L’économie selon St Luc

Une lecture anthropologique des Evangiles éclairée par Mauss, Lévi-Strauss et Girard

 par Hervé van Baren

Et si le trait d’union entre les pensées de René Girard et Marcel Mauss passait par St Luc ? Pour répondre, tentons une lecture de l’Evangile selon Saint Luc, chapitre 16.

  1. Le gérant habile (Luc 16, 1-8)

1Puis Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un gérant qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens. 2Il le fit appeler et lui dit : “Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.” 3Le gérant se dit alors en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gérance ? Bêcher ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en ai honte. 4Je sais ce que je vais faire pour qu’une fois écarté de la gérance, il y ait des gens qui m’accueillent chez eux.” 5Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?” 6Celui-ci répondit : “Cent jarres d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.” 7Il dit ensuite à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Celui-ci répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu et écris quatre-vingts.” 8Et le maître fit l’éloge du gérant trompeur, parce qu’il avait agi avec habileté. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.

9« Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’Argent trompeur pour qu’une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.

La plupart des interprétations voient dans cette parabole une morale de l’argent. C’est pourtant une approche qui conduit à une lecture impossible. Le gérant est un filou qui falsifiait les comptes, ou à tout le moins un mauvais gestionnaire. Une fois viré, il va transformer cette indélicatesse en malhonnêteté caractérisée : il remet les dettes de son ancien maître, autrement dit il le vole (et le seul mobile de ses actes qui fasse sens, c’est la vengeance, lui-même ne tirant aucun bénéfice de l’opération). Aussi bien son maître (Dieu ?) que Jésus louent son « habileté ». Moralité : soyez des filous comme le gérant.

Changeons de perspective. Si on se pose la question de la monnaie qui a cours dans le Royaume de Dieu, alors il est question d’amour et non d’argent. Certains d’entre nous ont reçu mandat pour gérer cet amour ici-bas : c’est le clergé (et plus largement nous tous). Le maître est averti par quelqu’un de mauvaise gestion. Comprendre : Jésus vient dénoncer la piètre économie de l’amour de la religion (sacrificielle, de l’Ancienne Alliance, etc.). Le Père retire la gestion aux prêtres (sécularisation, perte du sacré). Le reproche qui motive sa décision est un modèle d’ambiguïté lucanienne. Nulle part l’Evangéliste ne précise si les intérêts sont négatifs ou positifs… nous entendons que le gérant ne fait pas assez fructifier le bien qui lui a été confié, autrement dit qu’il ne charge pas assez d’intérêts. Il faut entendre l’inverse ; ce que Dieu lui reproche, c’est de charger les hommes et les femmes de dettes (de fautes, de péchés) impossibles à rembourser.

L’ex-prêtre se demande ce qu’il va faire à présent que la gestion « traditionnelle » lui a été retirée. Mendier l’amour, miner l’amour ? non, ce n’est pas la solution. Remettre les dettes ? Pardonner au lieu d’enfoncer, d’accuser, de culpabiliser, de vouer à l’enfer ? Mais bien sûr ! Et voilà le sacrement de réconciliation qui prend tout son sens.

Dans cette économie du pardon, le gérant est habile, il se fait des amis non pas à la manière d’ici-bas, mais des amis qui l’accueilleront « dans les demeures éternelles ». Le verset 9 adopte une perspective apocalyptique. Nous y trouvons la première annonce de l’advenue du Royaume ; nous verrons que chacune des trois parties du chapitre en contient une.

  1. Morale sur l’argent et la loi

10« Celui qui est digne de confiance pour une toute petite affaire est digne de confiance aussi pour une grande ; et celui qui est trompeur pour une toute petite affaire est trompeur aussi pour une grande. 11Si donc vous n’avez pas été dignes de confiance pour l’Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable ? 12Et si vous n’avez pas été dignes de confiance pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ?

