Une pensée du « et (presque) en même temps »

par Jean-Marc Bourdin, le 25 juin 2017

Il a été beaucoup reproché à Emmanuel Macron son usage fréquent de la locution « en même temps » à laquelle il n’a pas, pour autant, renoncé. Il se justifie ainsi le 17 avril 2017 lors d’un meeting parisien : « C’est un tic de langage […] qui voudrait dire que je ne suis pas clair. Que je ne sais pas trancher. Que je serais flou. Parce que vous savez, il y en a qui aiment les cases, les idées bien rangées. Eh bien je veux vous affirmer ce soir je continuerai à utiliser “en même temps” dans mes phrases mais aussi dans ma pensée. Parce que “en même temps”, ça signifie simplement que l’on prend en compte des impératifs qui paraissaient opposés mais dont la conciliation est indispensable au bon fonctionnement d’une société. »

Cela heurte la logique traditionnelle de la non-contradiction même si le « ET » de Gilles Deleuze, la théorie de la « complexité » d’Edgar Morin ou encore les pensées orientales invitent à s’affranchir de ces rigidités intellectuelles.

Qu’en est-il chez René Girard ? Le bouc émissaire est à la fois source de la crise et de son apaisement, le sang peut être purificateur et impur, le sacrifice et toutes les institutions qui en sont la déclinaison sont à la fois violence et contention de la violence… L’hominisation est la conséquence de meurtres fondateurs, donc la vie humaine naît de la mort (« si le grain ne meure… »). Pour l’avenir de l’humanité, l’apocalypse est espoir autant que péril. Quant au modèle du désir mimétique, il est tout à la fois supposé radicalement autre et aspiration au même. Le rival est à la fois modèle et obstacle. Et le skandalon attire autant qu’il fait trébucher. Je pourrais poursuivre encore longtemps.

Si l’on en vient à un concept élaboré comme celui des appartenances, il est ainsi présenté par René Girard : « la plupart des appartenances, même les plus humbles, comporte quelque forme d’exclusion, de rejet et, par conséquent, de violence. » Il en va de même de l’identité : « Avoir une identité, c’est être unique et pourtant […] le terme signifie le contraire de l’unique, et désigne l’identique, autrement dit l’absence complète de différence susceptible d’individualiser. »

La richesse d’une pensée se mesure souvent à sa capacité d’engendrer des paradoxes et à les assumer plutôt qu’à les mettre sous le tapis.

Mais René Girard incite aussi à se méfier du « en même temps », du moins entendu comme « au même moment » dès lors qu’il risque être source d’indifférenciation. Il présente ainsi dans La violence et le sacré la réciprocité, un autre de ses concepts fondamentaux : « La réciprocité est […] la somme de moments non réciproques. Les deux antagonistes n’occupent pas la même position en même temps, c’est bien vrai, mais ils occupent les mêmes positions successivement. Il n’y a jamais rien d’un côté qu’on ne finisse par retrouver de l’autre pourvu qu’on attende assez longtemps. Plus le rythme des représailles s’accélère, moins il est nécessaire d’attendre. Plus les coups se précipitent, plus il devient clair qu’il n’y a pas la moindre différence entre ceux qui se les portent, alternativement. De part et d’autre tout est identique, non seulement le désir, la violence, la stratégie, mais encore les victoires et les défaites alternées, les exaltations et les dépressions : c’est partout la même cyclothymie. » Pour éviter la confusion de ces moments, il faudrait s’attacher à produire de la « différance » : Dans Celui par qui le scandale arrive, il indique ainsi : « J’entends le mot différence au double sens défini par Jacques Derrida : d’une part non-identité dans l’espace, la différenciation du même et, d’autre part, la non-coïncidence dans le temps, le diffèrement du simultané. » Il précise : « […] c’est tout ce qui permet sinon de détruire, tout au moins de masquer l’indestructible réciprocité, de la retarder en mettant le plus grand intervalle possible entre les moments qui la composent, intervalle de temps et d’espace, dans l’espoir que la réciprocité des échanges passera inaperçue. On s’efforce en somme d’oublier le pareil, l’identique, littéralement de le perdre, de l’égarer dans les méandres de différences si compliquées, et de diffèrements si prolongés qu’on ne pourra plus s’y retrouver. »

Tout cela ne permet pas de conclure qu’Emmanuel Macron pense juste. « Et en même temps », cela invite à rester circonspect sur le bien-fondé des demandes de clarification dont son expression publique est l’objet. En tout état de cause, il lui faudra rester en mesure de ne pas sombrer dans l’indifférenciation et de repérer dans chaque situation ce qu’impliquent « la différenciation du même » et le « diffèrement du simultané ».

