Une victime sacrificielle inattendue

 

par Thierry Berlanda

Demandons-nous si la théâtralité qui lui est inhérente dans nos représentations imaginaires communes, ne nuit pas à la production du concept même de victime sacrificielle. Ainsi, est-on certain qu’il doive toujours s’agir d’une victime clairement identifiée, dans le cadre d’un rituel remarquable, fût-il profane ? A la fois illustrée, mais peut-être aussi obscurcie par la figure emblématique d’Abraham levant le poignard sur son fils, voit-on assez que la victime n’a le plus souvent, en elle-même, rien de spectaculaire.

Il me semble qu’il en est ainsi du cocu.

Notons d’abord que le cocu ne serait pas tant chatouilleux sur son propre cas si le mot qui le désigne n’ajoutait le ridicule au tragique. Or de quel ordre pourrait bien être ce ridicule, de même nature que celui, supposé, qui donne lieu aux moqueries d’écoliers, aux défaveurs populaires et aux disgrâces médiatiques ? Le cocu, on ne le plaint moins qu’on ne le moque. Il est volontiers représenté sous les traits du nigaud qui, jusqu’au déraillement conjugal, prospérait dans la vanité de ses certitudes et la religion de son bon droit, souvent associées à un ennui fort contagieux, mais contre lequel lui-même semblait parfaitement immunisé.

On se rappelle Trenet, dans Mam’zelle Clio :

Je suis bien mort quoi qu’on en dise
Oui mais le diable m’a permis
De revenir toutes les nuits
Dormir avec vous sans vous faire peur
Caresser vos cheveux, toucher votre cœur, vous dire à l’oreille
« Je t’aime chérie, je t’aime et j’en meurs »
Et tirer les poils du petit cocu qui veille

 

Comment oublier Brassens, dans sa chanson éponyme ?

Au péril de mon cœur, la malheureuse écorne
Le pacte conjugal et me le déprécie,
Que je ne sache plus où donner de la corne
Semble bien être le cadet de ses soucis.
Les galants de tout poil viennent boire en mon verre,
Je suis la providence des écornifleurs,
On cueille dans mon dos la tendre primevère
Qui tenait le dessus de mon panier de fleurs.

Et Marcel Aymé* de conclure irrésistiblement :

Aussitôt qu’il fut dans la cuisine, le vagabond se sentit rassuré. Un cocu était assis devant le foyer éteint, et tenait sa tête entre ses mains.

_ Bonjour cocu, dit le vagabond. Tu parais en bien grande peine.

_ C’est vrai, dit le cocu, je suis un homme très malheureux. Ma femme est partie avec un amant, et j’ai perdu pour toujours le sommeil de mes nuits.

_ Et comment la chose est-elle arrivée ?

_ Eh bien ! voilà : je ne me doutais de rien quand, hier matin, ma femme est allée rincer son linge à la rivière. En rentrant à midi, j’ai même trouvé la table mise, mais il y avait un billet dans mon assiette : « Je pars pour toujours avec celui que j’adore. Léontine. »

 Dans cette ambivalence de désespoir et de comique, je pense repérer la structure victimaire en ceci que le cocu, désigné comme tel, ne recueille pas la sympathie de ses contemporains, bien qu’on puisse trouver des raisons de droit et de tradition, d’honneur ou d’intérêt, qui pourraient prévaloir dans le jugement qu’on porte sur lui. Au lieu de cela, les femmes jubilent plus ou moins secrètement car un cocu est la preuve vivante que non seulement le rêve est permis mais que sa réalisation est possible, et les hommes se gaussent car considérer un cocu les dispenserait, magiquement sans doute, de le devenir eux-mêmes. L’un d’entre eux vient en effet de prendre sur lui toute la honte d’être trompé, mais plus encore, il semble avoir épuisé, par son propre sacrifice involontaire et pour un certains temps (…) la menace, et même l’imminence, du risque d’infidélité planant sur la communauté.