Comme d’habitude, il n’y a pas de morale, il y a une parabole. Pour y accéder, il faut commencer par se laisser choquer par l’arithmétique de Jésus. Voler un bonbon, ce n’est pas la même chose que détourner 100 millions d’euros. Ce que Jésus exprime c’est la comptabilité des humains ; qui vole un œuf vole un bœuf. Un peu de calcul à présent. Verset 10 + verset 11 = pas de ciel pour les voleurs de bonbons. Ici ce sont les intérêts de la dette qui sont quantifiés. La faute est vraiment petite ? Qu’à cela ne tienne. La punition, elle, sera à la mesure de notre diabolisation de l’Autre et non des faits. J’ai lu quelque part qu’en Californie, un individu avait écopé de 25 ans de prison pour avoir volé une part de pizza à des enfants.

La parabole est subtile. Les dictons des versets 10 et 11 enferment dans une morale rétributive, ils autorisent la diabolisation de l’Autre qui elle-même autorise la violence. Si nous les avalons aussi facilement, c’est parce que nous pratiquons assidûment cette discipline nous-mêmes… Le verset 12 remet les choses à l’endroit, en dévoilant l’absurdité de ce qui nous semble, à nous, parfaitement raisonnable.

Premièrement, les humains se font confiance pour des choses qui leur sont étrangères. Le principe de la justice c’est de punir quand l’interdit est transgressé, mais la raison d’être de l’interdit, c’est l’inconscience des forces abyssales et invisibles à nos yeux qui nous amènent à transgresser. Il est absurde de faire confiance à quelqu’un pour quelque chose qu’il ne comprend pas. C’est comme si vous demandiez à un analphabète d’écrire une lettre, et que vous vous offusquiez ensuite qu’il n’ait pas obéi. « Je t’avais pourtant fait confiance ! » ; voilà comment procède la Loi1.

Deuxièmement, il est tout aussi absurde d’attendre de recevoir de quelqu’un quelque chose qui nous appartient déjà. L’Amour est déjà à nous ; pourquoi devrions-nous l’acheter par nos œuvres, notre conformisme, notre respect de la Loi ? Par des cadeaux ?

Le verset 12, pour révéler, joue sur le contraste entre la logique des humains, qui repose sur le principe rétributif, le postulat que tout s’achète et tout se vend, tout ce qui est reçu doit être rendu, et le principe du don gratuit qui prévaut au ciel. La parabole a pour objectif de nous révéler sur quels principes anthropologiques nous basons nos morales, nos lois et nos cultures. Ce que nous faisons de cette révélation est laissé à notre appréciation.

13« Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. »

L’argent, dans l’esprit du chapitre, désigne le principe de rétribution, y compris dans les rapports humains. La loi du Talion, la vengeance retenue, est une notion éminemment monétaire.

14Les Pharisiens, qui aimaient l’argent, écoutaient tout cela, et ils ricanaient à son sujet. 15Jésus leur dit : « Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs : ce qui pour les hommes est supérieur est une horreur aux yeux de Dieu.

16« La Loi et les Prophètes vont jusqu’à Jean ; depuis lors, la bonne nouvelle du Royaume de Dieu est annoncée, et tout homme déploie sa force pour y entrer.

17« Le ciel et la terre passeront plus facilement que ne tombera de la Loi une seule virgule.

L’accusation du verset 14 est assez bancale. Les Pharisiens sont connus comme légalistes, nulle part ailleurs dans les Evangiles il n’est dit qu’ils sont cupides. Leurs ricanements ont pour objet l’idée même de pardon. Au verset 15 il est question de justice, et il faut expliquer ce brutal changement de thème. Comment articuler le pardon et la loi ? La loi suit le principe de rétribution : à toute faute correspond une punition. Le pardon est nécessairement dépassement de la loi. La loi est glorifiée par les hommes, mais Jésus insiste sur la limite intrinsèque de cette institution en tant qu’elle est obstacle au pardon.

On a donc un couple, la loi et le pardon, qui correspond terme à terme avec la rétribution violente et la sortie de la logique de rétribution.

Les versets 16 et 17 composent la seconde annonce de la Nouvelle Alliance, dans laquelle la justice et l’économie divine viennent remplacer les nôtres, et ce basculement s’inscrit dans l’Apocalypse (reprise par Luc de Matthieu 5, 19 au verset 17 : « le ciel et la terre passeront »). D’ici là la Loi reste d’application, et donc l’économie à la façon des humains aussi.

