Autour de la théorie mimétique

par Jean-Louis Salasc

Quelques commentaires sur deux ouvrages publié pour l’un, republié pour l’autre, fin 2019. Ils ont en commun de se trouver en contrepoint de la théorie mimétique. Ils n’en font pas partie, mais proposent des considérations très voisines. Leur lecture permet un passionnant jeu comparatif.

Helmut Schoeck (1922-1993) est un sociologue allemand. Il publie en 1966 un ouvrage imposant : « Der Neid. Eine Theorie der Gesellschaft », ce qui signifie « L’Envie, une théorie de la société ». La première traduction anglaise (1969) s’intitule « Envy : a Theory of Social Behaviour ». La première édition française date de 1995, avec comme titre : « L’Envie : une histoire du mal ». La seule confrontation des dates et titres laisse songeur, mais ce n’est pas le propos ici.

L’auteur établit une véritable somme sur l’envie, relevant ses traces dans tous les domaines : coutumes, morale, religions, histoire, ethnologie, littérature, philosophie, politique, etc. Mais il ne se contente pas de constats. Il propose plusieurs thèses et les soutient par son enquête.

La principale est la suivante : il n’estime pas souhaitable de fonder l’organisation sociale sur l’envie, ni en acceptant une « envie victorieuse », ni en s’obnubilant sur « l’apaisement des envieux ». L’envie est inhérente à l’être humain ; elle universellement réprouvée, car destructrice. Il lui reconnaît cependant une utilité sociale, celle de contribuer à réguler l’hybris. Mais il estime qu’une société ne se développe pas si elle accorde trop de place aux exigences des envieux.

Schoeck définit l’envie de façon précise, bien distincte de la jalousie : c’est le sentiment de déplaisir devant les qualités ou les prospérités d’un autre ; le souhait de les voir réduites à néant, sans nécessairement chercher à les posséder à sa place.

Bien sûr, nous reconnaissons ici l’une des déclinaisons du désir mimétique. De nombreux points de rencontre en découlent. Helmut Schoeck insiste particulièrement sur l’un d’eux : l’envie n’est pas proportionnelle à l’ampleur de l’inégalité ; au contraire, c’est le proche qui la suscite. Le caporal envie le sergent, pas le lieutenant-colonel. Côté Girard, la même idée s’exprime par les concepts de « médiation interne » et « médiation externe ». Cette dernière désigne un modèle tellement inaccessible que la rivalité mimétique est impossible ; alors qu’un « médiateur interne », un modèle trop proche, engendre la rivalité.

Il existe cependant une différence de taille entre les deux penseurs. René Girard a dévoilé la circularité du désir mimétique, cette contamination mutuelle qui conduit à l’indifférenciation des rivaux. Helmut Schoeck en reste à la distinction de nature entre envieux et enviés. Pourtant, il passe tout près de la circularité dans son chapitre sur Kierkegard : il s’y étonne que le philosophe danois nomme également « envieux » ceux qui suscitent l’envie. Mais il ne prend pas la piste désigné par cet indice…

Autre différence, Schoeck aborde très franchement les questions politiques. Sa thèse principale le conduit à une grande méfiance à l’égard des projets collectivistes. D’où peut-être sa longue absence du paysage intellectuel français.

 Je finis par un petit regret. Il a oublié Stendhal (« l’envie, la jalousie et la haine impuissante ») et Balzac. Ce dernier aurait mérité mention pour ses deux pages sur l’Envie dans Béatrix ; je ne résiste pas à vous la proposer en pièce jointe.

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Passons aux « Sentinelles d’humanité » de Robert Redeker. C’est un ouvrage inspiré par l’actualité,  l’histoire du colonel Beltrame. L’homme qui a perdu la vie en se proposant comme otage de substitution, lors de l’attaque terroriste de Trèbes en 2018.

Pour l’auteur, admirer des héros ou des saints est une constante anthropologique ; il en voit l’expression dans toutes les civilisations. Or, constate-t-il, nos sociétés occidentales refoulent les héros et les remplacent par des idoles de pacotille. En témoigne la fortune de l’antihéros depuis la fin de la seconde guerre mondiale.

Il consacre son ouvrage à comprendre pourquoi, et quelles en sont les conséquences.

Il énumère les motifs de rejet : le héros a des vertus, la société d’aujourd’hui n’en veut plus ; le héros est tragique, nous nous croyons au-delà de l’histoire et du tragique ; le héros triomphe de son ego, notre société de consommation cultive le narcissisme. Arnaud Beltrame a d’abord été célébré en grande pompe ;  puis les médias sont devenus soudain très sobres quand sa mère a expliqué qu’il était inspiré par sa foi chrétienne.

