Le triangle mimétique est-il un carré qui s’ignore ?

par Jean-Louis Salasc

« Toujours chercher le quatrième », telle était la recommandation de Claude Lévi-Strauss face à un ensemble de trois éléments. Il s’appuyait en effet sur la notion mathématique de « groupe de Klein » pour décrire les systèmes d’échange dans une communauté ; et le nombre minimal d’éléments pour pouvoir définir un tel groupe est précisément de quatre. Or, la théorie mimétique s’illustre par un triangle, celui constitué par le sujet, l’objet du désir et le médiateur qui inspire ce désir. Où nous conduirait d’appliquer à ce triangle  la recommandation de Lévi-Strauss ?

Il nous faut donc joindre au trio mimétique une quatrième personne, bien distincte. Et pour cela, elle ne doit être ni médiateur, ni soumise à son influence, ni objet du désir. C’est donc un élément neutre (les adeptes des mathématiques apprécieront le charme de la coïncidence). Mais pourquoi donc l’ajouter si c’est un élément neutre ? Restons à trois personnes et tout ira bien.

Il existe cependant une très bonne raison de l’ajouter ;  cette quatrième personne tient un rôle dans le système relationnel mimétique : elle est celle qui n’est pas désignée par le médiateur. Le sujet ne sait où tourner son désir, le médiateur va lui désigner l’objet. Mais désigner, c’est distinguer. Et l’acte de distinguer exige d’avoir à faire un choix entre au moins deux éléments. Autrement dit, s’il ne se trouve qu’un seul objet possible, le rôle du médiateur est strictement tautologique : cela ne signifie pas grand chose que de désigner le seul choix existant. Mais grâce à notre quatrième personne, le rôle de médiateur devient substantiel, puisqu’il différencie l’un des deux objets possibles.

Troquer le triangle mimétique pour un carré ne remet pas en cause l’analyse girardienne du désir. Bien évidemment, l’objet du désir y est désigné parmi nombre de possibilités. Simplement, le triangle ne les représente pas.

A ce stade un petit croquis s’impose. Voici le triangle bien connu, dans lequel le médiateur désigne l’objet au sujet et suscite ainsi son désir :

Passons maintenant au carré ;  il montre les deux objets parmi lesquels le médiateur « choisit » :

Bien sûr, nous pouvons multiplier les objets que le médiateur ne désigne pas. Mais il suffit d’un seul pour engendrer par récurrence cette multitude.

Le triangle mimétique est-il un carré qui s’ignore ? J’incline vers une réponse positive. J’espère que la troupe des girardiens ne me lynchera pas pour ainsi reconfigurer le schéma de synthèse de la théorie mimétique. Et sous l’inspiration de Lévi-Strauss par-dessus le marché. En réalité, je n’ai pas ajouté de personnage au triangle mimétique ; le carré ne fait que révéler ce quatrième, implicitement présent.

La pureté mathématique conduirait d’ailleurs plutôt à un tétraèdre, c’est-à-dire une pyramide à base triangulaire : elle comporte bien quatre sommets (nos quatre personnages), et ils s’y trouvent tous directement liés, ainsi que le montre le schéma suivant :

Vous voyez  que le triangle mimétique est bien inclus dans le schéma. Mais un tétraèdre nous emmène vers la géométrie dans l’espace, qui n’est pas toujours maniable aisément. Restons-en donc à la simplicité du carré.

A quoi bon ?

Ces considérations géométriques et girardiennes ont-elles une utilité ? J’en vois une, celle de faire le lien avec le deuxième grand concept de la pensée de Girard, le bouc émissaire. Souvent, les interlocuteurs à qui l’on expose la théorie comprennent bien le mimétisme d’une part, le bouc émissaire de l’autre, mais sont moins à l’aise pour faire la jonction entre les deux.  Le schéma du carré peut y aider ; voici comment.

Le bouc émissaire apporte une (pseudo) résolution à une crise de la communauté. Il faut donc une communauté, et cela commence à quatre, nous dit Lévi-Strauss. La fortune du structuralisme étant ce qu’elle est, ajoutons d’autres raisons, si possible endogènes à la théorie girardienne.

Le triangle  mimétique se transforme naturellement en triangle rivalitaire, avec un affrontement entre sujet et médiateur ; ils deviennent des « doubles » l’un de l’autre, et l’objet du désir perd son statut, les rivaux étant désormais obsédés (donc définis) par leur rivalité et non plus par le désir qui l’a déclenchée.

