recommander la lecture. Il serait souhaitable d’enlever cette image de tête, si possible, car elle nuit à mon propos. Il se trouve que j’ai dû écourter considérablement le texte initial, à 5 reprises, à la demande de J-L. Salasc, et que l’introduction où je me démarque clairement de la position de Leichter-Flack a pratiquement disparu, il ne restait que cette allusion (« Pour un véritable athée, Dieu et Satan deviennent les deux visages du hasard. ») pour résumer le long développement de notre professeur de philo sur « l’aporie du problème du mal »…
      Je me permets de reproduire ici une partie du texte que j’ai dû enlever :
      « L’auteure intègre en revanche Prologue et Épilogue en affirmant une dimension purement littéraire de ce texte – « bien sûr c’est une fiction, c’est une histoire inventée » – dont elle prétend extraire une leçon philosophique : « le problème du mal dans toute son aporie. » Le mal est assimilé au malheur qui peut s’abattre à tout moment sur n’importe qui. Le mythe entourant le Dialogue, ou plus exactement – j’y reviendrai – la parabole mettant en scène Satan, suggérant à Yahvé de le laisser agir pour accabler un innocent et un juste, vise-elle à exposer cette aporie ? « Ses décisions sont insondables, ses chemins sont impénétrables ! » (Rm.11, 33) Saint Paul ne développe-il pas cette aporie dans ses deux sens opposés, la chance qui comble Job de ses bienfaits dans l’Épilogue répondant aux coups du sort subis dans le Prologue, l’action des hommes ne pouvant être incriminée ? On n’est pas loin de la doctrine calviniste. »
      Pour moi, le Livre de Job n’est pas « une histoire inventée » en vue d’exposer une aporie, mais part du vécu, d’où mon incise historique. D’ailleurs, la question « Pourquoi le mal frappe les gens biens ? » est une fausse question : pourquoi ne mal ne les frapperait-il pas ? Mais confronté au malheur, chacun de nous ne peut s’empêcher de se la poser… Or le simple fait de poser cette question sous-entend qu’on a déjà répondu en supposant une loi de causalité, en laquelle croient fermement les amis de Job, ce qui les autorise à accuser la victime. La dimension parabolique du texte, qui prend au piège les accusateurs, ne peut être comprise qu’en intégrant le prologue : c’est là mon point de divergence avec le livre de Girard.

      Aimé par 1 personne

      1. « Le récit est insatisfaisant » pour Leichter-Flack, et pour tous ceux qui ne perçoivent pas la présence d’une parabole, c’est-à-dire d’un récit destiné à piéger les auditeurs. René Girard se trouve donc dans la même situation, lui que l’on sent prodigieusement agacé par le Prologue et l’Épilogue, qui forment la « coquille » de la parabole, la bouteille jetée à la mer contenant le message. Si l’on tient compte de cette dimension parabolique, la question d’apparence anodine : « Pourquoi le mal frappe les gens bien ? » se révèle tout à fait redoutable. Elle montre en effet notre appétence toujours actuelle pour la métaphysique ou pour les apories philosophiques, et comment elles nous conduisent peu à peu à justifier le mal, à accuser des victimes que nous avions adorées précédemment (ou inversement). C’est « le moment où le hasard se transforme en destin » (Marc Weitzmann, au cours de son émission) et toute notre morale sacrificielle s’applique à justifier le destin des victimes du mauvais sort. C’est pour cette raison que la fin du Prologue (11 à 13), qui met Girard particulièrement hors de lui, est au contraire tout à fait vraisemblable par rapport à la lecture que nous poursuivons ensemble de ce texte : il est en effet tout à fait possible que ces amis éprouvent une réelle compassion, soient vraiment bouleversés en voyant leur ami dans cet état (c’est aussi l’opinion de Marion Muller-Colard). C’est seulement peu à peu, en se laissant entrainer par le fil de leur raisonnement métaphysique, et face aux protestations de Job, qu’ils en viennent à l’accuser d’une façon de plus en plus cruelle : ils tiennent trop à cette « loi de causalité » que Hume contestera bien plus tard. « Méfiez-vous de vos amis ! ». Le Livre de Job est extraordinaire, précurseur des évangiles où tout cela sera exposé en pleine clarté, mais à ce moment de l’histoire de la Révélation en marche, tout ne peut pas encore être dit. La Révélation s’effectue par étapes. « Il y a un temps pour tout » dirait Tresmontant. L’emploi du procédé parabolique transforme le simple récit de persécution en une bombe à retardement. La parabole met à bas toutes nos habitudes philosophiques et pseudo-scientifiques.