 

18« Tout homme qui répudie sa femme et en épouse une autre est adultère ; et celui qui épouse une femme répudiée par son mari est adultère. »

Le verset 18 mérite un commentaire à part. C’est un surprenant (et même incompréhensible) emprunt à Matthieu, hors-contexte, sauf si on le replace dans la logique d’échange. La seconde partie est particulièrement indigeste (où est la morale ?), mais avec l’éclairage de Claude Lévi-Strauss, le verset prend un sens anthropologique. Dans la première situation, un homme échange une femme contre une autre. Dans la deuxième, deux hommes s’échangent une femme. La structure des deux situations décrites est symétrique : femme – homme – femme dans la première, homme – femme – homme dans la seconde. Elles sont les antisymétriques l’une de l’autre. Elles correspondent aux deux points de vue possibles sur l’échange : le point de vue du sujet qui « reçoit » et qui « donne », et celui de « l’objet » échangé.

Le sujet de ce verset, c’est l’échange des femmes2. Et s’il faut absolument y trouver une morale, celle-ci ne porte pas sur le divorce et l’adultère au sens premier des termes. Ce verset proclame que dans l’ordre de l’amour véritable, les femmes ne s’échangent pas comme des biens, fut-ce au risque de la violence (Jésus, féministe avant tout le monde !). Les sociétés patriarcales sont régies, comme l’ont bien vu Mauss et surtout Lévi-Strauss, par un principe rétributif dans lequel des êtres humains (les femmes) font office de monnaie d’échange. Il est aboli.

  1. La parabole du riche et de Lazare

19« Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins. 20Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d’ulcères au porche de sa demeure. 21Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères.

Cette entrée en matière ressemble assez à l’histoire que Natan raconte à David pour lui faire prendre conscience de son crime (Samuel 12, 1-4). Elle nous enferme dans la haine du riche et la compassion pour le pauvre. La résolution de la parabole est, elle, on ne peut plus différente.

22« Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d’Abraham ; le riche mourut aussi et fut enterré. 23Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés.

La séparation entre bon et méchant est confirmée jusque dans la mort : le riche est en enfer. Bien fait pour lui ! La parabole nous piège dans la logique de rétribution violente dénoncée dans les deux premières parties du chapitre. La métaphore de la mort nous conforte dans notre « justice » trop humaine. Comme il est naïf de croire qu’elle pourrait être satisfaisante ici-bas (de cela au moins nous sommes conscients), elle connaîtra son application la plus stricte au ciel. Le méchant doit payer, le juste être récompensé.

24Alors il s’écria : “Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.” 25Abraham lui dit : “Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur ; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance. 26De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.”

Il y a une comptabilité du bonheur et du malheur qui confie au ciel la mission de rétablir les injustices, sous-traitance bien pratique puisqu’elle nous dispense de chercher la justice véritable ici et maintenant. Entre les bons et les méchants, l’abîme est infranchissable ; c’est dans nos esprits que se trouve cet insondable fossé, évidemment. Il faut noter la parfaite symétrie entre l’indifférence du riche envers les souffrances de Lazare, et l’inflexibilité d’Abraham qui ne daigne même pas désaltérer le riche d’une goutte d’eau, bien que celui-ci soit au supplice. La rétribution gouverne notre lecture de ces versets, alors que les Evangiles nous apprennent qu’elle est toujours violente, qu’elle soit terrestre ou céleste ; c’est la révélation d’un mensonge primordial qui imprègne nos cultures et de nos dogmes.

27« Le riche dit : “Je te prie alors, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, 28car j’ai cinq frères. Qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.” 29Abraham lui dit : “Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.” 30L’autre reprit : “Non, Abraham, mon père, mais si quelqu’un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.” 31Abraham lui dit : “S’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.” »

La parole évangélique vient du riche ! A l’évocation de la Loi par Abraham (qui dans cette parabole symbolise la religion gouvernée par la réciprocité violente), le riche assène un « non » sonore, après quoi il lie le basculement vers « l’économie du pardon » à la Résurrection. C’est la troisième annonce de la Nouvelle Alliance. Au verset 31, on retrouve l’avertissement systématique du Nouveau Testament à ne pas prendre cette révélation pour un blanc-seing autorisant l’anarchie violente. La Loi n’est pas mauvaise, elle est seulement insuffisante, et si vous ne la suivez pas vous n’aurez rien du tout ; ni paix précaire ni Royaume3.