Où trouver alors un bouc émissaire pour dénouer cet affrontement ? En restant dans le triangle, nous n’avons qu’un seul candidat : l’objet (oublié) du désir. Certes, il arrive que des rivaux mettent fin à leur affrontement en détruisant ce qui est l’objet de leur rivalité. Mais il me semble qu’il s’agit là d’un  cas particulier, toutes les crises ne se résolvent pas ainsi : les guerres de religion ne se sont pas terminées par un recours soudain et unanime à l’athéisme.

Mais surtout, n’avoir qu’un seul candidat au rôle de bouc émissaire ne correspond pas à la vision girardienne, dans laquelle ce rôle peut tomber sur n’importe qui dans la communauté. Là encore, il nous faut bien ajouter une quatrième personne : s’il ne s’en trouve qu’une seule susceptible de devenir le bouc émissaire, alors précisément, ce ne sera pas n’importe qui. Il en faut bien deux au moins pour que le choix du bouc émissaire révèle son caractère arbitraire.

Nouveau petit schéma :

Le carré de notre premier paragraphe permettait une figuration complète du mécanisme mimétique ; celui-ci permet une figuration complète du mécanisme sacrificiel. Et c’est le même carré, transformé par l’apparition de la rivalité. Ainsi donc un schéma unique peut illustrer les deux points fondamentaux de la pensée de Girard.

Prenons l’exemple de l’histoire de Roméo et Juliette pour rendre tout ceci moins abstrait.

Deux familles ennemies : voici nos rivaux, les Capulet et les Montaigu. L’objet de leur rivalité n’est pas explicité par Shakespeare. Il n’est cependant pas bien difficile à deviner ; ce que recherche une famille riche et puissante, c’est le contrôle de la ville. L’objet oublié (ou dissimulé ?) de leur hostilité mutuelle, c’est le pouvoir, dont le personnage du Prince est l’incarnation.

Le système triangulaire ainsi formé est parfaitement stable, il n’offre pas la moindre perspective de résolution : aucune famille ne baissera la garde, ce qui ferait gagner l’autre ; aucune ne se ralliera au Prince, ce qui serait renoncer au pouvoir ; enfin, si Vérone n’est pas Florence, le Prince dispose quand même du machiavélisme minimal pour comprendre qu’il n’existe que par la rivalité des deux familles.

Même si l’une d’elle l’emportait, ce serait simplement l’issue d’un duel, pas un lynchage ; car le lynchage exige une foule face à la solitude du bouc émissaire. Pour trouver une résolution sacrificielle, il nous faut donc un nouveau protagoniste. Et notre quatrième, ce sera le couple de Roméo et de Juliette.

Ils sont centrés sur leur aventure intime, et ne sont pas dans le registre du pouvoir. Ils sont sortis de leurs familles respectives en transgressant l’hostilité ancestrale qui les sépare. Ils sont donc bien distincts du trio mimétique constitué par les Capulet, les Montaigu et le Prince. Leur mise à mort est voulue par chacune des deux familles, cette volonté s’incarne dans le personnage Tybalt ; elle est aussi voulue par un Prince qui n’assure pas la paix civile dans Vérone, et qui serait perdu devant l’union des deux familles. Ainsi, la mise à mort de Roméo et Juliette fait l’unanimité, c’est bien un lynchage. Bien sûr, Shakespeare achève le cycle par la sacralisation des deux amants, miraculeux auteurs posthumes de la réconciliation : éloges et statue d’or.

Ceci n’est qu’un exemple ; il montre comment ce « carré sacrificiel » peut faciliter une interprétation girardienne. A vous, chère lectrice, cher lecteur, d’en tester l’efficacité dans d’autres cas.

Il me reste à présenter des excuses pour avoir illustré ce billet d’une référence aux « Trois Mousquetaires », symbole trop facile du passage de trois à quatre. Surcroît d’outrecuidance, Alexandre Dumas penchant nettement vers le « Mensonge romantique » plutôt que vers la « Vérité romanesque ». En guise de rachat, j’invoquerai donc, à la suite de René Girard, la religion qui a renoncé au sacrifice et en a révélé la fausseté, la religion trinitaire, dont le symbole est une croix, celle que dessinent les deux diagonales… d’un carré.

