« Social Taming » : le seul jeu vidéo…

par Jean-Louis Salasc

(Article précédemment paru dans la revue de jeux vidéos « Joypad Fan Mag », n° 491 de novembre 2029)

Encore peu connu, cet extraordinaire jeu vidéo devrait rapidement devenir un mythe au panthéon de la manette, bien au-dessus des Grand Theft, Mario Kart ou autres Call of Duty. Les membres de notre rédaction l’ont testé sans complaisance : ils en sont sortis sidérés et conquis ; c’est un sans faute absolu, et même plus que cela.

A première vue, le produit est classique, dans la tendance actuelle des jeux polymorphes : stratégie, simulation, combats, management, etc. « Social Taming » (1) ne s’enferme pas dans un genre précis. Le joueur s’aperçoit rapidement qu’il va devoir mobiliser toutes ses capacités mentales, émotionnelles voire physiques, tant, par exemple, les situations de crise se révèlent éprouvantes. Mais c’est tout l’attrait du jeu, dont le caractère addictif atteint une intensité inconnue jusque là.

L’objectif général d’une partie est de soumettre un ou plusieurs peuples au profit d’une oligarchie dont vous êtes le meneur. Comme ressources, le jeu propose la contrainte, la corruption, l’idéologie ou encore la désinformation. Les obstacles que ses algorithmes vous opposent sont nombreux, mais se ramènent finalement à une source unique : sans cesse apparaissent des personnes qui aspirent à s’accroître dans leur être et atteindre à une autonomie. Comme votre mainmise entrave leur liberté, elles deviennent vos adversaires. Pour compliquer la donne, le programme active évidemment des oligarchies concurrentes à la vôtre.

Le paramétrage des populations est d’une incroyable richesse : culture, mœurs, niveau d’éducation, historial, acquis scientifiques, religions, caractéristiques linguistiques, structures sociales, régime politique, etc.

Votre première décision en entamant la partie est de choisir votre oligarchie ; là encore, « Social Taming » se révèle très complet : aristocraties de la naissance, partis collectivistes, fondamentalistes religieux, clubs d’actionnaires de banques centrales, juntes militaires, cartels informatiques, réseaux de services spéciaux, idéologues écologistes, syndicats patronaux, lobbies de secteurs industriels variés, castes bureaucratiques, etc.

Le principal ressort d’assujettissement dans « Social Taming » est la peur, dont les causes pullulent : violences, misère, guerres, épidémies, crises de tous ordres, crainte d’être rejeté de la communauté, etc. Le jeu ne néglige pas pour autant les autres ressorts, comme la culpabilité ou le lavage de cerveau. Ainsi le module de propagande se révèle-t-il extrêmement solide : on peut acheter les journalistes ou manipuler l’ego des intellectuels.

L’enchaînement des niveaux de jeu est admirablement construit. Nos joueurs ont testé de nombreux scénarios : depuis les plus simples, comme celui d’une bureaucratie tétanisant une population, très éduquée mais bon enfant, à l’aide d’une épidémie présentée comme exceptionnelle, dont le nombre de victimes est équivalent à celui des grippes récurrentes ; jusqu’à des cas plus compliqués, par exemple celui d’un peuple de colons, menant une guerre d’indépendance pour échapper à l’emprise de la banque centrale du royaume dont ils avaient émigré.

De tels exemples illustrent bien sûr le caractère absolument fictif de ce jeu.

Fictif, mais réaliste. Là subsiste un point controversé. Les auteurs du jeu attribuent un tel réalisme à une cause bien précise : ils auraient intégré dans leurs algorithmes des mécanismes sociaux révélés par un anthropologue franco-américain (un certain Girard) ; il s’agirait notamment d’une exacerbation du mimétisme et de l’unanimité dans le lynchage de boucs émissaires. Simple publicité ? Tentative de se parer du prestige de l’université ? En tout cas, nous pouvons affirmer, en tant qu’experts informatiques, que mimétisme et unanimité simplifient énormément la rédaction des codes de programmes.

Il faut dire que ce jeu est un monument d’ambivalence et de complexité. L’accro de l’écran est habitué à des schémas clairs : bons et méchants, victimes et sauveurs, innocents et coupables, amis et ennemis. Avec « Social Taming », tout disparaît, tout est « liquide » : les amis deviennent rivaux ; des innocents se font meurtriers pour des causes qui ne sont pas les leurs ; certains adoptent des partis dont ils viennent d’expliquer la fausseté ; les victimes se révèlent des persécuteurs ; les crises jaillissent sans que l’on comprenne pourquoi ; les manipulateurs se découvrent manipulés…

Tout ceci rend ce jeu fascinant et excitant. Et plus encore : votre rôle même de meneur au sein de l’oligarchie est sans cesse menacé par d’implacables et sournoises rivalités internes.