  1. Discussion

Une anthropologie de la violence selon Luc :

Les paraboles qui ouvrent et ferment le chapitre 16 de l’Evangile de Luc, avec l’éclairage additionnel des versets qui les séparent, dessinent deux schémas anthropologiques. Le premier adopte un paradigme économique :

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Jésus part de la Loi de Moïse. Il révèle le caractère violent et injuste de tout ce qui découle du principe de rétribution, en particulier la Loi, mais dans le même temps il met en garde contre l’abolition de celle-ci avant la conversion complète à « l’économie du pardon »2. Le phénomène girardien d’artifice destiné à contenir la violence est parfaitement applicable aux lois économiques (don – contre-don, échanges tarifés…). Supprimer ces artifices sans précautions ne peut conduire qu’à l’anarchie violente.

Le second schéma correspond au paradigme légal :

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Le principe de rétribution gouverne également l’ordre légal, et conduit à une séparation manichéenne entre bons et mauvais. Cette séparation est encore accentuée par la religion avec l’imagerie de l’enfer et du paradis. Il faut que « quelqu’un revienne d’entre les morts » pour briser cette malédiction.

Les deux schémas révélés par St Luc ne décrivent pas deux réalités différentes, mais bien deux points de vue sur une même réalité. Les versets 14 et 15 mêlent allègrement les langages économiques et légaux. La loi du talion, par exemple, prend sa source dans le principe anthropologique de réciprocité et peut s’exprimer en termes légaux, mais aussi économiques : ce que tu m’as donné, je te le rends.

Un troisième paradigme traverse la Bible, mais il n’est pas explicite dans ce chapitre. C’est le paradigme sacrificiel mis en lumière par René Girard :

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Certains versets lient le paradigme sacrificiel aux deux autres, par exemple : « Allez donc apprendre ce que signifie : C’est la miséricorde que je veux, non le sacrifice. Car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs. » (Matthieu 9, 13)

Ces trois points de vue tracent les contours d’une anthropologie girardienne étendue à d’autres paradigmes, économique et légal, en plus du paradigme religieux. L’humanité est gouvernée par des forces inconscientes (mimétiques) qui conduisent irrémédiablement à une violence suicidaire pour l’espèce. Des artifices culturels sont mis en place pour contenir cette violence : la loi, l’échange, le sacrifice. La victoire contre la violence passe nécessairement par l’abolition de ces artifices, parce que ceux-ci utilisent toujours la violence pour contrer la violence.

La difficulté de cette abolition tient au phénomène mis au jour par Girard : elle passe par une révélation qui rend les artifices inopérants, ce qui a pour effet de libérer la violence4. La mise en garde systématique du Nouveau Testament contre toute rébellion, que ce soit contre la loi, l’échange ou le rite, ainsi que l’imagerie apocalyptique, confirment que cette perte d’efficacité conduit toujours à une crise dévastatrice pour la société.

Dans la pensée apocalyptique de Girard, le cheminement vers une humanité débarrassée de sa violence bute sur un unique obstacle, un ultime paradoxe : la révélation de notre violence seule peut nous en sauver, mais elle déclenche toujours une crise qui nous est fatale. Comment contempler le réel sans succomber à la crise que cette vision déclenche ? Dans Achever Clausewitz, René Girard et Benoît Chantre reconnaissent la possibilité d’une conversion individuelle, mais ils constatent aussi que les forces du mimétisme interdisent son extension à l’humanité.

Pour sortir du paradoxe, peut-être faut-il distinguer deux conditions pour que la Révélation puisse mener au Royaume sans passer par la destruction apocalyptique. La condition individuelle, c’est le choix libre de la conversion, permis par la conscience qu’apporte la Révélation. Mais la condition collective ? On peut supposer que la Révélation collective, même si elle est de même nature que la Révélation individuelle, ne se déroule pas sur la même échelle de temps. C’est une loi qu’on retrouve dans bien d’autres phénomènes : le tout évolue plus lentement que les parties. Le corps évolue beaucoup plus lentement que les cellules qui le composent. La conversion individuelle est rendue possible par le cheminement spirituel au cours d’une vie humaine. La conversion collective ne pourrait-elle pas être l’aboutissement d’une maturation beaucoup plus lente, ce que nous appelons l’Histoire ?

