Enquêtes philosophiques sur le djihadisme moderne

par Jean-Marc Bourdin

Le Journal philosophique sur les conflits et la violence consacre son numéro 2 à des analyses sur le djihadisme moderne. En grande partie en anglais, cette revue à diffusion internationale contient néanmoins deux articles en Français (celui de Thomas Clavel et le mien). Vous y retrouverez des signatures connues comme celles de Paul Dumouchel, Benoît Chantre et Joseph Rogozinski. Le rédacteur en chef, Andreas Wilmes, nous offre une analyse intéressante des interventions de René Girard sur le sujet. Il a aussi réuni un certain nombre d’entretiens souvent peu ou pas diffusés en France et les met à notre disposition.

http://trivent-publishing.eu/pjcvI2.2017.html

Bonne lecture

4 réflexions sur « Enquêtes philosophiques sur le djihadisme moderne »

  1. J’insisterai sur un point que personne , je crois, n’avait encore développé (paragraphe 1-A) : le sacrifice de soi comme facteur de rédemption. En effet, on entend partout dresser le portrait du terroriste « de base » : c’est majoritairement un petit voyou en déshérence, à la vie chaotique et sans perspectives, mais s’est-on inquiété de comprendre comment une petite frappe déboussolée pouvait un jour résoudre de se faire exploser ? Le ressort du passage à l’acte, énigmatique pour les commentateurs et les journalistes, serait donc, si je lis bien, une sorte de dégoût de soi, ou en tout cas de l’existence, de laquelle le djihadiste tenterait d’excepter un « soi », un pur soi ou plutôt un soi pur, en abolissant la gangue multiforme où il étouffe. Je trouve que cette analyse est puissante et originale.

    Le reste du texte l’est aussi. J’aurais pu discuter l’idée de passage à l’acte en tant que « déduit » d’une entrée dans la foi, elle-même procédant d’une sorte de calcul bénéfice/risques. Ce point m’aurait posé un problème, car suspect d’apraxie à mes yeux, mais ce problème n’existe plus depuis que j’ai lu le paragraphe cité, du point de vue phénoménologique qui est le mien : le moteur de l’action (la terreur comme n’importe quelle autre) est bien la Vie elle-même, tentant de s’atteindre, de se retrouver, ce qui est son mouvement perpétuel. L’énergie qu’elle est, fort mal employée dans le cas de la terreur, doit toutefois être pensée en toute rigueur comme identique, en soi, chez le djihadiste, chez le père de Foucauld, et d’ailleurs chez tous les vivants (toutes choses étant bien entendu complètement inégales par ailleurs).

    De là, les analyses de Roy et sa recherche du sens ultime du djihadisme, me semblent elles-mêmes explicables par la radicalité (si j’ose ici parler ainsi) des analyses menées dans ce texte décisif.