Derrière ces rejets, Robert Redeker voit à l’œuvre le nihilisme, qu’il définit comme un égalitarisme intégral : tout se vaut. Or, le héros et le saint brisent cette indifférenciation. Très précisément, le héros se distingue. En cela, il suscite notre admiration ; il s’offre comme modèle, comme exemple à suivre.

La thématique girardienne se présente ainsi d’elle-même. Nous reconnaissons dans cette admiration la face lumineuse du désir mimétique, celle qui instruit, qui nous élève, qui nous révèle à nous-mêmes ; celle qui reste dégagée de la rivalité et de l’envie.

Rober Redeker s’approche encore de la théorie mimétique dans un chapitre sur l’imitation. Il y  développe l’idée que l’imitation sans admiration n’est que conformisme. Mais l’imitation dans l’admiration mène à ce que l’humain produit de meilleur : les héros et les saints sont les prototypes de la liberté, celle qui consiste à vaincre son propre ego pour chercher et suivre ce qui élève. Les héros sont aussi les rassembleurs de la communauté ;  ils la rassemblent au-delà du temps. Face au projet nihiliste et maintenant transhumaniste, les héros et les saints nous transmettent le sens de l’humanité ; c’est la conclusion de Rober Redeker.

Nous avons noté qu’il est souvent  très proche de la théorie mimétique. Pourtant, il nous a confirmé avoir été inspiré par Félix Ravaisson plutôt que par René Girard. Peu importe. Les rapprochements sont mutuellement éclairants.

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Au-delà du temps qui les sépare, les deux ouvrages se font écho. Robert Redeker appelle à se tourner vers la face lumineuse du désir mimétique, dont le héros ou le saint est une incarnation ; Helmut Schoeck nous met en garde contre sa face sombre, que les envieux propagent.  Les deux auteurs nous poussent conjointement à réfléchir : si les saints et les héros n’ont plus leur place dans notre société, est-ce un indice qu’elle cède trop aux envieux ?  

7 réflexions sur « Autour de la théorie mimétique »

  1. Oui, les deux ouvrages se font écho. Le premier n’a pas vu, semble-t-il, que l’envie est une passion de se distinguer qui pousse à l’indifférenciation puisqu’on veut « être l’autre » mais il a le mérite d’avoir dans les années 60, conçu « une grande méfiance à l’égard des projets collectivistes » : ils étaient fort nombreux, en ce temps-là, à être aveugles à la passion souterraine de l’envie afin de pouvoir croire à un avenir de solidarité sans concurrence (les lendemains qui chantent).

    La réflexion de Redeker a ce mérite de bien distinguer entre ce qu’en termes girardiens on nomme la « médiation externe », où l’admiration que j’ai pour un modèle exclut toute envie à son égard et la « médiation interne », où l’admiration du modèle devient envieuse, parce que je le vois comme mon égal. Son principal tort, à mon avis, est d’ignorer la théorie mimétique. Cela lui aurait permis de comprendre pourquoi nous sommes progressivement devenus allergiques au culte des saints et des héros. Le nihilisme n’est pas tombé du ciel, il est l’aboutissement d’un processus d’indifférenciation qui coïncide avec le refus de toute forme de transcendance, le passage de la médiation externe à la médiation interne.

    Merci, Jean-Louis Salasc, merci vraiment d’avoir complété ces deux lectures par cette superbe page de Balzac, tellement actuelle !! Balzac ne figure pas parmi les cinq grands romanciers qui, selon Girard, ont révélé la nature mimétique de nos désirs mais dans cette réflexion, il s’approche plus près de la vérité de l’envie, de son caractère dérisoire, « ridicule », que les deux auteurs qui, eux, la prennent presque trop au sérieux.

