De l’inconvénient d’être « anti »

par Jean-Louis Salasc

Les « anti » sont légion. Antiaméricains, antibourgeois, anticapitalistes, antichasse, antichrétiens, anticléricaux, anticolonialistes, anticommunistes, anticonformistes, anticorridas, antiesclavagistes, antifas, antiflic, antigouvernemental, anti guerre, antihéros, anti-impérialistes, anti-IVG, antimilitaristes, antimondialistes, antinucléaires, antipapistes, antiracistes, antisémites, antisionistes, antispécistes, antisystèmes, antivaccins, etc.

Le suffixe « phobe » désigne une peur. Une évolution sémantique en a fait un synonyme du préfixe « anti ». La liste est ainsi décuplée : homophobes, islamophobes, publiphobes, russophobes et autres xénophobes.

Enfin, certains termes ne comportent ni préfixe ni suffixe indicateur, mais l’idée d’un rejet y est tout aussi présente : ainsi les végétaliens, les anarchistes ou le dodécaphonisme (1).

Certains vouent leur existence à servir la cause définie par l’un de ces mots. Pourquoi et comment cela se produit-il ? Quelle valeur recèle cette démarche ? La théorie girardienne peut nous donner quelques indications.

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Il ne s’agit pas ici des personnes partageant simplement une opinion : nous pouvons ne pas aimer les corridas ou la publicité, sans toutefois consacrer notre existence entière à obtenir leur éradication. Le cas qui nous intéresse est celui de la personne dont « l’anti quelque chose » est devenue la raison de vivre. La plupart du temps, cela se traduit par l’activisme ou le militantisme.

La pensée de René Girard permet d’interpréter ce cas. Le farouche partisan « anti quelque chose » était au départ, comme tout le monde, étreint par l’incertitude fondamentale : à quoi sert ma propre existence ? Il va trouver sa raison d’être dans le désir de corriger une injustice, de combattre des opinions qui lui semblent néfastes, d’œuvrer à faire disparaître certaines pratiques, etc. L’engagement partisan « anti quelque chose » trouve ainsi son origine et sa force dans ce manque, exprimé par tant de penseurs, sous des formes diverses : « Je ne sais pas pourquoi je vis » (maître Eckhart) ; le déficit d’être de Sartre ;  « l’effarement » devant le « jaillissement permanent de la vie en soi » (Michel Henry) ou bien sûr le « désir métaphysique » dans la vision de René Girard.

La théorie mimétique propose une explication au choix de telle ou telle vocation « anti » : par le biais d’un médiateur, dont le prestige va éveiller chez le sujet le désir de lui ressembler. Certaines personnes reconnaissent devoir leur engagement à tel ou tel personnage : Robespierre, Jean Jaurès, Che Guevara, le commandant Cousteau, Salvator Allende, Gandhi, Jack Kerouac, Al Gore et tant d’autres autres. Pardon pour le vrac, mais vous voyez l’idée.

Une difficulté se présente tout de même. Dans la pensée girardienne canonique, le médiateur inspire un désir, non une détestation. En première lecture, le désir est le désir d’un bien pour soi. La détestation, selon Girard, n’apparaît qu’ensuite, avec la rivalité mimétique à l’égard du modèle qui devient un obstacle ; avec les antagonismes qui se répandent par contagion dans toute la communauté ; avec les boucs émissaires qui cristallisent cette détestation.

Dans le cas des « anti quelque chose », il semble bien que le médiateur emmène directement le sujet à cette dernière étape. Pour l’instant et compte-tenu du gabarit de ce billet, nous en resterons à ce constat, sans perdre de vue qu’il appelle à des approfondissements.  

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Quelle évaluation porter sur cette solution « anti quelque chose » au désir métaphysique ?

Une première observation est à faire. Une posture « anti quelque chose » recherche le prestige accordé à une lutte courageuse pour une juste cause. Or, les « justes causes » sont parfois sujettes à une certaine variabilité. Dans notre liste initiale, certaines options sont marquées du sceau de l’infamie, vous savez bien lesquelles. Affaire de temps et de lieux ? Les Verts allemands des années soixante-dix étaient farouchement antimilitaristes. Ils professaient le slogan : « Besser rot als tot ». Qui signifie : « Il vaut mieux être rouge (accepter le communisme) que mort » (la traduction française perd l’assonance entre « rot » et « tot », qui faisait l’efficacité de la formule). Les Verts allemands d’aujourd’hui ont bien changé ; ils soutiennent totalement le projet de réarmement de l’Allemagne que le chancelier Scholz vient d’annoncer, projet de cent milliards d’euros.