        J’aime

      2. Merci Benoît pour cette réponse qui clarifie grandement le propos. Et puisque tu cites Marion Muller-colard, je recommande la lecture de « l’autre Dieu », dans lequel l’autrice part de son expérience personnelle du malheur qui nous tombe dessus sans prévenir, pour relire le livre. Elle te rejoint dans ton analyse du prologue, même si c’est par une toute autre approche. Pour elle, le prologue expose notre confusion entre malheur et justice divine, notre obsession pour la justice rétributive, autrement dit notre image falsifiée de Dieu. Tu le dis magnifiquement : « toute notre morale sacrificielle s’applique à justifier le destin des victimes du mauvais sort », et le livre de Job est bien une parabole qui vise à détruire cette solide construction mentale, à remplacer le Dieu rétributif par « l’autre Dieu ».

        Aimé par 1 personne

      3. J’ai une dette envers Hervé, puisque je lui avais transmis cet article avant publication, sachant son intérêt pour le Livre de Job et le procédé parabolique, et nos échanges m’avais permis d’approfondir mon approche. Je le remercie particulièrement pour m’avoir signalé le livre de Marion Muller-Colard, que je ne connaissais pas. Je dois dire que j’ai été particulièrement passionné par une série d’interviews disponibles sur le net sur dominicains.tv
        https://www.dominicains.tv/fr/rencontres/l-q/marion
        Hervé m’a également interrogé sur la fréquence obsessionnelle avec laquelle Job veut purifier ses fils et offre des holocaustes, au début du Prologue. Sa vision en 3 étapes me semble tout à fait juste, je le cite :
        « Le livre de Job est l’exemple parfait du schéma apocalyptique, schéma en trois temps qui part de l’inconscience (ou de la méconnaissance de notre violence) pour aboutir au Royaume. Entre les deux il y a l’étape de la crise. Je vois donc Job comme une histoire en trois temps, ce qui explique la présence du prologue (qui décrit le temps de la méconnaissance dans le langage de la méconnaissance) et de l’épilogue (la sortie de crise qui voit Job retrouver deux fois ce qu’il avait perdu – voir Marc 10, 29-30 pour un joli écho dans les Évangiles). Tout le reste du texte décrit la crise spirituelle de Job, le lieu/temps de sa transformation. Le temps de la crise est aussi le temps de la rébellion – rébellion contre l’ordre violent, contre la logique rétributive. Job se bat moins contre ses amis que contre cette image de Dieu qui le hante encore, un peu comme Jacob au gué de Yabboq. »
        Je ne vais pas publier nos échanges, bien sûr, mais le résumé de ce qu’ils m’ont apporté, puisqu’il semble que mon article a été mal compris. C’est un peu long encore, mais cela permet de préciser le sens du procédé parabolique, qui à ma connaissance, est employé seulement dans le Livre de Job, avant les évangiles, ce qui en fait toute l’originalité et la valeur inépuisable:

        Habitués à pouvoir nous exprimer librement, nous lisons les textes anciens comme si cette possibilité avait toujours été là. En réalité, elle est unique dans l’histoire humaine, et très récente. La démocratie représente encore une exception dans le monde, et elle est en grand danger actuellement. Dans la Bible, l’usage de la parabole ne s’explique ni par le goût de la métaphore, ni par la volonté de faire comprendre au plus grand nombre une vérité complexe, théologique ou philosophique, à travers des histoires et des images dans lesquelles chacun puisse se projeter. C’est tout le contraire. Et Jésus le précise à ses disciples : « Il vous a été donné de connaître les mystères du royaume de Dieu ; mais pour les autres, cela leur est dit en paraboles, afin qu’en voyant ils ne voient point, et qu’en entendant ils ne comprennent point. » (Lc.8, 10)
        René Girard avait pleinement conscience de la situation périlleuse dans laquelle les prophètes et Jésus se trouvaient. La parabole leur permet d’y échapper : « Paraballo signifie jeter quelque chose en pâture à la foule pour apaiser son appétit de violence » (Girard, Le bouc émissaire, p.270). Ma lecture du Livre de Job est conforme à cette double appréhension du procédé parabolique. Le message ne pouvait pas, et ne devait pas être compris dans ce contexte, au risque de provoquer la colère contre ses auteurs, et la censure du texte. Les clercs, les prêtres comme les politiques étaient encore loin de pouvoir entendre ceci : Shaddaï, le dieu archaïque des anciens Hébreux, celui qui réclame des sacrifices, se confond avec Satan. Car c’est bien ainsi que les amis de Job interprètent les évènements qui accablent Job : à travers l’action d’un dieu vengeur, qui le punit de son arrogance et de ses fautes. Ce sont des sages, des métaphysiciens et des théologiens : ils prétendent connaître Shaddaï, et se tiennent même prêts à incarner son bras armé en cas de besoin.
        Si, dans le Prologue, Satan n’occupe pas la place qui lui est habituellement dévolue– celle de l’accusateur public – elle est prise par ceux qui croient en Shaddaï : le lien entre la parabole proprement dite et son application dans le monde réel est établi à travers cette équivalence. On assiste donc à un accord tacite entre Shaddaï, Satan et les amis de Job. C’est en contestant les termes mêmes de cet accord que Job peut entrouvrir une porte. En arrière-plan, derrière le rideau opaque du Prologue – une sorte de système nuageux masquant l’Olympe aux mortels – le lecteur sait qu’il s’agit d’un pari. Il est particulièrement cruel. Job en détient la clé, elle consiste à garder la foi, mais il ne le sait pas.
        La parabole est comparable à une amande : la coque (ou le fruit) est l’élément pleinement visible, celui qui apparait à tous et qui masque le contenu, qui seul importe : l’amande, la partie féconde, capable d’engendrer un arbre, quand l’enveloppe est destiné à pourrir. Comme le royaume de Dieu, comparable au grain de moutarde de la métaphore évangélique, l’amande a besoin d’être transportée, de se disséminer et de germer dans le terreau de la culture humaine, comme une parole créatrice, une source d’information inédite. « Parole » proviendrait de « parabole » ; et non l’inverse, selon Jean-Luc Marion. Le Verbe utilise le véhicule de la parabole : ce fruit appétissant, objet de la dévoration des prédateurs, ou cette coque protectrice, cet emballage que seuls les écureuils malins et prévoyants parviendront à ouvrir lorsque l’hiver viendra.
