Mensonges romanesques

par Christine Orsini

  « Tout m’est permis mais tout ne convient pas » (Saint Paul, 1 Co 6, 12)

Le dernier film d’Emmanuel Mouret, « Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait », sorti en salles le 16 septembre, remporte un succès critique qui me semble tout à fait mérité. Le scénario est original, un enchevêtrement fluide de récits-flash-back, les dialogues sont justes, les acteurs confondants de naturel, les décors, peut-être un peu trop « léchés », somptueux et adaptés à chaque situation et aux sentiments des personnages, tout comme les morceaux de musique classique, superbes, et l’on ne s’ennuie pas une seconde. Voici un film très actuel mais au-delà des modes, dans la lignée des « contes moraux » d’Éric Rohmer bien sûr, mais aussi, en littérature, dans la tradition des moralistes du Grand Siècle.

C’est pourquoi les histoires qu’il raconte, des récits emboîtés les uns dans les autres, aussi variés soient-ils, ont une cohérence d’ensemble qui permet de dessiner une sorte de « carte du tendre » de notre époque : tous les protagonistes ont en commun d’être « libres », même lorsqu’ils sont en couple ou mariés, et il me semble que ce sont les différentes formes que peut prendre cette liberté qui est le vrai sujet du film.

La liberté ou le sentiment de liberté des modernes accompagne l’accomplissement d’un désir assez fort pour se nourrir des obstacles qu’il rencontre. Or, dans ce film, la plupart des personnages, en particulier Maxime et Daphné, qui, ne se connaissant pas, décident de se raconter leur vie sentimentale, ne savent pas bien quoi ou qui désirer. Ils ne mesurent l’intensité de leur désir que lorsque celui-ci est ignoré ou contrarié. Le seul personnage « romantique » au sens girardien, est cette pétillante Sandra que l’on voit de dos sur les affiches, en train d’embrasser le garçon à sa droite tout en prenant la main de celui qui est à sa gauche. Elle occupe une place qu’elle estime avoir choisie toute seule. Elle a refusé une relation amoureuse avec le garçon de gauche parce que « les autres » trouvaient qu’ils formaient un beau couple et s’est mise en ménage avec celui de droite qui ne lui demandait rien.  Parmi « les choses qu’elle dit », il y a ceci : pas question de laisser qui que ce soit décider à ma place ! En ce qui concerne « les choses qu’elle fait », c’est plus compliqué.

La plupart des personnages du film ne sont pas aussi manipulateurs et « indépendants ». Ils ont deux caractéristiques : d’abord, ils sont en porte à faux ou en contradiction avec eux-mêmes, en proie à des désirs moins impérieux qu’inconciliables. Ensuite, ils ont passé l’âge de la prime jeunesse et des premiers émois, ils sont adultes et sérieux : ils savent que dans ces questions qu’ils se posent sur leurs désirs, c’est sur leur rapport au monde et aux autres qu’ils s’interrogent ; ils pressentent que les décisions qu’ils vont prendre les engagent non seulement dans un style de vie mais dans quelque chose de plus universel et qui préoccupe visiblement le réalisateur du film, une évaluation du « bien » et du « mal », ou, en termes plus contemporains, de ce qu’on peut se permettre et de ce qu’on doit s’interdire de faire.

Ce film est-il, comme le prétend le critique du journal « Le Monde », placé sous l’égide du philosophe René Girard et de sa théorie mimétique dont il propose une mise en application ? Il me semble bien que non. Le titre auquel j’ai pensé pour faire une lecture girardienne du film : Mensonges romanesques, est même une sorte d’oxymore pour un « girardien ». Pour Girard, le romanesque n’est pas mensonger mais véridique, révélateur du mensonge romantique. Le mensonge romantique, on peut le définir comme un mensonge à soi-même ; qualifié de mensonge plutôt que d’illusion parce qu’il est façonné par l’orgueil.  Le héros romantique veut croire à son autonomie, il croit à la souveraineté de son « moi » et à la puissante originalité de ses désirs, quitte à devoir en souffrir, livré à la solitude par l’incompréhension des autres. Aucun des personnages de ce film ne souffre de ce syndrome. Même Sandra, qui prétend à la maîtrise de soi, n’est qu’une coquette, inconsciente d’imiter les désirs qu’elle inspire. Cependant, tous les personnages ou presque sont amenés à mentir, ne serait-ce que par omission. Le film aurait pu s’intituler « Les choses qu’on fait et qu’on ne dit surtout pas. »

Les « idées » que le réalisateur veut faire passer et dont certaines participent à l’action, sont exprimées par un philosophe, ressemblant vaguement à Derrida mais s’exprimant avec les mots de Marcel Conche. Emmanuel Mouret connaît-il la théorie mimétique ? Il n’en a retenu que deux choses : la première, formulée par Daphné, est que nous ne savons quoi désirer et qu’on se portera plus volontiers vers les objets désirés par d’autres. Peut-être, dit-elle à son amant marié, que ta femme te désirera davantage de te savoir désiré par une autre. Simple éventualité qui complique les divorces. La seconde chose, la plus constante dans ce film sur l’inconstance, est que nos désirs ne nous expriment qu’imparfaitement puisqu’ils se contredisent les uns les autres. Mouret est conscient que nos relations avec les autres sont constitutives de ce « moi » qu’on voudrait intangible et qui fluctue au gré des saisons. La Daphné qui s’apprête, le ventre rond, à fêter Noël à la fin du film est-elle la même que la Daphné du début de l’année, secrètement amoureuse de son patron ou que la Daphné qui raconte sa vie à un inconnu au cœur de l’été ?