Deuxième observation,  un « anti quelque chose » se place de lui-même dans une boucle réflexive contradictoire, un « double bind » pour parler franglais (mais comme le terme est devenu un mot-clé de la théorie mimétique, nous pouvons bien l’employer). Cette boucle est la suivante : notre « anti quelque chose » trouve sa raison de vivre dans un phénomène qu’il aspire à faire disparaître. Fâcheuse situation. Il est pris entre le désir sincère d’éradiquer ce contre quoi il milite et le désir secret que la chose perdure, puisqu’il y trouve sa raison d’être.

Serait-ce là le principal inconvénient d’être « anti » ? C’est possible. Pour preuve, l’acharnement des « antis » confrontés à l’amenuisement de leur « quelque chose ».  Ils cherchent à prolonger la nécessité de leur lutte en amplifiant le caractère néfaste de leur « quelque chose », en exagérant son influence et en réclamant que le travail d’éradication soit mené jusqu’au bout ; ou encore annonçant la menace d’un réveil potentiel. Notre pays compte 6,6% de catholiques pratiquants (IFOP 2021) et plus de 50% des Français se déclarent incroyants ; nombre de valeurs majoritaires aujourd’hui ne sont pas celles du christianisme, notamment en matière de mariage, d’avortement, d’euthanasie. Il est ainsi difficile de soutenir que l’Eglise exerce une influence sociale dominante. Cela n’empêche pas les mouvements anticléricaux de combattre la libre expression des valeurs chrétiennes, par exemple avec  l’interdiction des sites proposant des alternatives à l’IVG, ou de réclamer la suppression de tout symbole catholique, crèches ou statue de Saint Michel.

Nous avons déjà effleuré la troisième observation : le « quelque chose » dont notre personne est un « anti » a des allures de bouc émissaire. C’est parfaitement clair dans le cas de l’antisémitisme ou de la xénophobie. Le choix « anti quelque chose » implique la plupart du temps l’objectif d’expulser la chose en question, de la faire disparaître, de l’anéantir. Ainsi les anticapitalistes aspirent-ils à mettre fin au capitalisme ; Hervé Kempf l’a exprimé sans timidité excessive dans le titre de l’un de ses ouvrages : « Que crève le capitalisme. Ce sera lui ou nous. »

C’est une telle aspiration à expulser qui donne au « quelque chose » en question cette allure de bouc émissaire. Tout au moins de bouc émissaire désigné par une faction de la communauté, faction qui précisément tire sa cohésion de son hostilité à son égard. Mais s’il est une leçon que la théorie mimétique nous enseigne, c’est bien de remettre en question la culpabilité des boucs émissaires.

Dernière observation, le bénéfice de l’expulsion du « quelque chose » de « l’anti » est souvent incertain. Ce bénéfice repose en effet sur une hypothèse assez contestable : de la suppression du mal jaillirait automatiquement le bien.

Quelques exemples en montrent les limites. Stendhal et Balzac se demandaient déjà, autour de 1830, pourquoi les Français n’étaient pas heureux, alors que la Révolution avait accompli son œuvre d’expulsion du tyran.

Plus récemment, l’expérience soviétique a réalisé, dès 1917, le rêve d’Hervé Kempf de mettre fin au capitalisme ; mais il est assez difficile de déceler, au cours des quatre-vingts années qui ont suivi, l’émergence consécutive du bien ailleurs que dans la propagande du régime (Staline : « Vivre est devenu meilleur, vivre est devenu plus gai »). Symétriquement, personne ne soutiendrait que les réussites des Etats-Unis dans la seconde partie du vingtième siècle sont le fruit du maccarthysme, ni celles de l’Allemagne fédérale de l’interdiction de tout parti communiste.

L’amitié de quelqu’un, psychopathes exceptés, ne s’obtient pas en assassinant ses adversaires ; faire advenir le bien demande des actes positifs.

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Que conclure des ces observations ?

Qu’il est bien dangereux de nous définir comme un « anti quelque chose », d’y chercher notre raison de vivre. Ce qui n’empêche pas d’être vigoureusement opposé à certaines choses ou certaines personnes : simplement, nous n’en faisons pas une question « métaphysique », le terme étant à prendre dans le sens que lui donne René Girard dans le concept de « désir métaphysique ».

C’est dangereux parce que nous y sommes exposés à de nombreux risques : nous tromper d’adversaire ; tomber dans une logique de bouc émissaire ; voir notre cause passer du prestige à l’opprobre ; éprouver la déception de constater que l’éradication de notre « quelque chose » ne conduit pas réellement à un bien ; retrouver notre vide métaphysique une fois que nous aurons nous-mêmes éliminé le « quelque chose » dont nous étions un « anti » ; vivre la frustration de ne pas atteindre notre but existentiel si nous échouons à l’éliminer.