        En rappelant l’origine du terme, en ouvrant son dictionnaire grec à « paraballo », Girard nous permet d’appréhender la fonction de cette forme close, coque dure ou fruit délicieux contenant l’amande : « C’est pour empêcher la foule de se retourner contre l’orateur que celui-ci recourt à la parabole, c’est-à-dire à la métaphore. » (Le bouc émissaire, p. 270).
        La parabole agit ainsi comme ce véhicule, traversant les siècles avant de s’ouvrir et de libérer la vérité contenue, l’information créatrice ; elle est cette passagère clandestine, soigneusement protégée afin d’éviter la censure ou l’expulsion en cours de route. L’efficacité de la gangue protectrice inclut nécessairement une part de séduction, afin de ne pas être négligée par les prédateurs qui la dévorent et la transportent. La parabole peut être dure comme un fruit à coque contenant l’amande, mais elle doit également contenir sa promesse : être bonne à manger, délicieuse et nourricière, c’est-à-dire indispensable à la vie. Sinon, elle a peu de chance de traverser les siècles et de féconder la création.
        Par conséquent, le livre de Job est également un chef-d’œuvre de poésie, particulièrement perceptible dans les deux Discours de Yahvé, précédant l’Épilogue. La chair succulente du fruit poétique parvient à mettre fin à la plainte désespérée de Job, à sa critique radicale d’un dieu à la fois rétributif et injuste. Après le discours de Yahvé, exaltant la beauté de la création et donc, magnifiant sa propre puissance à travers son œuvre, Job se rétracte, cesse de protester et « s’afflige sur la poussière et sur la cendre » (42, 6). L’Épilogue suit, décrivant sa récompense : la restauration et le doublement de sa fortune initiale. La forme circulaire formant la coque de la parabole peut alors se refermer, en évitant de heurter ceux qui croient en un dieu rétributif, maître et acteur de notre destin. Ils peuvent continuer à le croire sans se douter du contenu de l’amande, hautement subversif.
        La protestation de la victime souffrante, sa critique à l’encontre de Shaddaï lui est vertement reprochée, puis pardonnée au regard de son humiliation et de son silence. Il faut bien que la vérité, cette passagère clandestine, fasse preuve d’humilité et de silence pendant la traversée du temps. « L’adversaire de Shaddaï a-t-il à critiquer ? Le censeur de Dieu va-t-il répondre ? » Et Job renchérit depuis son tas de fumier : « J’ai parlé à la légère : que te répliquerai-je ? Je mettrai plutôt ma main sur ma bouche. J’ai parlé une fois, je ne répondrai plus ; deux fois, je n’ajouterai rien. » (40, 2-5). Où l’on voit comment Shaddaï et Yahvé sont confondus aux yeux de Job et de ses amis, et enfin, aux yeux des croyants en général et de tous ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre, c’est-à-dire pour nous tous, croyants, agnostiques et athées confondus. Mais la parabole s’est néanmoins refermée après nous avoir fait entendre tout autre chose. Le message est passé, à notre insu.