D’après la Bible et le Coran, l’Apocalypse est inscrite de toute éternité dans le livre de l’humanité, et les Ecritures insistent sur le caractère irrévocable et irrémédiable de notre destinée, sur laquelle, par principe, nous n’avons pas plus de contrôle que le fœtus sur sa croissance, ou sur le jour et l’heure de sa naissance au monde. Tout doit advenir en son temps.  Comme le dit l’ange à Dieu :

Lance ta faucille et moissonne. L’heure est venue de moissonner, car la moisson de la terre est mûre. (Apocalypse 14, 15)

La confusion des ordres

Un autre thème abordé plusieurs fois dans le chapitre, c’est l’aveuglement des humains. Il rejoint bien entendu le thème de la révélation apocalyptique. Il peut être traduit en termes profanes par ce que Pascal appelle la tyrannie5, la confusion des ordres. Plusieurs versets dénoncent explicitement cette tendance humaine, notamment les mystérieux versets 8 et 9 :

[…] En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus habiles vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière.

« Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’Argent trompeur pour qu’une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.

La fin du verset 8, l’habileté selon l’ordre humain (la rivalité, la rétribution, la compétition économique), contraste avec l’habileté selon Dieu, l’amitié désintéressée. Le verset 15 insiste sur cette confusion. Vous, vous montrez votre justice aux yeux des hommes, mais Dieu connaît vos cœurs : Le contraste est saisissant entre l’ordre humain dont nous sommes si fiers, régi par des lois invisibles et universelles, la réciprocité, la rétribution, l’appropriation, et la connaissance des cœurs dans l’ordre divin. L’accent est mis sur l’incompatibilité radicale des deux : ce qui pour les hommes est supérieur est une horreur aux yeux de Dieu. Cette idée sera traitée dans le détail par St Paul dans les premiers chapitres de la première épître aux Corinthiens. St Paul résume les différentes formes de l’ordre humain : « il y a des discordes parmi vous » (1Co 1,11), et du point de vue du monde, la sagesse de cet ordre s’oppose à la « folie de la croix » (1Co 1,18 ; 23). Or la croix, c’est la violence exposée. Ce qui est réellement folie et scandale pour le monde, c’est de voir exposée la réalité de sa violence, autrement dit le défaut d’origine de la culture.

Le verset 15 va plus loin dans le dévoilement des mécanismes psychiques qui conduisent à la violence et à l’amour du prochain. La manière des Pharisiens, la Loi, prend racine dans le mimétisme aveugle (ce qui a de la valeur aux yeux des autres), alors que « Dieu connaît vos cœurs » suggère l’empathie, la connaissance consciente et intime de l’Autre.

La façon dont nous lisons les paraboles, reconnues ou cachées, est symptomatique de cette confusion. Nous voyons sans peine la violence et l’injustice des Pharisiens, du riche, du gérant indélicat, mais il nous est impossible de reconnaître notre violence exposée. La confusion des ordres est synonyme de dissimulation, d’expulsion, elle ramène toujours à une victime émissaire. Le retournement de l’interprétation se confond avec la Révélation, elle lève la confusion des ordres mais elle déclenche aussi la crise.

Il faut noter à quel point la notion de causalité s’avère défaillante pour éclairer le phénomène de révélation. Notre inconscience nous empêche de la recevoir, mais dans le même temps le scandale qu’elle déclenche lorsqu’elle nous est présentée est ce qui nous rend aveugle. Nous ne voulons pas voir la réalité, à nos yeux elle est vraiment trop laide.