Pourquoi nos désirs sont-ils contradictoires ? Non à cause de la multiplicité de nos « modèles », le mot de « modèle » n’est jamais prononcé. Pour une raison toute simple et qui fait d’ailleurs la force et la grâce de ce film sur l’infidélité : parce que nous avons le souci de l’autre, parce que l’idée de le faire souffrir nous fait souffrir, comme l’idée de le rendre heureux nous rend heureux ! Ce scénario ingénieux qui développe les multiples facettes du rapport amoureux ne sort pas de là : c’est le souci permanent de l’autre qui rend notre relation au monde si compliquée ; on doit sans arrêt lutter contre soi-même, soit en cédant à la tentation au prix du mensonge, au moins par omission, pour ne pas scandaliser l’autre ; soit en refusant de céder à la tentation, quitte à s’emparer du mensonge comme d’une arme, non pour terrasser l’adversaire mais pour se délivrer soi-même de l’adversité : ce film est une suite de mensonges plus romanesques les uns que les autres.

Le passage le plus romanesque, le plus réussi, le plus profondément original du film, est l’histoire de Louise.  Au fond, c’est exactement le même scénario que celui imaginé par Diderot dans le récit dont Mouret a tiré son précédent film « Mademoiselle de Joncquières ». C’est l’histoire de la manipulation de l’homme infidèle par une femme trahie qui refuse absolument d’être une victime et qui va mettre toute son énergie et toutes les ressources de son intelligence au service d’une seule fin : retrouver son « honneur » perdu.

Comme le dit René Girard, c’est quand le scénario est le même qu’on peut repérer la vraie différence, celle qui sépare le sacrifice de l’autre et le sacrifice de soi, l’amour-propre et l’amour de soi, la vengeance et le pardon. Mouret, si peu girardien qu’il n’attribue jamais à ses personnages le moindre « ressentiment », s’est arrangé dans son film précédent pour faire échouer la manipulation cruelle de l’héroïne de Diderot. Et là, il fait encore mieux pour élever les cœurs, il donne à l’amour, que tous ses personnages voudraient distinguer du désir sans y parvenir tout à fait, ses lettres de noblesse en la personne de Louise. Pour ceux qui n’auraient pas vu le film et à qui je souhaite de se donner ce plaisir, je résiste à la tentation de vous décrire ce personnage, merveilleusement incarné par Emilie Dequenne. Les lecteurs de Girard pourront la comparer à l’héroïne de Madame de La Fayette, la Princesse de Clèves.

Pour justifier mon titre, « Mensonges romanesques », j’ajouterai seulement que le mensonge de Louise, destiné à sauver à la fois le passé de son couple, le présent du nouveau couple de son mari et son propre avenir à elle, mérite à tous égards le qualificatif de « romanesque », y compris au sens girardien. La conversion du personnage est romanesque : elle retourne la situation, elle reprend la main non seulement pour en atténuer la cruauté mais surtout pour lui donner un sens nouveau. Elle se révèle à elle-même en refusant le statut de victime. Elle cesse de penser le mariage et l’amour comme une appropriation de l’autre. Elle prend le parti de la douceur et de l’indulgence plutôt que celui de l’accusation. Et si j’ai mis le pluriel à « mensonges », c’est parce que dans ce film, où l’inconstance des personnages les force à « ne rien dire », où finalement, l’écart entre les choses qu’on fait et les choses qu’on dit doit être maintenu par souci de l’autre, les mensonges ont tous quelque chose de romanesque.

Ce film plutôt bavard ne pouvait s’achever que dans le silence. C’est la dernière prouesse de ce très joli film : après toutes ces choses indicibles, ces silences trompeurs, ces mensonges, la soudaine apparition du silence révélateur.

27 réflexions sur « Mensonges romanesques »

  1. Chère Christine,

    J’ai attendu de voir (enfin ce soir en tangentant le couvre feu) le film avant de te dire ce que je pressentais : ta critique est prodigieuse et hisse le film au-dessus de lui-même. J’ai moi aussi été particulièrement touché par ce sommet du film qu’est la séquence consacrée à l’histoire de Louise. Merci de nous avoir guidés jusqu’à Emmanuel Mouret dont je ne serais pas allé voir les oeuvres si tu ne nous y avais pas incités.
    Petit détail confirmant tes réticences à la qualification du film par le critique du Monde, la définition de la théorie mimétique donnée par Daphnée (le personnage joué par l’étonnante Camelia Jordana) est inexacte (le désir du désir de l’autre, confusion que les critiques de Girard font souvent) même si les exemples qu’elle donne immédiatement après correspondent davantage au désir mimétique : effectivement, comme tu le signales, l’absence de la figure suggestive du modèle est frappante et limite la conformité à la théorie. Quoi qu’il en soit, les triangles amoureux sont partout de même que le souci de l’autre.
    Merci de ton très beau texte.

    J’aime

  2. Malheureusement le film ne passe plus en Belgique, mais cela ne m’empêche pas d’en apprécier la critique (et de le mettre dans la liste « à voir » pour une diffusion sur petit écran). Merci !

    J’aime

  3. Merci Jean-Marc ! je pense que nous avons de bonnes dispositions pour réaliser une ARM bis (admiration réciproque en mouvement). Le fait est que ce film peut, comme pas mal d’œuvres artistiques, recevoir sans dommage une lecture girardienne sans avoir été conçu par son auteur « sous l’égide de la théorie mimétique ». Emmanuel Mouret est quelqu’un qu’on aimerait avoir pour ami, il est plein d’humanité. Le souci que ses personnages ont des autres n’emprunte pas grand chose au désir d' »être un autre en restant soi-même ». Ses personnages s’imitent certainement mais sans dégâts psychologiques. Par exemple, Daphné et Maxime se prennent mutuellement comme modèles en imitant chacun la sincérité de l’autre et plus secrètement en faisant de cette sincérité un moyen de séduction, mais on ne peut pas dire qu’ils se transforment mutuellement en obstacles : leur souci de l’autre les conduit à se conduire, au final, de façon très responsable et respectable. Bref, des modèles et des obstacles, il en faut pour construire ce labyrinthe d’histoires sentimentales, mais jamais le modèle ne se métamorphose en obstacle, ni l’être aimé en objet de haine, ni l’amour-propre en ressentiment (haine de l’autre et de soi.) La seule magnifique Louise côtoie le précipice, mais, peut-être parce qu’elle « touche le fond », la voici qui s’élance vers des hauteurs insoupçonnées, là où la « vraie morale se moque de la morale », où le mensonge est pris dans la « vérité romanesque », où le plus beau cadeau qu’on puisse faire aux autres est aussi ce qu’on peut s’offrir de mieux à soi-même. C’est girardien du côté du salut, évangélique sans le savoir ?