    Aimé par 1 personne

    1. Vous posez les questions que personne n’ose poser.
      – Comment expliquer la mutation souvent brutale d’un délinquant paumé en soldat fanatique, efficace, froid et déterminé, et ayant perdu toute peur de la mort ?
      – Un aspect également méconnu : comment expliquer l’abolition de toute contrainte morale, de tout scrupule ? Le surmoi semble définitivement vaincu. Le phénomène est en évolution de ce point de vue. Les attentats du 11 septembre avaient encore une dimension morale : c’étaient les symboles du « Grand Satan » qui étaient visés, la finance, le pentagone, la Maison-Blanche… Depuis, Daech et Boko Haram ont utilisé des enfants et des adolescents comme bombe humaine ; l’école militaire de Peshawar, Kim de Gelder, Sandy Hook, Manchester : des enfants innocents visés et tués sans l’ombre d’un remord. Les dernières barrières morales sont tombées, ce qui ne peut avoir qu’une explication : l’abolition de toute forme de loi. Ces terroristes se sont affranchis de la Loi. Et vous avez raison de pointer vers la similarité avec une autre expérience, exactement opposée quant à ses conséquences : la sainteté. C’est aussi une « abolition de la gangue multiforme où [nous] étouffons », pour vous paraphraser.
      C’est choquant, mais ce n’est pas illogique. Quand St Paul dit : « tout est permis, mais tout ne convient pas », il fait allusion à un état de conscience supérieur, et seul cet état donne vraiment la liberté. Alors, constatons qu’il n’y aurait pas vraiment liberté si l’issue était écrite d’avance.
      On voit ces terroristes comme des fous, des aveugles fanatisés ; pour certains d’entre eux au moins, je pense qu’il faut reconnaître un état de conscience supérieur, qui leur donne une connaissance élevée du bien et du mal, et la capacité de choisir entre les deux hors de toute contrainte sociale et psychologique. Certains font le mauvais choix. Plus que religieux, le parcours qui les mène à choisir le néant est nécessairement spirituel.
      Le discours politique ou religieux parfois délirant n’est pas significatif, il n’est que l’extériorisation de ce qui se vit au niveau spirituel et qui ne peut être dit. Parfois ce discours traduit le sens profond, comme lorsque Mohamed Merah crie « Moi, la mort, je l’aime comme vous aimez la vie », avant de se lancer dans son baroud d’honneur et d’être abattu.
      L’exégèse contemporaine a toujours cherché à dédouaner Judas de son crime, or les Evangiles, dans les versets qui le citent nommément, utilisent des verbes qui indiquent une conscience élevée : Judas voit, Judas sait, Judas prend le morceau de pain, Judas connaît ce lieu… Les Evangiles reconnaissent la possibilité d’une conversion à la mort, un suicide spirituel pleinement assumé.
      Encore faut-il que les conditions de cette liberté soient remplies, et elles ne l’ont jamais été, d’un point de vue collectif, dans le passé : toujours et partout la loi prévalait sur la liberté et la conscience. Il en est de moins en moins ainsi. La disparition de la loi ouvre tous les possibles, les pires comme les meilleurs.
      Dans Hébreux 10, Paul prophétise la disparition des sacrifices, et il ajoute :
      « Il s’agit là, notons-le, des offrandes prescrites par la loi. »
      Paul reconnaît aussi la possibilité du mal choisi en toute conscience :
      « Car si nous péchons délibérément après avoir reçu la pleine connaissance de la vérité, il ne reste plus pour les péchés aucun sacrifice, mais seulement une attente terrible du jugement et l’ardeur d’un feu qui doit dévorer les rebelles. Quelqu’un viole-t-il la loi de Moïse ? Sans pitié, sur la déposition de deux ou trois témoins, c’est pour lui la mort. Quelle peine plus sévère encore ne méritera-t-il pas, vous le pensez, celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, qui aura profané le sang de l’alliance dans lequel il a été sanctifié, et qui aura outragé l’Esprit de la grâce ? (v. 26-29)
      « Nous irons tous au paradis » ? Non. Désolé de briser un tabou, de casser une belle idée : certains choisissent l’enfer, en toute connaissance de cause.

      Aimé par 1 personne

      1. Cher Hervé,

        Merci. Votre « commentaire » eût mérité une publication sous la forme d’un article à part entière. Au plaisir de votre prochaine contribution dans cette forme. J’apprécie particulièrement votre approche anthropo-théologique qui était en pratique le projet girardien : non seulement remembre les disciplines scientifiques, mais aussi les confronter à la parole évangélique.

        J’aime

    2. Cher Thierry,

      Merci de ton retour. Il est très éclairant. J’en viens à me dire que l’espérance dans une vie la meilleure possible après la mort a été le mobile de nombre des plus grandes productions (et destructions) humaines. J’ai visité dans ma Bretagne d’adoption le « cairn de Gavrinis », construit avant les pyramides au coeur du néolithique, la préoccupation du passage d’un monde à l’autre est probablement la seule motivation envisageable pour le déploiement de tant d’efforts, de soins dans la sculpture et d’ingéniosité. Le tombeau, notamment sous la forme d’un ensevelissement sous les pierres d »une lapidation, est selon Girard le symbole par excellence qui suit le meurtre fondateur, ce lieu de passage à une autre vie, celle de la divinité ou, plus modestement de l’ancêtre dont il est bon de se souvenir.

      J’aime

Laisser un commentaire