Mais peut-être faudrait-il dire alors « tout à la fois » plutôt que « et en même temps »…

NB : j’ai emprunté les éléments relatifs à l’usage du terme fait par Emmanuel Macron et les rapprochements théoriques à un article de Raffi Duymedjian et Jean-Marc Pistorello intitulé « “Et en même temps” : une pensée macronnienne de la complexité ? » paru dans The Conversation France du 19 mai 2017.

5 réflexions sur « Une pensée du « et (presque) en même temps » »

  1. Mimétisme, antagonisme, paradoxe, indifférenciation, il faut selon moi en revenir à l’ambivalence du langage mais pas dans une hypothétique signification « objective » mais bien dans son assimilation cognitive. Le Président Macron parle, et c’est sa fonction, au plus grand nombre  » en même temps ».

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  2. Merci pour ce remarquable et plaisant article, ami ! Moi qui suis plutôt sec en ce moment, je redouble d’admiration à l’égard de ta pertinente fécondité.

    De mon point de vue (la phénoménologie de la Vie) la question du « en même temps » se pose aussi. La structure du procès phénoménologique est en effet « praxique ». Ainsi, dans la vie, je ne peux pas « en même temps » ouvrir ma canette et la boire : il y a un ordre, une taxis de la praxis. C’est pourquoi, comme tu le dis bien, ce n’est pas « en même temps » qu’il conviendrait de dire pour exprimer une volonté de conciliation, mais « tout à la fois » : « en même temps » suppose en effet, et c’est une contradiction praxique, qu’on fasse ceci et cela, alors qu’il est impossible de tenir ensemble A et non A dans « le même temps » ; en revanche, « à la fois » laisse ouverte l’option d’une opération judicative de la raison, qui apprécie deux termes d’un problème, et qui trouve une solution non dans l’exacerbation du conflit visant la destruction d’un des termes, mais la compossibilité des deux termes en fonction d’une disposition qu’il revient au politique d’établir. De ce point de vue, Macron exprime ni plus ni moins que l’essence du politique : il gagnerait à le faire en utilisant les bons mots.

    Amitié.

    Thierry

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  3. Jean Marc Dans le 6ème paragraphe, tu cites le mot « différance ». Comme il apparaît pour la première fois dans l’article, on se demande s’il s’agit d’une faute de frappe ou d’une volonté. peut-être cela vaut-il une petite correction et…un nouvel envoi, que je diffuserai aux Poissons roses. Amitiés patrice

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    1. « Différance » est un néologisme formé par Jacques Derrida qui remarquait que le verbe « différer » signifiait tout à la fois « ne pas être identique à » et « retarder ». Pour conserver cette ambivalence, il a constitué un substantif dérivé du participe présent « différance », les termes ordinaires de « différence » et de « différent » ne désignant que la non-identité… En vérité, c’est probablement encore beaucoup plus compliqué et les « derridiens » ne se dérideraient pas en lisant une pareille trivialité !
      Tu peux joindre cette explication à ton transfert aux poissons roses si cela te semble nécessaire.
      Amitiés, JM

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  4. Merci, Jean-Marc, pour cette réflexion stimulante sur la complexité du réel, les paradoxes qui peuvent la traduire ou la souligner et le temps, qui n’est jamais le même, puisque le présent passe et que l’avenir vient le remplacer tout le temps ! Je voudrais juste dire que Macron, à ma connaissance, doit à l’auteur de « Soi-même comme un autre » , Paul Ricoeur, son souci de tenir ensemble des possibles contraires, pas forcément contradictoires, éventuellement conciliables. Par exemple, Ricoeur écrit : « C’est la même époque (la nôtre) qui tient en réserve la possibilité de vider le langage, en le formalisant radicalement, et celle de le remplir à nouveau, en se remémorant ses significations les plus pleines, les plus lourdes, etc. » On peut tenir (en réserve) deux choses en même temps, évidemment alors qu’on ne peut pas tout faire en même temps. Enfin, on va voir ce que peut une politique inspirée par une philosophie, ça change. Et puis, si l’on veut éviter le flou ou, pire, l’indifférenciation du « tout se vaut », je préfère de beaucoup « en même temps » à « tout à la fois ». Encore merci, Jean-Marc et bonne route pour le COV§R de Madrid !!

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