    Aimé par 1 personne

  4. Oui, je crois moi aussi que les films de Mouret gagnent en beauté et profondeur.
    Il se trouve que la vision du film s’est mêlée pour moi avec la lecture de la terrible pièce de Joyce, Les Exilés (1912).
    Je mets deux extraits qui ne peuvent que profondément résonner ici.
    Robert s’adresse au mari de la femme qu’il aime :
    « Je voudrais que vous me maudissiez, que vous me détestiez comme je le mérite. Vous aimez cette femme. Je me souviens de tout ce que vous m’avez dit d’elle il y a bien longtemps. Elle est à vous, elle est votre œuvre. (Soudainement) Et c’est là, aussi, ce qui m’a attiré vers elle. Vous êtes si fort que vous m’attirez même à travers elle.  »
    [Le « soudainement  » me semble une indication scénique remarquable.]
    Et voici un fragment que Joyce n’a pas conservé:
    Robert s’adresse à Richard, le mari :
    « – Alors ce n’est pas de la jalousie que vous avez ressenti ?
    – J’ai ressenti ce que je vous dis… un grand désir.
    – Pas de haine pour moi ?Mais comment ?
    – Et pour autant que je puisse savoir, la jalousie, comme vous l’appelez, constitue peut-être ce grand désir. « 

    J’aime

    1. Merci, un grand merci, Monsieur, pour ces citations, tout à fait extraordinaires. En peu de mots, les personnages de Joyce illustrent le désir selon Girard (et selon Proust, Dostoïevski etc.) :1) « vous m’attirez même à travers elle »; 2) « la jalousie, comme vous l’appelez, constitue peut-être ce grand désir ». 1) le désir d’un objet est moins suscité par les qualités intrinsèques de l’objet (ici, il s’agit d’une femme!) que par les qualités (intrinsèques ou imaginées?) de celui qui possède ou désire cet objet : en termes girardiens, le modèle-obstacle) . 2) « Métaphysique », le désir humain est désir d’être plus que désir d’avoir ou de posséder. La jalousie n’est donc pas une conséquence malheureuse du désir amoureux mais son essence même. Le narrateur n’est amoureux d’Albertine que lorsqu’il pense qu’elle lui échappe. « Prisonnière », elle perd tout intérêt. Et le « grand désir » du mari , chez Joyce, s’adresse semble-t-il moins à la femme qui lui est dérobée qu’à l’homme qui la lui dérobe.
      Joyce est ici girardien, avec profondeur. Par contre, il m’a semblé qu’Emmanuel Mouret n’est pas (encore) girardien. Il ne considère dans le « souci de l’autre » rien qui ressemble à une obsession, ce « désir d’être l’autre » qui est l’essence du désir mimétique ; au contraire, il fait du « souci de l’autre » un rempart contre une liberté sans éthique ou sans frein. Le souci de l’autre chez lui est empathique et a même une dimension spirituelle. Ce n’est pas par hasard que son film sur l’inconstance s’achève dans les préparatifs de Noël et, après un petit instant de « suspense » venu d’une énième rencontre fortuite, dans la vision de deux futures mères accompagnées des deux futurs pères, tout cela dans un silence plus véridique que menteur.

      J’aime

      1. C’est bien sûr moi qui vous remercie pour l’intérêt que vous avez pris à ces citations, qui prolonge votre très beau texte.
        Et je me permets de poursuivre avec deux remarques.
        Tout d’abord la fin de la pièce – pièce qui se présente d’ailleurs comme le film de Mouret sous la forme d’une vraie combinatoire des rencontres possibles, entre quatre personnages chez Joyce, et un nombre nettement plus conséquent chez le cinéaste, moins triangulaire et bien moins cruel, et peut-être moins « réaliste » sur l’économie des passions – voit le mari et la femme dialoguer après la possible infidélité de celle-ci:
         » – Je me suis blessé à l’âme pour vous, je me suis fait une profonde blessure de doute qui ne pourra jamais se refermer. Je ne pourrai jamais savoir, jamais en ce monde… Ce n’est pas dans l’obscurité de la foi que je vous désire, mais dans la fièvre et la torture du doute incessant. Vous garder sans aucun lien, pas même celui de l’amour, être uni à vous, corps et âme, en une complète nudité, voilà à quoi j’aspirais. Et maintenant, je suis fatigué pour un moment, Berthe. Ma blessure me fatigue.
        – Oubliez-moi, Dick. Oubliez-moi et aimez-moi à nouveau comme la première fois. Je veux mon amant, pour l’accueillir, pour le retrouver, pour me donner à lui. Vous, Dick, vous. Ô mon étrange et farouche amant, revenez-moi. »
        (Elle ferme les yeux)
        Fin