Nous pensons toujours pouvoir basculer de la violence à la paix en ajustant l’ordre matériel avec l’aide de la raison ; alors nous inventons des chimères telles que l’échange de cadeaux, le marché libre et le commerce équitable, la démocratie, l’état de droit et les procès d’assises, les débats télévisés, les jeux du cirque et les matchs de foot, et nous nous étonnons de ne pas voir la violence et l’injustice vaincues par ces formules magiques. Jamais nous ne considérons sérieusement la renonciation à l’appropriation, le pardon et le sacrifice de soi comme des alternatives sérieuses (d’où le ricanement des Pharisiens – nous ! – en réaction aux paroles de Jésus).

Pascal nous a pourtant averti : l’ordre mondain (la matière et la raison) est assujetti à l’ordre divin (l’amour). Nos systèmes, économiques, légaux et sacrificiels, sont et resteront violents tant que nous n’aurons pas vaincu notre violence endémique, qui précède largement ces domaines des cultures humaines. C’est notre mimétisme tragique, et les principes qui en découlent, la rétribution, le sacrifice et la diabolisation de l’Autre, qu’il faut vaincre avant toute chose. Or la défaite de la nature violente de l’humain n’est pas à la portée de l’ordre humain, elle est réservée à l’ordre divin. Cessez, nous dit Luc, de confondre ce qui est à César et ce qui est à Dieu.

Cette relecture de l’Evangile de Luc confirme l’exégèse de René Girard. La Bible détient une connaissance de l’humain que la science contemporaine semble avoir seulement effleurée en surface. Ce n’est certes pas une connaissance scientifique. D’où vient-elle ? Comment un charpentier du premier siècle l’a-t-il acquise ?

Cette herméneutique girardienne dans l’esprit permet aussi une critique comparative des grandes théories anthropologiques. La structure linéaire de l’œuvre de Girard, articulée autour de trois grandes idées, sort fragilisée d’une lecture dans laquelle deux paradigmes concurrents du sacrifice, la loi et l’économie, permettent de dévoiler la même structure élémentaire. L’approche par le sacrifice, aussi pertinente soit-elle, n’est pas la seule qui conduise à la révélation du « phénomène humain ». Les ponts que l’Evangile jette entre la loi et l’économie, auxquels il faut ajouter les nombreuses références au sacrifice dans d’autres chapitres, semblent valider l’approche structuraliste, à condition de ne pas perdre de vue l’absolu de l’amour divin qui domine cette vision systémique et donne sens au tout.

Là où Girard se distingue, c’est qu’il est le seul à avoir sérieusement pensé « l’avant » et « l’après » de la situation telle que nous pouvons la voir. Nous sommes dans l’âge de la culture. Qu’y avait-il avant ? Quelles forces ont façonné l’humanité telle que nous la connaissons ? Et surtout, que nous réserve l’avenir, si tant est qu’il inclue encore l’espèce humaine dans ses plans ? Pourrons-nous vivre un jour débarrassés de la plaie purulente de l’humanité, la violence ? A en croire la Bible, c’est plus qu’un espoir : c’est une promesse.

1St Paul, dans l’Epître aux Romains, nous livre une étonnante inversion de la causalité « naturelle ». Il développe l’idée que ce n’est pas la transgression qui motive l’interdit ; c’est au contraire la loi qui nous amène à transgresser. Il en conclut que jamais la loi ne suffira pour nous rendre justes.

2« Cette forme de contrat entre hommes, l’expérience ethnologique nous la montre partout à l’œuvre. Sous toutes les latitudes, dans des groupes très différents les uns des autres, nous voyons des hommes qui échangent des femmes, et non l’inverse. Nous ne voyons jamais des femmes qui échangent des hommes, ni non plus des groupes mixtes, hommes et femmes, qui échangent entre eux des hommes et des femmes. Non, seuls, les hommes ont ce droit, et ils l’ont partout. C’est ce qui me fait dire que la valence différentielle des sexes existait déjà dès le paléolithique, dès les débuts de l’humanité. » Françoise Héritier, La plus belle histoire des femmes, in Wikipedia, Théorie de l’Alliance.

3Dans les Epîtres de St Paul, les proclamations de la liberté de l’humain sont presque toujours suivies d’un avertissement du même ordre ; voir par exemple Romains 3, 31. Voir aussi Matthieu 5, 17-20.