14 réflexions sur « Le triangle mimétique est-il un carré qui s’ignore ? »

  1. Passionnante vision. Mais qui est le quatrième à la belote ? Je vous propose l’approfondissement suivant.
    La référence à Shakespeare est riche d’enseignements. Roméo et Juliette appartient à la « première période » de Shakespeare. Le dramaturge fait « fonctionner » la rivalité mimétique jusqu’au sacrifice réconciliateur. Dans ses pièces ultérieures, il cherche une issue différente, et pour éviter le sacrifice, il introduit un intercesseur. C’est Don Pedro dans Beaucoup de bruit pour rien, c’est Pauline dans Le Conte d’hiver – pour ne citer que deux exemples. Ces intercesseurs prennent en charge le drame et parviennent à le résoudre sans sacrifice. Ce sont des personnages qui se substituent au metteur en scène et qui « conduisent » la pièce. Extraordinaire clin d’œil de Shakespeare qui n’intervient pas directement sur le scénario (dont il est pourtant l’auteur), mais qui démontre l’utilité des intercesseurs. Ceux-ci n’ont d’autre « intérêt » dans le drame que de protéger leurs amis. Ils ne sont jamais rivaux. C’est l’amour qui les guide. Cherchez le message chrétien.
    Il faut noter que le triangle divin n’exclut pas les intercesseurs, ce sont les saints, et en première place Marie.
    Le débat mérite d’être continué.

    Joël Hillion

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    1. Cher Joël Hillion,
      merci de votre commentaire. Roméo et Juliette m’a paru un exemple à retenir parce que la pièce est bien connue, notamment grâce aux adaptations cinématographiques. Mais certainement les Shakespeare de la maturité ont beaucoup à nous dire.
      Pour prolonger votre clin d’oeil, je mentionnerais le bridge, où le quatrième… est le mort.

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  2. Jean-Louis Salasc est très fort. Entreprendre de compléter le triangle girardien en s’aidant du carré lévi-straussien et sans trahir la pensée de René Girard, c’est stupéfiant.
    Je suis admirative de son esprit de géométrie mis au service ici de l’esprit de finesse de Girard et de Shakespeare : sa vision de Roméo et Juliette en agneaux sacrifiés à la paix civile est très convaincante.
    Je voudrais quand même exprimer une petite réserve : chez Girard, le désir n’est « triangulaire » que dans son premier livre, « Mensonge romantique et Vérité romanesque ». Par la suite, quand l’historien se révèle anthropologue, avec la théorie du bouc émissaire, le désir est devenu « mimétique ».
    Le géomètre ne fait pas trop la différence, il garde en tête la figure du triangle quitte à le faire tourner si vite qu’il dessine un cercle (mais aucun lecteur de Girard n’a jamais rencontré le moindre carré).
    L’esprit de finesse, au contraire, ne peut confondre désir triangulaire et désir mimétique. Le désir triangulaire, celui de Don Quichotte pour les « objets » que lui désigne son médiateur, Amadis de Gaule, est fait tout entier de vénération pour le modèle qu’il s’est choisi. La passion qui l’anime est l’admiration, la première de toutes selon Descartes. Au contraire, le désir mimétique est le nom girardien de « l’envie » shakespearienne, passion triste, source de conflits larvés ou déclarés selon la conscience qu’on en a.
    Ainsi, en partant du désir mimétique, ce désir qui nous rend tous semblables en nous dressant les uns contre les autres, on arrive logiquement (et expérimentalement) au mécanisme du bouc émissaire. La MIMESIS est nécessaire et suffisante pour produire une foule en colère contre elle ne sait quoi jusqu’à ce qu’au paroxysme de l’indifférenciation, quand il n’y a plus rien de figurable, une étincelle de hasard produise le miracle auquel nous devons d’exister. (Ce n’est pas une « pseudo-résolution », j’ai cru comprendre que c’est la seule résolution possible pour que la communauté ne périsse pas toute entière.)
    Par contre, ce que souligne l’esprit (de finesse ou de géométrie?) de J.L. Salasc, il est clair qu’en partant du triangle , on ne peut arriver à la foule ni donc à ce fameux « bouc émissaire ». C’est pour cela qu’on nous propose ici rien de moins que la quadrature du triangle. Solution très ingénieuse, je le redis, mais dont la théorie girardienne n’a pas forcément besoin, dès lors qu’on différencie le désir triangulaire et le désir mimétique.
    D’un côté, le désir triangulaire, admiratif, nous désigne les objets désirables, fussent-ils hors d’atteinte. De l’autre, le désir mimétique, comme son nom l’indique, nous fait imiter sans discernement n’importe quel désir ou le désir de n’importe qui, il fabrique les foules, consommatrices ou destructrices.( On est en train de se rendre compte que c’est la même chose.)