Si, comme nous l’enseigne René Girard, il nous est impossible d’échapper au mimétisme du désir inspiré par des modèles, alors que ce soit en imitant leurs désirs positifs, et non leurs haines.

(1) Langage musical rejetant la notion de tonalité.

8 réflexions sur « De l’inconvénient d’être « anti » »

  1. Cette analyse rejoint les propos de J. ALISON lorsqu’il explique que ns sommes formatés pour la survie et l’exclusion de « l’autre ». Ce processus psychique des « anti » quelque chose s’enracine, ns dit-il, dans l’irrépressible besoin de se positionner « contre et/ou au-dessus » des autres.

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  2. Article remarquable, que j’approuve entièrement. A rapprocher de ce passage de Bernanos : « Antisémite : ce mot me fait de plus en plus horreur. Hitler l’a déshonoré à jamais. Tous les mots, d’ailleurs, qui commencent par “anti” sont malfaisants et stupides » (Le Chemin de la croix-des-âmes, Essais et écrits de combat, La Pléiade, p.614).
    Passage aussi fameux que fréquemment détourné contre son auteur (par les anti-cathos, probablement…) qui le réduisent à « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Si on lit la phrase originale, la conversion de Bernanos (qui était effectivement un antisémite « ordinaire » avant la montée du nazisme) se montre ici au grand jour : elle passe par un rejet radical de tous les « anti », et un bouleversement de ce qu’il avait cru auparavant, une profonde remise en question. Bernanos n’a pas réussi à se dégager pour autant de tous les « anti », comme on s’en apercevra en lisant, par exemple « La France contre les robots ».
    Une petite remarque un peu pédante, je m’en excuse, mais c’est pour la bonne cause : le slogan des verts allemands d’antan était précisément « Lieber rot als tot », et résulte d’une inversion de la formule de Joseph Goebbels : « Lieber tot als rot » (souhait qu’il a suivie à la lettre en assassinant ses propres enfants avant de se suicider). Ce n’est donc pas seulement par antimilitarisme que cet anti-slogan a été diffusé par les verts, mais avant tout par antinazisme. Mais comme on voit, on peut assembler plusieurs « anti » en même temps, ce qui peut finir en boucle, comme un boomerang… Goebbels fut un excellent théoricien de la propagande, auquel on doit aussi : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose », qui est sans doute une des injonctions les mieux suivies actuellement… par les « antis » de tous bords, bien sûr.

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  3. I am amazed at your and, as you claim, Giradism’s use of « the double bind » in your reflections.
    As a philosopher-psychologist and erstwhile family therapist, I must stress that the double bind contains two-commands-in-one that are incompatible, either on the first or on the first and meta level. But these commands have to be issued by someone in real authority: a parent, a teacher, a reflective writer. If not, no paralyzing dilemma will ensue.
    It would be good to re-visit the Palo Alto group that discovered the dual social (and definitely not individual!!!) constellation of authority and obeisance or dominance and subservience between at least two people. In Palo Alto, the old therapists’ and anthropologists’ group gave this relationship and its nefast consequences its name.
    Of utmost importance is the work of one of its founders, Gregory Bateson.
    When you study it, you might well discover that the term has been misappropriated here.

    drs. (phil) VHJM van Neerven MSW MA (psych)
    Amsterdam

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    1. Thank you for your interest in this article and for your remark.
      Of course, I do not use the words « double bind » in the precise meaning given to them by Gregory Bateson and Palo Alto ; you focus that a person of authority is missing here, according to the right definition of « double bind ». I agree.
      I just use it as a synonym for dilemma, in order to emphasize.
      Moreover, this dilemma is not created by two different phenomenons, but has a single origin, i.e. the persons or the ideas that our « antis » fight.
      This single origin reminded me the mimetic theory ; especially the case of someone and the model whose desire he imitates, when they become rivals. The model « says »: « Imitate me (I’m your model) and don’t imitate me (I want to avoid any competitor). » So the model is a kind of « person of authority », at least of influence, for the one who imitates him. That’s why « girarders » often use the words « double bind », probably in an unappopriated way.
      Let’s back to « antis ». Very often, they are not aware of the dilemma we talk about. What are the psychological results of that ? I don’t know. But perhaps, becoming aware of this dilemma would make some of them turn away from hate and violence.
      I understand your remark quite well. You may forget or erase the words « double bind » in the article ; « boucle réflexive contradictoire » is enough, and the global analysis remains.
      Jean-Louis Salasc

