La médiation algorithmique

par Jean-Marc Bourdin le 2 octobre 2017

Dès Mensonge romantique et vérité romanesque, René Girard avait proposé une histoire de la médiation du désir, la faisant passer de l’externe non-rivale à l’interne où le modèle était susceptible de se muer en rival pour faire obstacle au désirant. Au terme de sa réflexion, il avait imaginé avec Benoît Chantre dans Achever Clausewitz une médiation intime qui aurait intégré l’imitation du Christ pour nous protéger des affres et dangers d’un désir mimétique à l’orientation déviée. Mais à côté de cette espérance salvatrice, celle que suggère l’aphorisme d’Hölderlin plusieurs fois répété dans l’ouvrage, il est probable que la médiation poursuive sa course vers un tropisme plus périlleux pour l’humanité. Si la médiation intime n’est pas (suffisamment) contagieuse, ce qui est à redouter, une autre au succès plus probable est en train de se diffuser à vue d’œil sans qu’elle soit pour autant envisagée comme la forme post-moderne, voire trans-humaine, de la médiation.

L’historien israélien Yuval Noah Harari, auteur de deux triomphes éditoriaux mondiaux tels que les humanités en connaissent rarement, Sapiens (2011) puis Homo deus (2015) édités dans leur traduction française par Albin Michel respectivement en 2015 et 2017, suggère des éléments de réflexion que la théorie mimétique ne devrait pas négliger. Il est, comme René Girard, un adepte de la très longue histoire. Il commence à homo sapiens, quand il sortit d’Afrique pour essaimer sur l’ensemble de la Terre puis y soumettre les autres espèces animales, voire même à homo erectus et ne néglige pas l’éthologie, notamment la primatologie. Il dégage ainsi des tendances lourdes. Il ne s’interdit pas davantage de penser la suite, également dans un registre apocalyptique, ne serait-ce qu’en raison de sa conscience écologique. Il doute du libre arbitre et de l’unicité du moi ; il préfère à individus, le mot promu par le libéralisme, le néologisme de « dividus » qui fait inévitablement songer à l’interdividuel. Il évoque l’état de recherches neurologiques qui repèrent dans notre cerveau gauche une tendance à réécrire, en l’enjolivant, le récit de notre histoire, suggérant, d’une certaine manière, un substrat biochimique au mensonge romantique. Il constate aussi des éléments d’addiction à la croissance, de contagions mimétiques et de complexité qui ont pour effet que personne n’est aujourd’hui en mesure de freiner les évolutions engagées. Bouddhiste, il met au centre la souffrance là où René Girard proclame l’innocence des victimes des foules. Travaillant sur la même matière, leurs cheminements s’entrecroisent ainsi logiquement, même si, à l’évidence, leurs générations diffèrent : l’un est né en 1923, l’autre en 1976, soit plus d’un demi-siècle pendant lequel l’histoire a évolué à un rythme inédit.

Harari fonde sa longue histoire mondiale et sa prospective sur un constat qu’il reconnaît lui-même comme sans originalité ; il a de ce fait une forte capacité d’ordonnancement de ces épisodes. Les humains ont toujours vécu sous une triple menace : les famines, les épidémies et les guerres, autrement dit, dans un registre moins calamiteux et plus étendu, la faim, la maladie et la violence, soit encore, regroupés en trois termes simples, les quatre cavaliers de l’Apocalypse[1]. Or l’humanité a éradiqué ces menaces ou est en mesure de le faire à tout moment si et là où elle le souhaite : famine, maladie et violence ont beaucoup reculé, du moins si on les évalue à leurs capacités homicides ; l’augmentation de l’espérance de vie en est le reflet synthétique. Les désirs génériques des humains se fonderaient alors désormais sur leur prolongement en termes d’opportunités[2] : un bonheur complet, l’immortalité et la libération de pouvoirs créatifs (et destructifs) faisant de l’homme l’égal d’un dieu, d’où le titre de son dernier ouvrage, Homo deus.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Harari expose quatre révolutions historiques : d’abord une révolution cognitive qui a permis à homo sapiens de devenir la seule espèce animale à pouvoir coopérer à grande échelle en créant des fictions, autrement dit des institutions. Si en essaimant dans l’ensemble de la planète, l’humanité a développé dans une première phase une grande diversité culturelle, elle a ensuite découvert avec la révolution agricole, il y a environ 10 000 ans, le moyen de faire vivre beaucoup plus de monde sur des espaces réduits. Elle n’a toutefois pu constituer des villes, des royaumes et des empires sans inventer simultanément l’écriture et la monnaie (nous dirions plus largement le compte) il y a 5 000 ans, offrant de nouvelles perspectives de coopération à très grande échelle. La possibilité de constituer progressivement un seul réseau est enfin passée par la révolution scientifique, l’exploration, la conquête et le commerce à partir de la Renaissance, faisant tomber avec l’Etat de droit, la démocratie et le marché les barrières s’opposant à l’unification du monde.