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    1. Cette distinction entre désir triangulaire admiratif et désir mimétique ne se superpose-t-elle pas à celle que Girard a définie comme l’opposition entre une médiation externe (l’imitateur ne peut atteindre la sphère d’influence du modèle, donc pas d’interaction possible et donc pas de rivalité possible) et la médiation interne toujours problématique ?

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      1. Oui, c’est exactement cela : l’admiration du disciple pour le maître appartient au règne de la médiation externe. Le désir mimétique appartient à celui de la médiation interne. Girard a laissé tomber cette première distinction quand il s’est intéressé à l’origine des cultures. Mais déjà, dans Mensonge romantique… où il se fait l’historien du roman et du désir modernes, la médiation interne apparaît comme le futur et même le destin de la médiation externe ; celle-ci est condamnée par l’imitation à évoluer vers les « sentiments modernes ». Sous le coup du « double bind » infligé par le maître au disciple, (imite-moi /ne m’imite pas) l’admiration doit faire sa place à l’envie, à la jalousie et au « ressentiment ». C’est une loi historique comme la montée de l’égalitarisme analysée par Tocqueville. Cela , me semble-t-il, n’empêche personne de pratiquer l’ admiration (sans bornes ? en tous cas sans mélange) à l’égard de quelques figures admirables. Mais voyez le concert de louanges admiratives dont Albert Camus est aujourd’hui l’objet et comparez avec le concert d’insultes méprisantes qu’il a pu endurer de son vivant : il me semble que les outils girardiens, ces concepts de médiation externe, interne etc. nous aident puissamment à comprendre ce genre de volte-face mimétique.

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    2. Chère Christine Orsini,
      je vous remercie d’avoir noté que mon analyse ne comportait pas de remise en cause la pensée de René Girard. Je reconnais volontiers avoir cherché, au forceps peut-être, une illustration unificatrice de la théorie mimétique ; et je souscris à votre distinction entre désir triangulaire et désir mimétique. Mais cette distinction est-elle complètement intangible ? L’admiration positive ne peut-elle basculer dans la rivalité et l’hostilité? Et justement par exaspération mimétique ? J’ai en perspective un petit billet sur les relations entre Debussy et Ravel qui illustrent ce genre de situations (cela nous fera un nouvel intermède musical). A discuter.

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      1. Mais oui, Jean-Louis, la médiation interne serait comme le destin de la médiation externe, mais n’est-ce pas une tendance plutôt qu’une loi : tous les disciples ne deviennent pas les maîtres de leur maître et tous les maîtres ne deviennent pas disciples… et tous ne sont pas rivaux. Ce sont les meilleurs fils qui se révèlent les pires, dit Girard quelque part, il y a donc beaucoup d’exceptions à la règle du dérèglement des relations asymétriques positives, si c’en est une.
        Il est très réjouissant d’attendre un nouvel intermède musical. Cela rend notre blogue original et plaisant. En plus, il y a des cas où la rivalité, même si elle empoisonne les relations personnelles, est une occasion de (se) surpasser, non ? Ce qu’on nomme la « saine émulation » ne relève pas plus que la vénération et l’admiration, d’une illusion romantique, si ?

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  3. Girard était brillant, il a été et reste donc le modèle admirable par excellence pour ses fidèles, et pour certains d’entre eux, le modèle obstacle. Rien de surprenant à ce qu’il soit diablement tentant de désirer le surpasser dans une forme de rivalité de salon dont il a si bien analysé le fonctionnement.
    L’auteur voudra bien me pardonner, mais c’est bien l’impression que suscite en moi ce que je considère être un exercice de virtuosité tout à fait vain car basé sur des prémisses fausses et menant, par force sauts logiques, à une conclusion aussi prématurée que prétentieuse… :

    a) d’abord parce que dans une imitation surpassant le modèle girardien, il nous charge de la faire fonctionner 😉 (là où Girard ne faisait que nous « inviter » à faire fonctionner ses hypothèses)).

    b) ensuite, parce qu’à supposer que la connexion entre le triangle mimétique et la convergence mimétique de tous contre un ne soit pas évidente pour le lecteur lambda (ce dont je doute fort puisque, comme l’a si justement suggéré l’auteur, il suffit d’un seul (imitateur) pour engendrer par récurrence une multitude, de sorte qu’on passe du triangle au cercle (des persécuteurs) par de simples itérations figurant la contagion), il est clair que la connexion entre ce « carré mimétique » et ladite convergence de tous contre un l’est encore moins.