        Cela me semble très beau, et d’autant plus douloureux que le contenu autobiographique de la pièce est évident, Joyce ayant dans ces années là connu une jalousie d’une extrême violence, accusant Nora, sa compagne, de l’avoir trompé avec un des ses amis à lui, sur la dénonciation d’ailleurs d’un autre de leurs amis communs lui même plus ou moins amoureux de Nora, nous dit le biographe… On est là, je crois, loin du souci des autres auquel vous faisiez allusion, et bien plus proche d’une forme de vérité du désir.
        Et je ne peux moi non plus résister au désir (!) de copier ici un extrait de Giacomo Joyce, véritablement magnifique et dont la brutalité finale et inouïe me laisse, comment dire, perplexe. Votre regard girardien pourra en tirer quelque chose de plus clair.
        Il évoque son amour pour une de ses étudiantes, nous dit encore le biographe, amour qui serait resté platonique car la belle était assez indifférente, ce qui a son importance:
        « Elle se tient adossée aux coussins contre le mur: profilée comme une odalisque dans la ténèbre luxurieuse. Ses yeux ont bu mes pensées; et dans l’obscur de son humide chaude consentante accueillante féminité mon âme, elle-même se dissolvant, a fait jaillir, a répandu et déversé une liquide et profuse semence… Maintenant la prenne qui voudra! »

        Et enfin, dernière remarque, que je me risque à faire:
        Il me semble, en lisant les premiers textes importants de Joyce – Portrait de l’artiste; Stephen le héros; Portrait de l’artiste en jeune homme, (immédiatement suivi de la rédaction d’Ulysse) – que l’on y retrouve l’évolution vécue par Proust et pointée par Girard (dans mon souvenir), celle du passage du mensonge romantique (celui de Jean Santeuil ou du Portrait de l’artiste : « Stephen commençait désormais à se prendre au sérieux comme artiste en littérature: il affichait son dédain pour la populace et son mépris envers l’autorité »), dans lequel l’auteur s’exhibe en artiste incompris du public du fait de sa radicale différence et supériorité, à la vérité romanesque de l’œuvre de la maturité, chacun prenant son propre chemin vers la compréhension de son désir: « si l’autoportrait nécessite un miroir, celui-ci est forcément décalé… échappant à la fascination sidérante du pur face-à-face narcissique ». Ceci, terriblement juste comme le montre la littérature d’aujourd’hui souvent plongée dans ce pur face-à-face, est du préfacier de l’édition de la Pléiade, revendiqué lacanien. Girard est allé, me semble-t-il, un peu plus loin dans la compréhension de ce qui se joue là.

        Chère Madame, n’hésitez pas (si vous pensez que cela en vaut la peine, bien sûr -une pincée de masochisme manquait à ce texte, c’est réparé) à corriger les erreurs ou les maladresses que vous pourriez repérer dans ce que j’ai écrit, je ne m’en offenserai pas (pour cause de médiation externe…).

        J’aime

  5. Aurais-je sans le savoir enfreint quelque règle tacite, ou quelque entre-soi, pour que mon commentaire, qui me paraissait fort ordinaire, soit supprimé ? Sacrifié, devrais-je plutôt dire sur ce blog.
    Misère.

    J’aime

  6. Bonjour Alain,

    Si votre commentaire est celui horodaté du 28/10 à 8h24, il est bien dans le fil des commentaires (et je l’ai apprécié). Parfois, le support du blogue est capricieux…

    J’aime

  7. Cher « Alain », vos deux commentaires sont exactement ce que les contributeurs de ce blogue peuvent rêver de mieux !!
    En tous cas, moi, je vous suis infiniment reconnaissante : vous m’apportez beaucoup avec votre lecture girardienne de Joyce. Je vais rechercher dans Girard lui-même, le passage où il parle de Joyce. Il me semble que c’est à propos de Shakespeare, dans « les feux de l’envie », livre que je n’ai pas sous la main, hélas, l’accès à la littérature devient difficile en période de crise sanitaire. Dans mon souvenir, James Joyce aurait fait la première interprétation « mimétique » de Shakespeare, mais de façon énigmatique, de sorte que René Girard peut éclairer Joyce à partir de Shakespeare plutôt que l’inverse.

    Je ne vois pas ce que je pourrais trouver à redire à votre façon d’interpréter les textes : vous me donnez du grain à moudre, au contraire, je vais essayer de trouver ces textes que vous avez lus et moi pas : la comparaison entre Joyce et Proust n’est pas nouvelle mais à ma connaissance, elle n’avait jamais été faite sous cet angle girardien : soyez-en remercié !

    « Ce n’est pas dans l’obscurité de la foi que je vous désire mais dans la fièvre et la torture du doute incessant » : comment exprimer mieux ce qui sépare le véritable amour de la « passion amoureuse » qui assèche les âmes (mais nourrit la grande, la moyenne et la petite littérature ?)

    Quant à ce « magnifique » texte, autobiographique, de Joyce qui vous laisse « perplexe », je partage tout à fait cette perplexité mais puisque vous me lancez un défi, allons-y : il s’agit( évidemment?) d’une sorte de viol, même si l’odalisque est offerte et consentante, en tous cas d’une profanation, à la suite de laquelle l’idole n’est plus qu’une femme « à disposition ». C’est une catharsis, aussi, le narrateur se purifie de sa violence en s’imaginant, en ressentant peut-être, la perte de soi ou la dispersion de soi dans l’autre. Il s’agit de son âme, bien sûr, ce qui rend toute autre forme de « prise » masculine secondaire, à tous les sens du mot. Croire qu’il suffit de désirer fortement une femme pour la « marquer », c’est peut-être romantique mais c’est surtout brutal, non?

    C’est juste pour le plaisir : des fois, il vaut mieux s’en tenir à la perplexité. Merci pour cette agréable conversation.