Loin de faire l’impasse sur les religions auxquelles il attribue la fonction de donner du sens et de traiter des préoccupations éthiques, ce à quoi la science a toujours échoué jusqu’à présent malgré un point de vue explicitement athée, il en ajoute deux à celles que nous connaissons. Il les présente comme passant des deals avec les sociétés : pour les sociétés agricoles, la demande d’abondance des récoltes, pour les sociétés de l’écrit et de l’argent, les biens de salut…

L’humanisme est pour lui la religion dominante de la modernité. Elle fournit un savoir éthique en combinant expériences et sensibilité en complément du savoir scientifique. L’humanisme donne du sens à des sociétés économiques et politiques modernes qui ont dû renoncer à le rechercher auprès d’une déité. Il la décompose en trois sous-ensembles. Forme orthodoxe de l’humanisme, le libéralisme prône que « l’électeur sait le mieux », « le client a toujours raison », « la beauté est dans l’œil du spectateur », « si ça fait du bien », il faut le faire et, enfin, que l’éducation doit apprendre à penser par soi-même. Le libéralisme a au demeurant pu s’accommoder du nationalisme dans certaines configurations. Une de ses variantes, l’humanisme socialiste, est fondé sur l’internationalisme et les institutions collectives comme le parti et le syndicat. Quant à l’humanisme évolutionniste, il incorpore les idées darwiniennes de lutte pour la vie et d’adaptation des espèces et a culminé, pour l’instant, dans le nazisme. Or l’humanisme évolutionniste pourrait bien connaître un renouveau dans notre XXIe siècle post-moderne.

Pour la suite, Harari invente le néologisme de « dataïsme » pour dénommer la religion qui vient. Elle voit en tout être vivant un ensemble d’algorithmes traitant des données, des flux d’information, y compris pour ce qui relève de l’intelligence mais aussi des sensations, émotions ou désirs et le réduit à cela : chaque humain et chaque communauté humaine peuvent être analysés et « améliorés » en adoptant ce point de vue, notamment en acceptant de considérer les processus biochimiques comme ceux de l’intelligence artificielle de la même façon. Ce faisant, le « dataïsme » ouvre la voie à un découplage entre intelligence et conscience. Dès lors, il rend envisageable la prise de pouvoir par des algorithmes non conscients mais qui deviendront à terme beaucoup plus intelligents que les humains, lesquels, riches des informations que nous leur délivrons gratuitement dans l’espoir de l’immortalité, du bonheur et de l’augmentation de notre capacité de création, les connaîtront mieux qu’ils ne se connaissent nous-mêmes.

Leurs prémices étant partout observables, en particulier dans une médecine qui visera de plus en plus à améliorer qu’à soigner, si ces perspectives s’avèrent, alors nos désirs génériques d’augmentation de l’espérance de vie, de bonheur (ou de satiété, expression moins abstraite mais tout aussi inatteignable) et de pouvoir créatif de nature quasi-divine seront suggérés par ce que nous pourrions qualifier de médiateurs algorithmiques (ce que ne fait pas Harari). Ce nouvel environnement sera probablement à la source d’une mutation des désirs sans précédent. C’est du moins l’impression qu’on retire de la lecture d’Homo Deus.  Les algorithmes qui traitent nos données joueront le rôle de modèle et parfois d’obstacle sans pourtant toutefois nous éviter les déceptions auxquelles notre aspiration au « toujours plus » nous voue… A moins, bien entendu, de nous prescrire des molécules ou des recâblages neuronaux qui nous débarrasseront de ces sources d’angoisse permanentes.

Le désir mimétique entre pairs, que nous repérons actuellement de plus en plus facilement grâce à la théorie mimétique, pourrait se transformer radicalement, tant pour les masses que leurs élites qui, d’ores et déjà, visent à s’approprier les technologies en finançant abondamment les recherches et développements dans le domaine. Ce n’est pas un hasard si les dirigeants des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et consorts) y investissent tous massivement leurs profits et s’ils cherchent dès à présent à valoriser toutes les informations qu’ils détiennent sur nous via des algorithmes qui permettent de mieux connaître et manipuler nos désirs.

Bref, il me semble qu’il y a là un champ nouveau pour les recherches mimétiques. La pénétration des écrivains de génie ne suffira bientôt plus pour rendre compte des mécanismes contemporains du désir. Sans les comprendre, mais à partir de l’observation de leurs récurrences et de leurs variations à de très grandes échelles, des algorithmes seront sans doute en mesure à l’avenir de les modéliser, dans la double acception que pourrait revêtir ce terme, girardienne et mathématique. Au moins tant que les évolutions en cours n’auront pas fait irréversiblement muter ou disparaître homo sapiens tel que nous le connaissons.