        Une autre interprétation sur la nature de Shaddaï est possible, elle nous est offerte par Marion Muller-Colard dans : « L’autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce ». L’auteure parle d’expérience, ouvrant la parabole vers une dimension toute personnelle, elle touche à l’universalité de la condition humaine. L’homme souffrant, quel que soit l’intensité de son désespoir et la présence de la mort prochaine, ne peut accuser son créateur, et à plus forte raison la création tout entière, œuvre de Shaddaï. Ce terme, habituellement traduit par « Dieu tout puissant », Marion Muller-Colard, en poursuivant une tradition rabbinique, l’entend comme : « Celui qui dit (Sh-) : Ça suffit ! (daï) » (p.87). « Lorsque la Plainte nous emporte, lorsque, de rage, il nous prend l’envie de réveiller Léviathan, Dieu est celui qui tend la main en disant : « Ça suffit ! » Dieu-Shaddaï » (p.105).
        Il faut alors signaler que cette injonction – Ça suffit ! – est adressée également aux amis de Job. Yahvé estime que le pari pervers conclu avec Satan a assez duré, et que Job a droit à une réponse de sa part. Si Shaddaï avait laissé le processus aller à son terme, nul doute qu’il se serait achevé par un lynchage, ou par le suicide de Job. C’est la façon traditionnelle de conclure l’exaspération de la foule, ou le chaos des sentiments chez le désespéré. C’est pour cette raison que Shaddaï s’accorde parfois avec Satan : « Ça suffit ! Finissons-en ! » Et le retour à l’ordre s’opère sur le dos d’une victime. Mais cette fois-ci, « Ça suffit ! » s’adresse simultanément au groupe et à la victime révoltée contre Shaddaï et contre la création toute entière ; « Ça suffit ! » s’oppose à la tentation nihiliste qui s’empare de Job, ivre de douleur.
        Si le judaïsme est habituellement qualifié de monothéiste, on peut s’étonner de l’emploi d’une multiplicité de noms donnés à ce Dieu innommable, voire imprononçable ! Dans le Livre de Job, Shaddaï alterne avec Yahvé comme nulle part ailleurs. On peut en effet distinguer un Dieu « créateur du Ciel et de la Terre » et un Dieu inconnu et inconnaissable mais néanmoins à notre image, cocréateur, en dialogue avec l’humanité et acceptant parfois d’être instruit : « Ceins tes reins comme un brave : je vais t’interroger et tu m’instruiras. » (40, 7). Yahvé se sait inachevé, en devenir : « L’auto-perfectionnement de l’homme, par le don du libre arbitre, est la condition de l’auto-perfectionnement du divin. C’est la saveur de la relation » écrit le Rabbin Rivon Kryger. Et Dieu inachevé répondit à Moïse, qui le questionnait sur son nom : « je serai qui je serai » : « èhiè asher èhiè » (Ex.3, 14).
        Aussi, plutôt que de séparer un Dieu archaïque, exigeant des sacrifices – Shaddaï – et un Dieu révélé qui n’en veut plus, le Livre de Job parvient à montrer leur unité, ou plus précisément leur continuité dans le fil de l’histoire humaine. Ce « tuilage » n’a rien d’évident. Soyons plus précis encore : la Bible dans son ensemble parvient à raconter une évolution qui entraine simultanément l’humanité et son Dieu vers une autre logique du salut, et le Livre de Job fait état d’une mutation principale, au même titre que le récit de la Passion. Bien malin qui pourra dire, de l’homme ou de Dieu, celui qui a entrainé l’autre…
        Il est significatif que cette fébrilité obsessionnelle avec laquelle le Job du Prologue s’attachait à effectuer, chaque matin, un holocauste prophylactique, il n’en soit plus question dans l’Épilogue. Après l’épreuve subie, sa fortune doublement retrouvée n’a plus besoin de cette forme religieuse d’assurance-vie, car : « Yahvé bénit la condition dernière de Job plus encore que l’ancienne ». Le converti n’a plus de crainte, car l’épreuve traversée lui a fait entrevoir l’éternité, le vrai visage de Dieu. « Puis Job mourut chargé d’ans et rassasié de jours ».