    J’aime

    1. Chère Madame,
      Je pensais moi aussi en rester là, persuadé que le mieux est l’ennemi du bien. Mais il faut croire que certains textes décident pour nous, tant l’extrait tiré de Giacomo Joyce et les réflexions qu’il vous a suggérées n’ont cessé de me trotter dans la tête, comme si la brutalité de l’expression joycienne cherchait à faire émerger quelque chose d’obscur, quelque chose en rapport avec la violence mimétique constitutive d’une certaine psyché masculine dans le rapport amoureux (et féminine probablement aussi, mais cela m’échappe). Je me permets donc d’ajouter quelques remarques sur ce sujet : sait-on jamais, cela pourrait aussi intéresser ou amuser quelques lecteurs et lectrices.
      Qu’il s’agisse d’un viol et d’une profanation sur le plan imaginaire, comme vous le suggérez, j’en suis assez d’accord dans le sens où, même si l’évocation est marquée par une sensualité profonde et apaisée, cette satisfaction fantasmatique s’effectue sur le fond du refus de la jeune femme réelle. Mais il n’y aurait là rien que de très banal et courant, au bout du compte. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est, une fois la jouissance obtenue, la réaction qui vient aussitôt : « Maintenant, la prenne qui voudra ! » : elle fait de la jeune femme un objet méprisable à disposition, comme vous dites, disponible à toute forme de violence, mais surtout disponible pour tous les autres amants potentiels que l’on sent être des rivaux haïs, mais désormais inoffensifs.
      Ainsi, une fois imaginairement assouvi, le narrateur n’a plus désormais que dégoût et indifférence pour cette femme tant désirée qui, dans la réalité, se refuse à lui et n’a d’yeux que pour des rivaux bien réels qu’il devine plus attirants que lui. On retrouve ainsi la catharsis dont vous parliez, mais peut-être dans une optique légèrement différente : il ne s’agirait plus seulement de rechercher une perte de soi dans l’autre – de cette « absorption de la substance féminine » qui serait une des caractéristiques du rapport amoureux chez Joyce, comme d’ailleurs chez Aragon, autre grand jaloux devant l’Eternel, nous dit J. Aubert, le préfacier – mais il s’y ajouterait une lucidité cruelle et ironique – et Joyce est un ironiste de première force – sur lui-même : loin d’être la dupe de son fantasme hanté par la rivalité mimétique, il l’utiliserait, ou plutôt, et c’est le plus important me semble-t-il, il s’en servirait comme prétexte pour élaborer un récit dont chaque mot serait simultanément un outil de vengeance et de jouissance imaginaires ironiquement assumées, retrouvant ainsi l’atmosphère de ses incroyables lettres à Nora, contemporaines de la crise de jalousie qui l’avait alors secoué – lettres dont on se demande d’ailleurs, tout comme celles de Mozart à sa cousine, par quel miracle, ou plutôt, pour employer un mot girardien bien plus éclairant, par quel scandale elles n’ont pas été détruites.
      Si l’on accepte cette lecture-là, on se place alors dans la perspective encore plus générale du projet joycien qui serait celui de rendre compte de la réalité de l’être humain d’abord comme d’un être de mots. Et ce court paragraphe de Giacomo Joyce nous montrerait peut-être alors Joyce lui-même comme le premier et le plus lucide de ces êtres de mots pris au piège du langage et obligés de faire avec.

      J’aime

  8. Oh là là ! « Le mieux est l’ennemi du bien », vous ne pouvez vraiment pas vous servir ce cliché à vous-même, vu que vous avez une connaissance de « Giacomo » et de Girard qui vous permet d’approfondir mon interprétation et de viser juste, me semble-t-il. Je connais une personne qui a lu les lettres à Nora et qui est tout à fait enchantée de vous lire ! Mais moi, je suis un peu larguée. Pour moi, la phrase « Maintenant, la prenne qui voudra! » c’est typiquement une ruse de la haine que ses rivaux (qu’il préfère au pluriel plutôt qu’au singulier, c’est plus romantique) inspirent au narrateur. Pour lui, il ne s’agit peut-être pas seulement de profaner l’objet du désir mais aussi de se l’approprier le premier et de telle manière que tous les prédateurs à venir seront floués. Vous voyez, c’est plus prosaïque que poétique, et c’est là que moi, qui fais de mon mieux, je pourrais dire « le mieux est l’ennemi du bien ».

    J’aime

  9. Ah là là, vous n’auriez surtout pas dû me dire ça : vous prenez le risque d’ouvrir des écluses déjà mises à rude épreuve en ces temps de réduction drastique de bavardages salvateurs. Alors, tant pis pour ce mieux que je vais provisoirement supposer ne pas être l’ennemi du bien, et poursuivons cette conversation ma foi, oui, bien agréable.
    D’autant que nous sommes d’accord sur le fond (super !), avec cependant une petite différence (ouf, typiquement girardien!), à moins que ce ne soit l’inverse (hum ?). Ce prosaïsme qui vous fait voir dans le narrateur un haineux jaloux, ou plutôt un jaloux haineux, je le partage. Oui, il est cela, et se montre comme tel. Mais nous parlons ici de l’homme, et j’imagine que Nora a dû beaucoup l’aimer, son Giacomo, pour se le supporter, ivrogne, infidèle, égoïste, jaloux, écrivant des livres qu’il ne vendait pas, qu’elle ne comprenait pas et qu’elle ne lisait pas. Et qu’elle n’aura jamais lu. (La pièce Les Exilés évoque cette douleur de tous les deux, il me semble).
    Sauf que, et c’est là, je crois, que se place la petite différence avec vous, qui n’est pas seulement une banale différence, mais je trouve une vraie et profonde question, qui en plus n’a, pour tout arranger, bien sûr pas de réponse (au moins pour moi, mais je suis ouvert à toute proposition). Ce jaloux haineux, si c’était moi, on s’arrêterait là et le problème serait réglé en deux temps et même pas trois mouvements : « pauvre type ! ». Mais il s’agit de Joyce, c’est-à-dire d’un artiste, revendiqué comme tel : alors, est-ce que c’est suffisant pour que je me montre plus gentil que vous avec lui ? Autrement dit son art, et plus généralement l’art, constituent-ils une excuse, une justification, une manière de mieux comprendre, voire accepter des comportements qui seraient difficiles à avaler s’agissant de personnes du commun, sous le prétexte que l’art permettrait de mieux dévoiler le fond de notre humanité ? Ce genre de question peut nous mener loin aujourd’hui, où l’on voit des artistes ou des autoproclamés artistes faire fissa profil bas pour éviter le boulet et même le vent du boulet.
    Vous allez me dire – comme vous n’oseriez peut-être pas ( ?), je vais le faire à votre place – : est-ce qu’il ne s’agirait pas plutôt ici tout bêtement d’une banale connivence masculine ? Tous rivaux, certes, mais vite d’accord au sujet des femmes ! Eh bien, je m’oppose vivement à votre interprétation ! Je suis le seul à ne pas être comme les autres, cela saute aux yeux, même Girard le dit.