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  4. Le commentaire « anonyme » cité ci-haut était de moi (Benoit Hamot), peut-être que quelque chose de technique ne marche pas bien …
    Au sujet du double-bind (double-contrainte): effectivement, docteur, l’utilisation du terme par J-L. Salasc n’était pas conforme à la théorie de Bateson, on vous l’accordera volontiers. Mais Bateson ne connaissait pas la Théorie mimétique, et s’il l’avait prise en compte, il aurait sans doute remarqué certaines convergences entre modèle-obstacle et double-contrainte.
    Si le modèle de la théorie girardienne n’est pas forcément dans une position hiérarchique imposée, puisqu’il est en principe choisi par le sujet, il exerce néanmoins une influence ou une séduction qui le place d’emblée dans une position surplombante, qui peut être ressentie comme une contrainte. Le modèle devient un obstacle à partir du moment où l’imitation dont il est l’objet devient gênante, à la fois pour lui-même et pour le sujet. Différentes raisons à cela, dont le passage du « désir d’être » le modèle au « désir d’avoir », de posséder ce qu’il a (voir le roman célèbre de Patricia Highsmith : The Talented Mr. Ripley (1955) et l’excellente adaptation filmée : Plein Soleil).
    La relation exercée par un modèle-obstacle est donc en pratique tout à fait comparable à la double-contrainte. Il est en effet toujours très difficile de déterminer si la fascination ou l’admiration exercée par le modèle est une contrainte ou non. Certains modèles profitent de la situation (Nicolas Hulot, David Hamilton, Gabriel Matzneff…) et le titre des livres écrits par les victimes est éloquent : Le consentement, La consolation, L’emprise, Un amour impossible… Je suis donc d’avis (avec J-L Salasc semble-il) de réunir ces deux concepts théoriques, crées par Bateson et Girard, tout en reconnaissant des différences empiriques. Fondamentalement, il s’agit de perversions, et il me semble que l’intérêt de l’article de Salasc, c’est d’en dégager les aspects plus politiques.

    Benoit Hamot

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  5. Cette réflexion est très bienvenue et j’admire son style, d’une parfaite équité, qui permet à son auteur d’exprimer un refus non exclusif de l’exclusion.

    « De la haine comme raison d’exister »: le fait que cela remonte aux origines de l’humanité, que l’ennemi intérieur ou extérieur ait été anthropologiquement nécessaire pour assurer la cohésion d’une communauté et même pour lui permettre de s’identifier comme telle (« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ») permet de comprendre que, tout en étant malfaisante et nuisible à la personne qui s’engage dans cette voie (c’est ici rappelé avec rigueur et clarté), la haine de l’Autre a encore de beaux jours devant elle. A moins d’une conversion générale au Royaume, à moins d’arriver à aimer ses ennemis et de tendre la joue gauche, ce qui est impensable, surtout en temps de guerre, une communauté se restaure ou se forge dans la désignation d’un ennemi commun.

    Ce qui est plus nouveau, très actuel, mais que la TM permettait de prévoir, c’est l’orientation négative du désir, une certaine confusion du désir et de la crainte, disons une envie frénétique de désigner le mal qui s’accompagne de la plus grande incertitude en ce qui concerne la désignation du bien. Le désir est toujours et de plus en plus mimétique mais sans autre objet que l’éradication du mal. C’est peut-être le signe le plus visible de « la crise » morale et politique que nous vivons ?

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    1. Un autre phénomène très girardien que l’on constate ces jours-ci, c’est que cette dénonciation frénétique du mal a les effets contraires à ceux que l’on attend. A ce jour, l’humanité n’a pas trouvé d’autre solution pour contenir sa violence que de dissimuler le mal. La crise morale et politique dont vous parlez est vertueuse au départ, elle a pour moteur le refus croissant de cette hypocrisie institutionnalisée. Malheureusement, les néo moralisateurs de tous poils n’ont pas encore compris que le mal, une fois dévoilé, ne peut pas être expulsé ; cela revient à appliquer le principe victimaire et à démultiplier la violence.

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  6. Un peu tard, je voudrais faire un petit commentaire a ce très beau texte de monsieur Salasc. Je viens de regarder la conférence de monsieur Wilmes et je pense que sa conclusion nous invite à penser s’il ne faut pas être activement girardiens et lutter à mort contre les optimismes romantiques en temps apocalyptiques. Être girardien voudrait dire être anti-mensonge romantique, anti-mensonge mythique, anti-mensonge optimiste (par opposition à une vérité apocalyptique) ?

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