Enfin, avec le tout dernier niveau, les scénaristes de « Social Taming » nous offrent une option absolument stupéfiante : elle vous permet, en tant que meneur de l’oligarchie, de remettre en cause l’objectif même de la partie ! Ce qui vous conduit à devenir un défenseur du peuple et un allié de ces personnes qui veulent s’accroître dans leur être. Aucun de nos collègues ayant testé le jeu n’a pu atteindre ce dernier niveau. C’est toute la question posée par « Social Taming » : combien de joueurs seraient en mesure d’engager cet ultime scénario…

 « Social Taming » est disponible sur toutes les plateformes (Xbox, PS, Switch, Wii, PC, One, etc.) Sur PC, configuration minimale requise : processeur à 3,2 GHz ; espace de stockage de 104 Go ; RAM de 32 GO ; carte graphique 4K (3840×2160 pixels) ; connexion Internet en TFTTB ; gilet pare-balles de classe III A+.

  1. Taming : du verbe « to tame », peu usité, signifiant dompter, apprivoiser, dresser (cf. Shakespeare : « The Taming of the Shrew », la « Mégère apprivoisée ») ; « tame » comme adjectif signifie également faible, plat, insipide.

11 réflexions sur « « Social Taming » : le seul jeu vidéo… »

    1. « Conversion » : c’est le mot qui convient pour qui tenterait le dernier niveau… qui est une sortie de l’ornière de la rivalité mimétique et de la violence réciproque. Patientons.

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  1. Merci, Jean-Louis pour ce pastiche très réussi. J’ai marché, j’ai cru voir à quelles extrémités pouvait aller la perversion de la jeunesse, jusqu’à ce qu' »un certain Girard » me semblât indiquer qu’un certain Salasc tenait la plume !
    Bravo pour le timing. Vous faites un bon usage de l’art de la caricature, miroir grossissant, déformant mais réfléchissant des fléaux de notre époque et de la part de complicité qui est la nôtre avec le diable.
    Oui, la « fluidité » est là, elle est illustrée à l’heure où je vous parle, par la menace que fait peser sur la démocratie américaine, celle qui a produit « Monsieur Smith au sénat », le soupçon que le Président des Etats-Unis pourrait s’accrocher au pouvoir au prix d’une guerre civile !! Un président qui a toutes les qualités requises pour gagner haut a main au jeu du « Social Timing » !!

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    1. Je trouvais un peu étonnant, cet emballement (mimétique) conduisant nos médias nationaux à nous abreuver d’informations sur l’élection américaine. Mais les derniers rebondissements m’ont amené à y regarder de plus près, avec stupéfaction. Vous avez raison, Christine ORSINI, cet article/pastiche de Jean-Louis Salasc se révèle une anticipation. Nous sommes au dernier scénario: Un président qui s’accroche au pouvoir, et qui annonce sa victoire très tôt. Et un rival, soi-disant son exact opposé, qui appelle sagement son camp à la patience, mais qui succombe à la tentation d’annoncer sa victoire avant le résultat officiel, ressemblant ainsi à son rival. Dans un processus électoral si peu rigoureux, et avec des erreurs inévitables, le scénario et le jeu peut fasciner.
      Pour ma part, il m’effraie: Il n’est pas exclu (ce n’est pas le plus probable, mais c’est loin d’être de la science fiction) que TRUMP soit proclamé vainqueur. La montée aux extrêmes aboutira à la violence civile et peut-être plus.

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      1. Merci de votre commentaire. Je partage votre analyse ; quoiqu’il arrive, une moitié des américains seront convaincus que l’élection a été volée. Joe Biden entend être le président de tous les américains ; il aurait un moyen pour cela : annoncer attendre la fin des procédures pour confirmer sa victoire. De toute façon, elles seront terminées au plus tard le 14 décembre et l’investiture aura lieu le 20 janvier.
        Nous sommes bien loin d’un de Gaulle refusant à ses collaborateurs de révéler la manipulation mitterrandienne de l’attentat de l’Observatoire afin (dixit) de « ne pas ternir la fonction présidentielle s’il (Mitterrand) venait à être élu ».

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