    Blague à part, est-ce que être du même bord masculin que Joyce – sans bien sûr ni en partager ni en apprécier la muflerie, et ceci n’est pas une blague (à condition probablement de ne pas me trouver dans la même situation que lui…) – ne rend pas peut-être plus compréhensible, ou naturelle, sous le couvert bienvenu de l’émotion esthétique qui a toujours été un cache-sexe bien pratique, une réaction que la morale réprouve ? Et ne pas appartenir au même bord ne la rendrait-il pas plus scandaleuse et insupportable ?
    Comme prévu, je n’ai pas la réponse à cette question mais, étant de l’autre bord, vous avez peut-être un avis sur la matière. A moins de considérer qu’il n’y a qu’un seul bord, l’Homme, comme on dit en français.
    Et me vient subitement à l’esprit une autre question peut-être plus intéressante pour les lectrices, et les lecteurs, de ce blog : la violence mimétique chez Girard, et les gens qui partagent ses vues, donc moi, ne serait-elle pas perçue implicitement comme exclusivement (essentiellement ? surtout ? la plupart du temps ?) masculine ? Je n’ai pas souvenir d’avoir lu dans ses livres beaucoup d’exemples d’une violence rivalitaire féminine. Serait-ce un nouveau continent noir ? Qu’en pensez-vous ? Ai-je mauvaise mémoire ? Ou est-ce finalement une question qui n’a peut-être aucun intérêt, ou n’a pas lieu d’être, je ne sais pas.

    Enfin, pour en revenir à Joyce, je crois, au-delà de nos réactions genrées ou non genrées pour parler le sabir d’aujourd’hui, qu’il incombe à certains artistes, et aux écrivains en particulier, de prendre parfois le risque (un vrai risque, car le talent n’est pas chose équitablement partagée, et ne peut pas – ne peut plus – être un alibi ou un paravent) de faire surgir de notre boîte noire des choses cachées depuis … bien longtemps. La girardienne que vous êtes devrait m’accorder cela. Je verrai bien.

    J’aime

    1. Cher Monsieur, je vous accorde complètement qu’un artiste n’est pas un mufle comme les autres. En fait, ma réponse précédente ne visait pas à vous contredire ni même à faire valoir un point de vue qui aurait été en rivalité avec le vôtre.
      J’acquiesce tout à fait à ce que vous dites et j’approuve votre générosité de lecteur : il faut en effet remercier les romanciers et aussi les romancières, bien sûr, de nous révéler à nous-mêmes en se révélant eux-mêmes et à eux-mêmes par l’écriture. Et merci à vous pour votre enthousiasme girardien.

      J’aime

  10. Je suis bien maladroit d’avoir pu laisser penser cela.
    Il ne me reste qu’à vous remercier à mon tour d’avoir consacré du temps à me répondre. Cela m’a beaucoup apporté.

    J’aime

  11. Je cède au plaisir de l’échange avec vous. Et puisque vous tenez à ce que je vous « apporte » quelque chose, je réponds à votre question, concernant l’absence chez Girard de « violence rivalitaire féminine ». Cette violence-là est présente dans de nombreux romans, bien sûr. Si Girard ne s’en occupe pas, c’est parce que ce n’est pas la littérature qui l’intéresse mais la révélation du désir mimétique dans la grande littérature.
    Cependant, il y a une formidable romancière, selon lui, qui a vu mieux que les moralistes du Grand Siècle le jeu infernal du désir amoureux. La princesse de Clèves, à la fin du roman, quitte en ces termes l’objet aimé, le duc de Nemours :  » M. de Clèves était peut-être l’unique homme du monde capable de conserver l’amour dans le mariage. Ma destinée n’a pas voulu que je puisse profiter de ce bonheur ; peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en avait pas trouvé en moi. Mais je n’aurais pas le même moyen de conserver la vôtre ; je crois même que les obstacles ont fait votre constance. »
    L’héroïne de Madame de La Fayette entrevoit les affres de la jalousie qui l’attendent : sa lucidité lui donne le courage de s’en exempter. Le salut dans le renoncement. Mon sentiment est que cet héroïsme-là est typiquement féminin. Ce n’est que mon opinion, Girard ne s’est pas prononcé là-dessus !