J’en tire que le cocu, de façon si claire que je n’en vois pas d’équivalents, incarne un type de victime sacrificielle, aussi méconnu que répandu, dont l’opérationnalité symbolique constitue l’un des plus anciens et constants ferments de cohésion sociale. Or son relatif anonymat et sa banalité consubstantielle font du cocu une sorte de victime diffuse, à interaction faible (si l’on peut emprunter ici son lexique à la physique des particules) : sans doute irradie-t-il fortement dans son milieu restreint, mais encore, bien qu’invisible à distance, il demeure efficace au-delà de son cercle pour cette raison que tout le monde sait bien, comme le suggère Marcel Aymé, que « le cocu est nombreux ».

Il n’y a certes pas là de quoi redonner le sourire à Othello, mais on pourra toutefois apprécier que notre manière, française, européenne, et qui ne doit pas dissimuler des drames dont je ne voudrais pas laisser croire que je les prends à la légère, l’emporte moralement sur les rituels de lapidation, vendetta albanaise (blutrache, en langue locale, régie par l’horrible code coutumier Kanun) et autres démonstrations très exagérées de virilité bafouée.

 

*Marcel Aymé, Dans le recueil de nouvelles « Derrière chez Martin », Le cocu nombreux, Gallimard, Biblos, p 278

7 réflexions sur « Une victime sacrificielle inattendue »

  1. Cher Thierry,

    Dans ma relecture de la théorie mimétique, comme tu le sais, tout s’articule autour de deux oppositions : pour et contre, mais aussi avec et sans. « Sans » est bien la situation du cocu, ce sans de l’exclu, mais aussi de celui qu’expulse le rire qu’il suscite.
    Merci d’établir ce pont entre l’exclusion du plus petit groupe imaginable – le deux contre un du « french triangle » – et l’exclusion du lynché par la foule à la taille illimitée. Comme le prétendait R. Girard dans « Des choses cachées… », il n’y a qu’une seule structure à partir de laquelle toutes les autres se constituent. Le cadavre offre son premier signifiant à la foule et peut-être la cocu joue-t-il le même rôle pour les amants. Les cocus de Cervantès et Dostoïevski avaient besoin d’un amant, modèle du désir pour leur femme, mais les amants n’ont-ils pas besoin d’un cocu pour donner sens à leur relation ?
    La moquerie est peut-être ce qui permet en l’occurrence de passer du couple d’amants à la foule des informés du sort du cocu, du triangle à la sphère.

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  2. Tiens, on change de musique, ça repose. J’entends une petite valse…Notre ami nous fait signe vers des temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître (il me semble que le « cocu » est quelqu’un d’autrefois, un autrefois qui n’est pas si lointain, Feydeau plutôt que Molière, c’est un vieil oncle, en somme). Et bref, on est amené à se rappeler, comme si c’était hier, qu’il y a eu certaines femmes qui ont fait souffrir certains hommes. Mais oui. Et s’ils ne souffraient pas (traditionnellement, le cocu est le seul à ne pas être au courant), ils avaient une utilité sociale, presque une fonction : distraire l’attention sur tous les abus de pouvoir (sur les femmes) dont les hommes de ces temps-là étaient capables. Capables mais pas coupables : dans ces temps-là, il y avait une certaine stabilité du système, les persécuteurs partageaient avec les cocus une bienheureuse et très confortable inconscience. Ou si vous préférez, parlons de « méconnaissance », une ignorance qui en sait assez pour vouloir absolument ne rien savoir. Rien du tout.