        Aimé par 1 personne

  5. Merci, Benoît et Hervé de rendre tout à fait convaincante la démonstration de l’unité du Livre de Job en en faisant une lecture « parabolique ». « Pourquoi le mal frappe les gens bien ? » est une question qu’il ne me serait pas venu à l’esprit de poser mais peut-être, en effet, n’est-il pas inutile de souligner que le mal ne nous scandalise que lorsqu’il nous apparaît « sans raison », injustifiable (« Ils m’ont haï sans cause ») et que, de ce fait, nous avons une tendance fâcheuse à chercher et à nous trouver de « bonnes raisons » de le commettre ou de nous en accommoder.
    « Mon père, pardonne-leur parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». (Luc XXIII, 34) « Au passage, commente Girard, nous avons la première définition de l’inconscient dans l’histoire humaine, celle dont toutes les autres découlent et qu’elles ne font qu’affaiblir. »(Le Bouc émissaire, p.161) L’inconscient persécuteur, le seul que Girard reconnaisse. N’est-ce pas cet inconscient qui conduit toutes les opérations des « amis » de Job ?

    Aimé par 2 personnes

  6. Christine. Vous êtes particulièrement bien placée pour savoir qu’en évoquant un « inconscient » qui guiderait les amis de Job, vous ouvrez une porte qui peut nous mener bien loin… Si Freud pensait avoir découvert que « nous ne sommes pas maîtres en la demeure », cela participait, croyait-il, à une profession de foi athéiste. Le texte biblique place Shaddaï et Satan, main dans la main (c’est comme ça qu’on conclut un pari ; tope là) pour influencer et tromper Job et ses amis, et leur faire prendre conscience des limites de leur possibilité de connaissance : personne ne peut prétendre connaître Yahvé (en dehors du fils, pour les chrétiens). Selon le livre de Job, il n’y a donc pas d’inconscient guidant nos actes, mais l’action tangible de personnages qui s’incarnent dans des êtres réels : Satan l’accusateur public, Shaddaï qui met fin à la crise en exigeant un sacrifice. Évidemment, Yahvé se trouve derrière toute cette vaine agitation, mais il demande à être découvert d’une toute autre manière.
    Girard avait conscience, à mon avis, d’être entouré des ruines de la philosophie, après Kant et Clavel, et bien sûr, après Job. Si l’on peut encore se pencher pour ramasser quelques beaux restes, il ne se donnait pas cette peine, parce qu’il avait conscience que tout ce qu’il y avait de valable en eux provenait de la Bible. Mais ces vérités révélées doivent être sans cesse reformulées dans le langage de l’époque, et la théorie mimétique y participe pleinement, en prenant la forme d’une hypothèse scientifique.
    La psychanalyse tient une place particulière, très (trop) proche de sa propre pensée. Je l’ai déjà écrit, il avait été heureux d’entendre que dans son texte ultime, Freud employait la métaphore évangélique du skandalon (« gewachsenen Fels »), dogmatiquement traduit par « roc de la castration ». La psychanalyse ne pouvait avoir été élaborée que par un juif (Freud) et par des catholiques (Lacan, Dolto), et non pas un panthéiste admirateur de l’hitlérisme (Jung). Pour cette raison, évoquer l’inconscient freudien n’est pas gênant, je vous l’accorde, « das Unbewusste » pouvant se traduire littéralement par « l’insu » (Girard avait proposé, me semble-il, « le méconscient », mais je ne me rappelle plus où il l’écrit…il faudrait vérifier). L’insu, c’est-à-dire accepter que nous ne pouvons pas tout savoir (c’est la prétention des amis de Job) est c’est en fin de compte la grande leçon du Livre de Job, où il rejoint Kant : « J’ai limité le savoir pour faire place à la foi ».

    Aimé par 1 personne

  7. Oui, bien sûr, vous avez raison, Benoît, concernant le rapport de Girard à la métaphysique et votre billet tire tout son intérêt et sa nouveauté du choix de ce point de vue « antimétaphysique » sur le Livre de Job. Cependant, sur un plan plus existentiel, il me semble que la protestation de Job n’a pas seulement un intérêt philosophique. Sans compter que « la religion dans les limites de la simple raison » de Kant est assez éloignée de la religion biblique.
    En plus, ce n’est pas moi qui ai parlé d’un « inconscient persécuteur », c’est Girard et la lecture qu’il a faite du Livre de Job est essentiellement anthropologique même si elle a aussi une dimension éthique et même politique (l’unanimité persécutrice est « totalitaire »). Ainsi, me semble-t-il, votre point de vue n’est pas contraire ou contradictoire avec le sien, il est juste radicalement différent.

    Aimé par 1 personne

    1. Christine. Kant est tellement contradictoire… et donc complexe : je m’en tiens seulement à la lecture de Clavel. Il s’agit donc de la position de Clavel avant tout. Si mon point de vue est différent de celui de Girard sur ce texte, il lui est néanmoins entièrement redevable : même appréhension de la parabole, même approche anthropologique. La différence consiste seulement, à mon avis, dans le rapprochement que j’effectue entre une parabole et ce récit : ce qui pousse Girard à rejeter le Prologue me conduit au contraire à affirmer sa nécessité.

      J’aime

Laisser un commentaire