    Une fausse prémisse très problématique me paraît être l’idée que le triangle mimétique devrait représenter ce qui reste dans le fond, cad, ce qui, habituellement, va sans dire. Pourquoi un tel devoir ? Est-ce là une nouvelle posture victimaire réclamant une forme d’équité entre la figure et le fond ? Le fond est certes ce qui permet à la figure de se détacher mais, justement, la logique veut qu’on porte attention à ce qui est sorti du lot, à la figure plutôt qu’au fond, au héros plutôt qu’au choeur, au sacrifié plutôt qu’à la foule qui le lynche. C’est cela qui est morphogénétique.
    Bref, le fait que le fond existe n’est pas une raison suffisante pour s’obliger à l’inclure dans la figure que dessine la trajectoire du désir. J’y insiste, c’est comme quand on tire à la courte paille : seule celle-ci mérite et polarise notre attention.

    Le saut logique le plus embarrassant ici me semble être l’idée que toute rivalité, même seulement duelle, doive se résoudre via un processus de bouc émissaire. A ma connaissance, Girard n’a jamais rien affirmé de tel. En général, les duels se terminent plutôt par une montée aux extrêmes avec la victoire et donc la domination de l’un sur l’autre et le rétablissement d’une hiérarchie et, donc, de l' »ordre » suffit à restaurer (provisoirement, localement) la paix. La nécessité du bouc émissaire apparaît après, lorsque la contagion des duels met en péril la communauté (la crise mimétique).

    Il y aurait maints autres exemples à donner mais je pense que cela suffit pour augurer que le « carré mimétique » ne sortira pas des salons girardiens.

    J’ai conscience que cette conclusion est brutale et j’en suis désolé, mais à l’imitation de Girard, je dirais que je n’ai pas le temps d’aménager mon propos pour y introduire toutes les précautions oratoires que la bienséance commande pourtant. Je peux même confesser une forme d’irritation (sans haine, qu’on se rassure ;-)) vis-à-vis de ce que je perçois comme un bavardage mondain dans les cercles girardiens alors que l’urgence de l’Apocalypse présente nécessiterait de mettre les mains dans le cambouis du réel plutôt que dans le vernis de brillantes mais vaines constructions intellectuelles.

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    1. Cher Luc-Laurent Salvador,
      je suis navré de vous avoir causé tant d’irritation. Nous nous étions rejoints, en septembre dernier, sur le rapprochement entre triangle de Karpman et triangle mimétique (cf. nos échanges sur le blogue).
      Ce n’est pas le cas ici et vous me le faites savoir d’une façon… plutôt carrée !
      Le triangle nous rapprochait, le carré nous éloigne (attention au pentagone).
      J’examinerai vos remarques avec soin, pour tâcher d’en tirer de quoi améliorer mes billets. Continuerez-vous à les lire ?

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      1. Merci pour votre réponse et votre promesses d’examiner mes remarques. J’espère que vous voudrez bien y répondre de quelque manière.
        Vous avez bien fait de rappeler le triangle de Karpman en tant que point d’accord et de repli aussi je dirais, dans la perspective de revenir au carré mais sur un autre mode. Je songe à une possible succession triangle, carré, rond. Comme quoi on peut être en désaccord complet et néanmoins inspiré ;-).
        Tant que j’y suis, je peux même faire une concession : j’admets que le passage du triangle mimétique à la foule qui lynche n’est pas aussi évident que je l’avais cru. Il comporte, en effet, un renversement complet de la direction du « geste » imité. Dans le cas du désir mimétique, ce qui est imité est un mouvement centripète, une mimesis d’appropriation, dans le cas de la violence collective, c’est un mouvement centrifuge, une attribution de culpabilité actée via un rejet et/ou, possiblement, un coup ou une série de coups.
        Quant au fait de continuer à vous lire, soyez sans crainte, je suis originaire d’une culture de polémique, pas d’ostracisme.

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  4. Cher Luc-Laurent Salvador,
    ayant réfléchi aux objections que vous m’avez opposées, il me semble que notre joute pourrait se résumer, sur le fond, au débat entre « ça va sans dire » et « ça va mieux en le disant » ; c’est ce que je vois dans l’argument comme quoi le fond n’a pas besoin d’être représenté, ou que les pailles les plus longues ne méritent pas notre attention. Question de point de vue, et qui de ma part (j’insiste là-dessus) ne constitue pas une modification de la théorie mimétique.
    Je retiens un second point, c’est que vous ayez ressenti mon texte comme une collection d’objurgations : le lecteur « doit » faire fonctionner le carré, le fond « doit » être représenté, toute rivalité « doit » être résolu par un bouc émissaire. Or, ce n’était pas la connotation que je recherchais, le carré n’est qu’une proposition. Merci donc de m’avoir indiqué un point à surveiller dans mon expression écrite.