    J’aime

  12. Vous me voyez ravi de reparler un petit peu avec vous mimétisme et violence rivalitaire, dans la littérature et ailleurs!
    Le salut dans le renoncement serait un héroïsme typiquement féminin, écrivez-vous. Voilà qui m’a donné du grain à moudre, sur un terrain bien miné. Et d’abord donné l’envie de reparcourir le roman. Rien que pour cela, merci. Je l’avais lu deux fois, il y a longtemps, mais jamais avec une optique clairement girardienne. Cette nouvelle lecture a été très éclairante : j’y ai retrouvé, avec encore plus de force et d’émotion, la tension et la justesse proprement musicale qui fait, pour moi, de ce texte une symphonie classique avant la lettre, Haydn ou Mozart, avec ses divers mouvements et le chant de tous les instruments.
    Mais surtout j’ai pris vraiment conscience que ce monde minuscule de l’aristocratie, qui s’agite toujours sur la scène d’un théâtre social, au sens propre, parfaitement ritualisé, nous est montré comme brûlant de tous les feux de l’envie avec une violence forcenée. Et la princesse est prise dans ce jeu de miroirs. Les notations sur l’évidence des comportements mimétiques pullulent dans ce livre. Cette terrible phrase que vous citez : « peut-être aussi que sa passion n’avait subsisté que parce qu’il n’en avait pas trouvé en moi » est en effet proprement incroyable, et j’ai envie de la mettre en regard avec celle que son mari prononce avant de se laisser mourir : « Enfin, je méritais votre cœur ; je meurs sans regret, puisque je n’ai pu l’avoir, et que je ne puis plus le désirer. » Comment dire mieux que le renoncement au désir et à la quête qui lui est consubstantielle signifient l’arrivée de la mort. Ce que son mari a vécu, finalement elle se l’impose à elle-même, se punissant d’être coupable : le cœur de Nemours, elle ne peut pas l’avoir et elle ne doit plus le désirer.
    Oui, Madame de Clèves choisit le repos de son âme, et de son corps et cela ne va pas de soi : à ce propos, j’avais oublié qu’elle n’est pas cette janséniste parachutée à la cour des Valois qu’on pourrait imaginer obsédée par le salut de son âme : en effet, quelle sensualité dans la scène où Nemours en position de voyeur l’observe : « il faisait chaud, et elle n’avait rien, sur sa tête et sur sa gorge, que ses cheveux confusément rattachés… Il vit qu’elle faisait des nœuds à une canne des Indes, fort extraordinaire ( ?), qu’il avait portée quelque temps… elle s’assit et se mit à regarder ce portrait [de Nemours] avec une attention et une rêverie que la passion seule peut donner » – là aussi, peut-être Boucher ou Fragonard avec un siècle d’avance – . C’est indiscutablement un renoncement. Un sacrifice, n’est-ce pas ? Et ce salut qu’elle recherche est davantage un salut moral que chrétien, c’est bien dans ce sens que vous l’entendez ? Je laisse à plus informé que moi le soin de pousser l’analyse plus loin sur le fait que ce sacrifice soit celui du féminin que Nemours avait réveillé en elle (« il sentit pourtant un plaisir sensible à l’avoir réduite à cette extrémité »), et que ce soit une femme qui l’ait imaginé.
    Enfin, question du départ : est-ce que j’ai une opinion sur cet héroïsme du renoncement que vous voyez typiquement féminin ? Dans la littérature je ne le vois pas quand même si fréquent, (Madame de Tourvel n’en a pas eu la force… ; mais il me faudrait réfléchir plus longtemps) ; dans le réel, c’est une autre affaire, très minée. Mais ce renoncement m’a aussi renvoyé à une situation semblable (mais à fronts renversés), celle
    «De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
    Dont [on] puisse garder l’histoire douloureuse.
    Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.
    Pour la dernière fois, adieu, seigneur. »
    Si c’est bien Bérénice qui parle, c’est Titus qui a renoncé à elle, qui a choisi lui aussi de renoncer à son amour, pour des raisons plus … masculines, dirons-nous, mais l’arrachement demeure semblable. Lui aussi aurait pu épouser Bérénice en changeant les lois de Rome, mais des forces qui le dépassent l’en empêchent. Il me semble. Comme Mme de Clèves?

    J’aime

    1. Merci pour votre réponse si éloquente et juste. Je suis bien d’accord, en lectrice de Girard, avec cette idée que le renoncement, ou la « conversion » a un rapport étroit avec la mort. Mais en ce qui concerne la princesse de Clèves (il faut se souvenir de l’éducation qu’elle a reçue de sa mère), il s’agit d’un « salut » plus que d’un sacrifice ou d’une mort anticipée. Elle ne renonce pas au bonheur mais à l’enfer de la jalousie. Louise, le personnage du film de Mouret, me semble faire le même choix que l’héroïne de Madame de La Fayette : elle se sauve elle-même en assurant le bonheur de son mari, comme elle se serait perdue si elle était allée au bout de sa haine homicide.
      Pourquoi ce serait typiquement féminin ? L’exemple masculin que vous tentez parle de lui-même : Titus est empereur et il a des devoirs liés à sa situation d’empereur. (Trump n’est pas de la même trempe !). Les femmes , du moins dans la littérature, n’ont pas ce genre de choix à faire. D’ailleurs, quand elles exercent le pouvoir, on n’hésite pas à en faire des monstres (Agrippine). Titus renonce à Bérénice parce qu’il exerce le pouvoir et que c’est à lui de décider. Cela n’a rien à voir avec le « sacrifice  » de la vraie mère dans le Jugement de Salomon ni avec le renoncement de Madame de Clèves et celui de Louise, commandés par l’amour, y compris l’amour de soi.
      Hypothèse : parce qu’elles ont été tenues à l’écart des relations de pouvoir, les femmes se sont rendues plus expertes dans d’autres types de relations.

      J’aime

  13. Vous me donnez toujours du grain à moudre, et, ma foi, cela me va. Sauf que, comme disait Pascal, je n’ai pas eu le temps de faire court (en fait bien sûr pas le talent), et je ressens un peu de honte quand même devant la longueur de ce que je vais encore poster. Pauvre lectrice.