[1] Conquête, guerre, famine et mort.

[2] Comme le suggèrent les trois droits fondamentaux de la déclaration américaine de 1776, à savoir le droit à la poursuite du bonheur, le droit à la vie et le droit à la liberté  (donc de pouvoir).

11 réflexions sur « La médiation algorithmique »

      1. C’est bien cela ! La machine ne saura donc que reproduire du même, augmentant le vice de sa puissance, si l’homme romanesque ne sait lui proposer à répliquer la juste élaboration algorithmique de l’amour.

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  1. J’hésite…
    Soit je jette mon smartphone me privant ainsi de la lecture de mon blog préféré, soit je le garde participant alors à l’algorithmisation du monde …
    Mais quand je lis les propositions farfelues associées à certains achats de livres ou DVD effectués dans l’une de ces Gafa ( oui celle qui vous livre en 2 ou 3 jours dans votre trou perdu quand vous avez la flemme d’aller jusque chez Mollat distante de 40 km ) je me dis que le cerveau et le désir d’un individu même très moyen comme votre serviteur ne sont pas près d’être cernés par une quelconque formule mathématique !
    Donc pour l’instant je garde mon portable
    Jacques Legouy

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  2. J’ai eu la même réaction : les recommandations tournent au syndrome de la répétition à l’identique ou quasi. Il paraît néanmoins que d’ores et déjà, l’intelligence artificielle fait mieux que les médecins pour certains diagnostics et qu’avec 300 « like » sur Facebook, on a donné tous les ingrédients nécessaires à un profilage rigoureux. Sauf que, comme un de mes proches me le faisait remarquer hier, on peut s’intéresser à l’islamisme tout en étant ni pro-djihad ni anti-musulman, nuance que certains algorithmes ont du mal à saisir.
    Je pense que la capacité d’algorithmes auto-apprenants finira néanmoins par aller beaucoup plus loin et à produire de l’inédit (c’est apparemment ce qui s’est passé avec le jeu de go où l’IA a joué des stratégies innovantes et a gagné grâce à cela).
    Personnellement je me demande quand même s’il ne faut pas passer à QWANT et à @laposte.net !

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      1. Je l’avais lu également. Un espoir ou un sursis ? Peut-être que IBM est moins à l’aise avec l’IA que les GAFAM… Pour les échecs et le go, c’est râpé. Reste le bridge, un jeu de coopération : pour combien de temps ?

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  3. Je me permets de vous signaler la sortie du nouveau livre de Fabrice Hadjadj « Dernières nouvelles de l’homme (et de la femme aussi) » qui est en parfaite résonance avec l’algorithme en question,
    dont le résumé parle ainsi:

    « N’étant pas progressiste, je ne suis pas décliniste non plus. Le monde est
    encore trop beau pour moi. Un ver de terre n’a pas fini de me fasciner. Et
    je sais qu’aucune technologie ne me permettra de comprendre ma femme, ni de
    l’aimer mieux. Ma résistance au progressisme procède de mon accueil du monde
    tel qu’il est donné, jusque dans son drame.
    Je n’ai pas encore appris à bâtir une maison, cultiver un potager, penser
    comme saint Augustin, chanter comme Dante – pourquoi me jetterais-je sur un
    casque de réalité augmentée ? Je ne suis pas encore assez humain, pourquoi
    chercherais-je à devenir cyborg ? Ce serait, sous couvert d’être à la
    pointe, abandonner mon poste. Celui qui s’émerveille de la naissance d’un
    enfant est peu sensible à la promotion du dernier iPhone. Celui qui sait
    encore crier pour notre salut n’est pas assez crédule pour se vouer à l’intelligence
    artificielle. À moins que l’intelligence artificielle ne l’aide à crier
    davantage, et à s’étonner du ver de terre. »
    Quatre-vingt-dix textes drôlatiques et profonds, dans lesquels Fabrice
    Hadjadj s’interroge sur le devenir de notre humanité sous l’emprise
    croissante de la technologie et de la consommation. Se refusant à tout
    discours moralisateur, il transmet, par sa langue jubilatoire, une
    irrésistible joie de vivre, tout en dégageant les bases qui permettent de
    refonder notre rapport à l’économie et au politique. »

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  4. A propos d’IA et d’algorithmes je vous signale la chronique de Brice Couturier du 31/10/17 ( Le Tour du monde des idées sur France Culture ) Il y exprime le même scepticisme sur les moteurs de recherche et la même mise en garde que JMB sur les big data !
    J Legouy

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