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  5. Bonjour,
    à mon humble avis, Jean-Louis Salasc semble passer outre un élément essentiel de la Théorie mimétique. Le désir mimétique se porte de la même façon sur l’objet adoré ou haï. Et cet objet est fondamentalement le même, ce qu’indique la récurrence des couples gémellaires dans les mythes de fondations, ou la fameuse maxime « il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpeienne », qui est en fait un euphémisme: ces deux places sont confondues, au moins dans le foyer sacrificiel. La mise à jour de ce paradoxe apparent est l’apport décisif de la pensée girardienne; vouloir différencer des objets que le désir paradoxal réunit en dessinant un carré, c’est exposer son incompréhension de la Théorie mimétique. Veuillez pardonner la brutalité de cette conclusion…

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    1. L’ambivalence bénéfique/maléfique du bouc émissaire est effectivement un apport majeur de la théorie mimétique. Elle ne se réduit cependant pas à cela. Votre lecture (en tout cas l’idée qu’on peut s’en faire par les quelques lignes de votre commentaire) me semble interpréter la théorie mimétique trop loin vers le subjectivisme (ne pas « différencier des objets que le désir réunit ») ; à mon avis, la théorie mimétique est (aussi) une théorie réaliste, René Girard, par exemple, considère que les épisodes sacrificiels relatés par les mythes ont réellement eu lieu.

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      1. Bien sur, vous avez raison de signaler qu’adorer n’est pas tuer, ni haïr, mais notre capacité relativement récente à l’échelle humaine à faire la différence n’est pas perceptible dans le sacrifice humain tel qu’il a été pratiqué réellement (car bien évidemment, la Théorie mimétique est réaliste, je vous rejoins complètement sur ce point). Cette capacité nouvelle n’est-elle pas le fruit d’une longue cohabitation avec la Révélation, qu’elle soit juive et chrétienne ou qu’elle travaille l’humanité depuis son origine même, à travers toutes les cultures? Entre autres exemples de cette indifférenciation première: les Incas ont pris les Espagnols pour des dieux, et les historiens ont longtemps pensé que c’était là une cause principale de leur défaite militaire, en dépit de leur énorme supériorité numérique. Or ce n’est pas le cas : les conquistadors se sont alliés avec des populations locales ennemies des Incas. Du du point de vue Inca, il n’y avait pas de différence entre être un dieu et une victime humaine sacrifiée: ils avait bien l’intention de s’emparer d’eux pour les tuer. La personne adorée, le dieu, et la victime humaine sont une seule et même entité. Prendre les Espagnols pour des dieux ne les ont donc pas conduit à se soumettre à eux.
        Il y a une difficulté théorique posée par la théorie mimétique, c’est que le fameux triangle découle d’une interprétation du roman moderne, et donc d’une époque ou le désir individuel peut exister, alors que son interprétation des mythes concerne une époque ou le désir individuel ne peut s’exprimer (l’individu n’existe pas). Ce qui réunit ces époques et constitue le fond humain du problème, si je puis dire, c’est le mimétisme, fil conducteur de l’hypothèse mimétique. Le moment que vous tentez de décrire, me semble-il, en postulant un carré, existe bien: c’est celui de la sortie du sacrifice humain, de la substitution victimaire (on sacrifie un bœuf pour pouvoir continuer à adorer le roi sacré). Ce carré serait alors composé de : 1- l’individu indifférencié (ou la foule en état de panique), 2- le prêtre ou la pythie (médiateur), 3- le roi sacré, 4- la victime de substitution. Cependant, je n’ai pas l’impression que ce soit ce que vous ayez voulu dire, car vous mettez sur le même plan 2 époque inconciliables de l’humanité, et parce que vous abordez votre texte par une injonction métaphysique (structuraliste) qui par définition, ne se trouve pas particulièrement ancrée dans le réel…
        Je vous remercie vivement d’avoir su provoquer notre intérêt pour ces questions épineuses, et pour ma part, de mieux cerner et approfondir cette difficulté théorique propre à la pensée de René Girard, dans sa géniale tentative de saisir à la fois une continuité, mais aussi une rupture entre archaïsme et modernité.

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