    Alors, concernant les motivations de Madame de Clèves, je serais, pour ma part, un peu plus balancé, et elle le dit elle-même à celui qu’elle nomme l’assassin de son mari (« c’est par vous qu’il est mort et c’est à cause de moi ») : « Ce que je crois devoir à la mémoire de mon mari serait faible s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos ; et les raisons de mon repos ont besoin d’être soutenues de celles de mon devoir ».
    Reste la part du féminin dans ce renoncement, que vous liez (par hypothèse) à la longue exclusion des femmes de ce qui touche le pouvoir, les rendant ainsi plus expertes pour d’autres types de relations. Il me semble que l’on ne peut qu’être intéressé par cette hypothèse, à la condition d’y ajouter que les femmes – ou des femmes – ont toujours su acquérir une grande expertise dans l’exercice détourné d’un pouvoir que les interdictions masculines leur barraient sous sa forme politique et sociale, de Lady Macbeth aux salonnardes du 19ème en passant par Mme de Pompadour, et le salon de Mme de La Fayette elle-même, pour se cantonner à l’époque moderne française. Mais bien sûr le monde reste celui des hommes.
    Et justement, cela m’a amené à me demander si attribuer, ou demander ce genre de renoncement aux femmes ne serait pas un peu suspect, les hommes eux-mêmes s’en dispensant et leur laissant le masochisme comme compensation.
    De ce point de vue-là, le livre de Mme de Lafayette et le film de Mouret me semblent singulièrement intéressants. J’y verrais deux niveaux. D’abord celui de la fiction : vous l’avez déjà fort bien analysé, en montrant comment deux héroïnes (la princesse de Clèves et Louise) choisissent le sacrifice d’elles-mêmes plutôt que suivre le chemin du ressentiment, de la jalousie et de la vengeance. La comparaison que vous faites avec Mademoiselle de Joncquières est tout à fait parlante (Wikipédia nous dit que c’est un « drame romantique »…).
    Mais on pourrait y voir un deuxième niveau, celui de la figure sacrificielle, qui lui se rattache au social. Et il pose le problème de l’exemplarité de ces deux figures pour le public à qui on les montre et les destine, en particulier dans ce 17ème nourri d’héroïsme et de grandeur aristocratique. Je crois qu’il ne faut pas oublier qu’à côté des exaltations cornéliennes s’était depuis longtemps développé un puissant courant anti-héroïque, d’origine chrétienne (que les Français négligent toujours de manière épidermique – je sais de quoi je parle… –), dont le cercle de Mme de La Fayette et de son intime le duc de la Rochefoucauld étaient des représentants, qui s’était donné comme objectif de faire voler en éclats tous les faux-semblants de l’héroïsme en les ramenant à ce que l’on était encore loin d’appeler pure violence mimétique et rivalitaire. Et c’est dans ce contexte que Madame de Clèves renonce non seulement à l’amour, mais aussi, en allant s’enfermer loin de la cour, à tous ces feux de l’envie du théâtre social auquel elle participait, protégée par son mariage, et à tous les jeux mortifères des désirs mimétiques qui étaient son quotidien, elle que la reine dauphine accusait « d’être la seule femme au monde qui fasse confidence à son mari de toutes les choses qu’elle sait », pointant peut-être ainsi cette unicité anormale qui la prédestinait sans doute à devenir une figure sacrificielle. Si l’on accepte de la considérer comme telle, on peut alors se poser la question des motivations et des objectifs de la puissante et ambitieuse aristocrate qu’était l’auteur.
    Est-elle unique, et femme unique ? En fait, il ne manque pas au 17ème de figures qui renoncent à la rivalité épuisante, mais ce sont toujours des figures religieuses tant féminines que masculines, François de Salles étant l’une de plus grandes.
    Et Louise ? A la différence du roman, Louise n’est pas le personnage central de la narration, au contraire même : elle n’est que secondaire, et la plus âgée (?), donc rangée et désabusée, des personnages féminins, et n’a de ce fait aucune exemplarité par rapport aux autres héros qui sont, eux, par contraste, bien plus représentatifs de notre réalité d’aujourd’hui. Et cette réalité, c’est l’inconstance qui marque notre monde d’individualisme jouisseur, dans lequel on ne parvient plus à désirer vraiment, comme vous l’avez dit, puisque tout est permis, à l’inverse de celui de Mme de Clèves.

    J’aime

  14. Bravo et merci pour ces réflexions qui auront intéressé, je l’espère, d’autres lecteurs que nous.
    Je me permets une dernière remarque : « être exemplaire » et « être représentatif », cela n’est pas la même chose. La conduite (extra-ordinaire) de Louise a, de toute évidence, une valeur d’exemple (au sens de « modèle ») dans ce film d’un « moraliste ». Par contre, les autres personnages sont seulement représentatifs de l’époque (mais c’est un regard optimiste et généreux qui se pose sur eux!)

    J’aime

  15. En parcourant un texte sur Joyce m’est soudain revenu à l’esprit la fin de Les Morts, cette si belle nouvelle de Gens de Dublin, et elle m’a semblé d’un grand intérêt mimétique pour les amateurs de l’écrivain.
    Le héros, Gabriel, de retour par une froide nuit d’hiver à l’hôtel après un concert où il a aperçu sa femme émue par une ballade, voit ses avances doucement repoussées et celle-ci fondre en larmes. La ballade lui a rappelé un de ses amours de jeunesse, décédé depuis longtemps. Gabriel, jaloux et frustré, fait des commentaires aigres sur ce jeune homme pauvre qu’il affecte de mépriser. « Et pourquoi est-il mort si jeune ? Tuberculose ? » La réponse de sa femme le décompose : « Je crois qu’il est mort pour moi ».
    Dès lors Gabriel a le dessous face à ce rival mort auquel sa femme pense encore et qu’il ne pourra plus jamais vaincre. La fin de la nouvelle est sublime et nous conte une véritable conversion d’une ampleur immense : toute sa violence, sa haine pour ce garçon qu’il allait reporter sur Gretta s’effacent peu à peu devant sa femme enfin endormie, et, regardant la neige couvrir lentement le monde entier, pris d’une pitié infinie pour elle, et pour tous les vivants et pour tous les morts, en quelque sorte il meurt lui aussi pour Gretta en s’abandonnant, en laissant disparaître en lui tout le ressentiment qui le rongeait depuis si longtemps.

    J’aime

    1. En me promenant sur le blogue, je découvre ce texte d’Alain, commentaire magnifique et qui donne vraiment envie de relire « Gens de Dublin ». J’avais en tête les images, grâce au film, magnifique aussi, de John Huston.

      J’aime

      1. A mon tour d’être redevable: je vais faire des pieds et des mains pour voir ce film que, Rodrigue qui l’eût cru? je n’ai jamais vu.

        J’aime

Laisser un commentaire