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  3. Le propos est intéressant au sens où l’on rejoint le concept d’exutoire collectif des frayeurs masculines (je rappelle que la fidélité à laquelle vous faites allusion est fondée historiquement sur la peur des hommes de ne pas avoir la certitude d’être à l’origine de leur descendance présumée). Finalement l’idée de bouc-émissaire (en tant que rempart contre la violence collective) est latente, dans le sens où l’un porte la projection de l’angoisse des autres. Mais j’ai envie de soulever deux points, à brûle-pourpoint :
    1- en quoi le cocu et la cocue diffèrent-ils au point que vous ne mentionnez même pas la seconde catégorie (vous terminez en adjoignant la notion de virilité, j’en déduis donc que votre cocu est un homme …)
    2- le désir de l’un étant mu (mimétique) par le désir de l’Autre, tout homme désire ce que désire l’Autre : jusque là, le cocu était fait comme un rat et ce, d’avance.Oui, nous sommes d’accord : mais pourquoi ne soulevez-vous pas qu’au delà de la raillerie et de la honte (fondée sur quoi, d’ailleurs?), le cocu n’apprécierait pas de se retrouver dans la position de celui qui, à nouveau, peut choisir?
    3- « les femmes jubilent », dites-vous, de ce que le rêve est permis, grâce et dès lors, qu’un cocufiage (d’un homme) est public, parce qu’elles en déduiraient que la liberté est à leur portée. Vous qui dénoncez les exactions telles que citées dans votre article, de virilités mal assumées, comment pouvez-vous penser que les femmes attendraient d’être cocufiantes (pardon pour cette horreur de langage) pour espérer une liberté?
    4- Chacun tient à l’authenticité de ses désirs : le désir du cocu ne pourrait-il pas, partant, être libéré? Pourquoi le (ou les, car ils sont « nombreux » dites-vous, mais aussi femmes) devrai(en)t-il (s) être anonyme(s), banal(s), et à interaction faible? Autrement dit, le « cocufiage » ne permettrait-il pas de faire la part belle au médiateur, en apparence, et de recouvrer dans le même temps, pour le cocu(e), sa part belle à Soi?

    Pardon, j’avais dit deux points, et j’ai manqué à la plus simple comptabilité.

    Merci en tout cas pour ce brin de poésie, auteurs à l’appui. C’est un plaisir.

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  4. Pardon je me permets d’intervenir à nouveau, mais cette fois sur le commentaire de Mr Bourdin : « les amants n’ont-ils pas besoin d’un cocu pour donner sens à leur relation ». Autrement dit d’un tiers-médiateur. S’il n’y a rien à envier, alors point de sens. S’il n’y a pas de vol, d’usurpation, point d’intérêt.
    Ce me semble être une analyse masculiniste : le conflit se développe à partir de l’envie de l’appropriation de l’objet. Croyez-vous que les amantes, celles dont parle d’ailleurs fort mal Mr Berlanda en tant que réceptacles, soient dépourvues d’entendement à ce point?

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    1. Je ne connaissais pas le terme de masculiniste. Je n’ai pas le sentiment de défendre ici des intérêts masculins, si c’est le sens qu’il faut donner à ce mot. La situation de cocu.e en tant que tiers exclu.e est susceptible de concerner des femmes comme des hommes. Par ailleurs, s’il s’agit d’une homme et d’une femme qui cocufient ensemble un homme ou une femme, il y a une sorte de symétrisation de leur rôle, me semble-t-il.
      En réponse à votre interrogation, il me semble que la mimésis d’appropriation n’est pas la seule situation relationnelle et, qu’à l’évidence, elle en engendre d’autres, notamment celle d’exclusion (également très présente dans la théorie mimétique) ou, à tout le moins, de mise à l’écart. Dans les cas évoqués par René Girard que je rappelais dans mon commentaire, il y a par ailleurs plus coopération, voire complicité que conflit.

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  5. Je me permets une remarque : au temps où la notion de « cocu’ faisait florès dans les chansons, les blagues et le théâtre de boulevard, c’était une spécificité masculine. Il n’ y a jamais eu de symétrie ni de réciprocité entre les sexes à cet égard. Sans doute parce que c’était une hantise masculine et, j’y insiste, parce que ça distrayait l’attention des injustices faites aux femmes. On doit au masculinisme généreux de Jean-Marc la notion de cocu.e.

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