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  2. Le héros n’est plus en odeur de sainteté ; notre époque ne veut plus de ces êtres qu’on pourrait admirer. Notre époque veut s’admirer. Parce ce qu’elle se croit supérieure aux autres, et qu’elle est parvenue à le faire croire à chacun, elle ne voit rien à envier dans son passé historique, ni hauts faits, ni hommes, ni femmes, et le geste récent d’Arnaud Beltrame, d’abord vu comme celui d’un
    homme hors du commun qui aurait pu être un héros (ce qu’il est), a vite été regardé de travers dès lors qu’on a su qu’il était celui d’un homme catholique pratiquant, c’est-à-dire, aux yeux de cette époque, le représentant d’une chose très ancienne et très vieille, d’une religion dont un « philosophe » (Edgar Morin, pour ne pas le nommer, moins complexe que ce qu’il voudrait laisser croire), a pu dire, en la comparant à l’Islam : « Encore que dans le passé c’est le christianisme qui a manifesté la pire intolérance. » (sic)
    Le 15 février 2020, une place au nom de ce héros a été inaugurée. Comme la plaque avait été installée sans en informer personne, seuls quelques élus RN étaient présents. Quelques mois auparavant, des élus de gauche s’étaient opposés à la création d’une première place Arnaud Beltrame. Ils estimaient qu’elle pouvait « être vécue comme une provocation » par la population locale. Si je rapporte cette anecdote, c’est qu’elle me semble contenir tous les vices de cette époque : refus du tragique, refus de l’admiration, calcul politique, incapacité au dépassement de soi, narcissisme, indifférenciation. Pendant ce temps-là, « on se distingue à tous prix par le ridicule, par une affectation d’amour pour la cause polonaise, pour le système pénitentiaire, etc. », écrit ironiquement Balzac (merci pour ce superbe extrait) qui aurait vraisemblablement complété sa liste avec toutes les misérables théories sociologiques et pseudo-révolutionnaires qui envahissent nos universités ou les débats politiques. Ou bien on applaudit nos héros les soignants à 20 heures : si le héros solitaire a mauvaise presse, le héros en groupe a de l’avenir. Surtout si le groupe en question travaille dans le « care » – il ne s’agit pas ici de ne pas reconnaître le travail extraordinaire réalisé par toutes ces personnes, mais seulement de souligner ce qu’est notre temps. « L’atmosphère actuelle n’est pas religieuse mais thérapeutique », écrivait Christopher Lasch dans les années 70 aux États-Unis. L’atmosphère actuelle n’est pas héroïque mais sentimentaliste, pourrait-on dire à sa suite.

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  3. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec votre dédain pour Edgar Morin. Ce n’est pas un héros mais c’est un type très vivant et très intelligent. Et c’est vrai, quand même, que l’Eglise a été intolérante ! Le christianisme comme les autres religions, mais plus encore quand il a occupé une situation de pouvoir. C’est une situation toujours inconfortable parce qu’il faut s’occuper en permanence de le garder, ce pouvoir.
    A part ça, j’applaudis à la fin de votre propos. Le fait que l’individu moderne et athée ait confié son désir d’immortalité et son besoin d’être rassuré à la science médicale, beaucoup moins exigeante à son égard que la religion, est sûrement chargé de sens. S’agit-il d’un nouvel humanisme ? L’homme est-il mieux défini comme « patient » que comme « croyant » ?

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    1. Je ne doute pas un instant qu’Edgar Morin soit quelqu’un de vivant et d’intelligent. Je regrette simplement que, voulant prendre la défense de Tariq Ramadan, il ait cru bon de hiérarchiser les « intolérances » et, un peu par habitude, un peu par facilité anti-catho historique, ait pu dire ce que je crois être une « banalité ». Mais c’est une banalité bien partagée, parce que c’est une banalité relativiste qui efface les subtilités fondamentalistes et les différences historiques entre les religions et les systèmes politiques. Foucault aussi était très intelligent ; cela n’empêche pas de penser que nombre de ces théories relèvent parfois, derrière des fulgurances géniales et des moyens hallucinants de « sidérer » l’auditoire, d’une grande facilité. Idem pour Morin. L’un et autre auront assis leur autorité intellectuelle sur le flou que permet parfois la navigation en eaux troubles (troublées par l’époque, troublées par l’égo, troublées par la concurrence intellectuelle, troublées par le militantisme politique, etc.) : Morin en restant suffisamment « complexe » pour naviguer entre le « tout » et « les parties » sans décider d’un concept opérant (tout l’inverse de Girard, par exemple, me semble-t-il) ; Foucault en profitant de l’esprit intimidant de l’époque qui voulait descendre une mystérieuse entité appelée « pouvoir », ou « système », de son piédestal, sans arriver à définir très exactement ce qu’ils étaient.
      Quant à votre interrogation finale, je la partage : si je crois deviner ce qui se perd dans la difficulté pour chacun de se confronter au tragique de sa vie (sa finitude, pour l’essentiel, que ne compense aujourd’hui aucune consolation), je ne sais de quelle manière, demain, après-demain, un nouvel humanisme pourrait voir le jour, ni à quoi il pourrait ressembler. Comme vous, me semble-t-il, j’espère pour le moins que ce nouvel humanisme n’oubliera pas l’essentiel : l’amour, l’amitié, le goût du beau, les plaisirs de l’esprit.

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      1. A l’occasion de la recension par JL Salasc de l’essai de Joël Hillion, je relis vos deux commentaires et je regrette vivement de ne pas avoir « conclu » notre petite discussion en reconnaissant que vous me semblez avoir parfaitement raison ou, pour mieux dire, que je partage finalement tout à fait vos réserves à l’égard des œuvres de Foucault et de Morin et de votre façon de les exprimer. Bref, je vous remercie (un peu tard) de m’avoir si bien renseignée sur le bien-fondé de votre premier commentaire que je trouve particulièrement intelligent.

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