4« La révélation évangélique, c’est avant tout la révélation du Royaume de Dieu, l’amour substitué à la spirale mimétique et aux rituels violents. Cette offre a pour condition l’élimination radicale des rivalités mimétiques et de l’esprit de vengeance. La menace apocalyptique s’articule à cette offre, car si le mécanisme victimaire, une fois révélé, ne fonctionne plus, ou moins bien, la violence ne pourra que multiplier les victimes, dans l’espoir vain de restaurer ses vertus réconciliatrices. » (Christine Orsini, René Girard, Que sais-je ? p. 97.  2018, Paris)

5Merci à Christine Orsini pour sa providentielle conférence sur Pascal. Le concept de tyrannie a été repris et approfondi par André Comte-Sponville dans son livre : Le capitalisme est-il moral.

Tous les extraits de la Bible proviennent de la TOB.

4 réflexions sur « L’économie selon St Luc »

  1. « Ce cierge, nous apprend Guillaume Durand, est un triple symbole. Éteint, il symbolise à la fois la colonne obscure qui guidait les Hébreux pendant le jour, l’ancienne Loi et le corps de Jésus-Christ. Allumé, il signifie la colonne de lumière qu’Israël voyait pendant la nuit, la Loi nouvelle et le corps glorieux de Jésus-Christ ressuscité. Le diacre fait allusion à ce triple symbolisme en récitant, devant le cierge, la formule de l’Exultet.
    Mais il insiste surtout sur la ressemblance du cierge et du corps de Jésus-Christ. Il rappelle que la cire immaculée a été produite par l’abeille, à la fois chaste et féconde, comme la Vierge qui a mis au monde le Sauveur. Pour rendre sensible aux yeux la similitude de la cire et du corps divin, il enfonce dans le cierge cinq grains d’encens qui rappellent à la fois les cinq plaies de Jésus-Christ et les parfums achetés par les Saintes Femmes pour l’embaumer. Enfin, il allume le cierge avec le feu nouveau, et, dans toute l’église, on rallume les lampes, pour représenter la diffusion de la nouvelle Loi dans le monde. »*

    Merci de reformuler la promesse d’une nouvelle loi, la bonne nouvelle si bien décrite par Proust qui pourrait nous amener à envisager consciemment le don hors de tout sacrifice, même de soi-même, redéfinissant la loi comme la démocratie, sur cet assentiment consenti de ne jamais dominer l’autre, permettant s’il consent symétriquement, de mutuellement accéder à l’amour, vu comme équilibre de la relation.
    Ainsi, suivant Girard et tous les saints qui ont su traduire le message véritablement autre, n’ayant plus à subir aucun martyr car tout est révélé, nous est donné la chance insigne de pouvoir incarner hors des limites sacrées du temple antique la marche sur ce chemin sans chemin, selon Bellet, qu’est notre vie humaine partagée avec les vaillants qui savent suivre cette route escarpée, certain du plein soleil qui l’éclaire de sa vérité :

    « Là, des balustres charmants d’un balcon roman ou du seuil mystérieux d’un porche gothique entr’ouvert qui unit à l’obscurité illuminée de l’église le soleil dormant à l’ombre des grands arbres qui l’entourent, il faut que nous con- tinuions à voir la procession sortir de l’ombre multicolore qui tombe des arbres de pierre de la nef et suivre, dans la cam- pagne, entre les piliers trapus que surmontent des chapiteaux de fleurs et de fruits, ces chemins dont on peut dire, comme le Prophète disait du Seigneur : « Tous ses sentiers sont la paix ». »*

    *https://www.delitdimages.org/la-mort-des-cathedrales-par-marcel-proust-le-figaro-1904/

    P.S. : Existe-t-il un lien vers la conférence sur Pascal de Mme Orsini ?

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    1. Je ne suis pas l’auteur de l’article (il s’agit d’Hervé van Baren), je me suis contenté de le mettre en ligne, mais je me permets de vous remercier pour votre beau commentaire. S’agissant de la conférence de Christine Orsini, la mise en ligne de son texte était prévue sur le site de l’ARM. J’essaierai de cous prévenir le moment venu.

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