Relancer l’Europe : pourquoi pas à quatre ?

par Jean-Marc Bourdin

Après avoir reflété une réalité, le « couple franco-allemand moteur de l’Europe » est devenu un cliché sans signification ni dynamique. Achever Clausewitz a fort bien montré comment des vaincus enfin lucides surent mettre fin, sous l’impulsion de Charles de Gaulle et Konrad Adenauer au début des années 1960, à une logique millénaire d’affrontement pour la domination de l’Europe et à une rivalité qui s’était exacerbée en 1806 à l’issue de la bataille d’Iéna. Il y eut ensuite Helmut Schmidt et Valéry Giscard d’Estaing dans les années 1970 et Helmut Kohl et François Mitterrand la décennie suivante. Depuis, plus grand-chose de notable, sauf que la monnaie unique née au début des années 2000 à la suite d’une demande de la France s’est révélée être l’achèvement du Zollverein.

Une relation d’admiration mutuelle, l’amitié franco-allemande, a été déséquilibrée avec l’avènement d’un acteur modèle dominant vécu par l’autre comme un obstacle. Mais la France, désirant toujours dans un registre universaliste et nostalgique de ses éclats anciens, se flatte pourtant d’apparaître au moins nominalement comme l’autre grande puissance de l’Union Européenne. Elle est pourtant dominée dans bien des domaines par son modèle au point qu’elle ne dispose pas des atouts suffisants pour rivaliser avec elle : la démographie pour un certain temps encore, le PIB, le PIB par habitant, les exportations, l’industrie, l’équilibre des comptes publics, l’allégeance d’autres nations… En pratique, un déséquilibre est né de la réunification de l’Allemagne et du démembrement du pacte de Varsovie qui a rendu caduc l’attelage commun dont nos dirigeants se gargarisent néanmoins encore, empruntant à une rhétorique surannée. L’Allemagne, quoi qu’ils se racontent, a encore besoin de la France comme un vassal, sans doute encore le plus puissant, mais plus comme un pair. Ce que nous dit de manière tonitruante et souvent plaisante Emmanuel Todd.

Alors, si le nouveau président de la République française veut relancer l’Europe, il lui faut renoncer à cette vieille lune, accepter d’être apparemment moins pour être effectivement davantage. Depuis les échecs à répétition des institutions européennes et la sortie du Royaume-Uni, une voie nouvelle est à rechercher entre la paralysie à 27 et la domination sans désir ni partage de l’Allemagne. Entre tout et rien, il peut y avoir quelque chose. Dans une Union Européenne désormais à 450 millions d’âmes, quatre pays en réunissent plus de la moitié et comptent pour davantage encore en termes de Produit Intérieur Brut : l’Allemagne et la France bien sûr, mais aussi l’Italie et l’Espagne, soit les trois grands pays fondateurs (auxquels s’était alors joint le Benelux) et l’Espagne que le franquisme avait exclu des débuts de l’aventure. Jusqu’à présent, la France, trop heureuse de se comparer à son cousin germain, s’est complu à rabaisser ses deux voisins latins pour les tenir le plus souvent comme quantité négligeable.

Il serait pourtant bien plus judicieux de proposer de constituer un directoire à quatre en tenant compte des rapports de force démographiques et économiques. Les trois latins seraient susceptibles de faire valoir plus souvent ensemble leurs intérêts et conceptions communs, ce qu’ils échouent à faire séparément. Une fois cette base admise, d’autres pays pourraient probablement venir s’y agréger, mais au prix de leur renonciation explicite à freiner la dynamique imprimée par les quatre grands : en raisonnant à partir des contiguïtés culturelles et géographiques, il s’agirait probablement de la Belgique (et du Luxembourg), autres pays fondateurs, mais aussi de l’Autriche et du Portugal. Une heureuse contagion mimétique d’adhésion pourrait ainsi être enclenchée. Le cas des Pays-Bas, puissance démographique moyenne et forte économie, est plus compliqué : très liés à l’économie allemande, ils sont aussi historiquement un cheval de Troie britannique dans les communautés européennes originaires et dans la zone euro ; à eux de choisir en pesant les avantages et les inconvénients. D’autres s’arrimeraient sans doute à cet ensemble. L’essentiel serait qu’ils reconnaissent le rôle directeur des quatre grands. Il n’est bien entendu pas sûr que l’Allemagne accepte de gaieté de cœur un tel rééquilibrage de sa domination. Si elle refusait, il faudrait alors en tirer les conséquences. Mais, il serait coûteux pour elle de risquer de perdre une position qui resterait en tout état de cause centrale sur le vieux continent. Elle pourrait en particulier faire le pari qu’elle trouverait sur certains dossiers un front latin désuni et préserverait de ce fait sa prééminence.

La France sortirait ainsi de la relation de modèle-obstacle stérile au sein de laquelle elle ne parvient plus à rivaliser à armes égales avec l’Allemagne. Il lui faudrait renoncer à son hubris et reconnaître simultanément sa fraternité historique avec l’Italie et l’Espagne héritée de l’Empire romain. Un peu d’humilité ne lui ferait pas de mal.

Voilà comment la théorie mimétique est susceptible d’enrichir une approche réaliste de la politique internationale. Notre pays ne peut désormais rien sans ses voisins et ne peut plus grand-chose à l’ombre de la grande Allemagne. Il lui fut se frayer un nouveau chemin. Il est étroit, mais pas impossible à arpenter avec un nombre limité de pèlerins judicieusement choisis si chacun accepte de partager le pain de la paix.

Jean-Marc Bourdin, le 23 avril 2017

7 réflexions sur « Relancer l’Europe : pourquoi pas à quatre ? »

  1. D’un point de vue politique et technique, j’approuve ton beau texte et les perspectives utiles, voire même urgentes, qu’il précise. Mais je pense aussi que les pays européens, y compris les quatre que tu appelles à converger, doivent établir un contrat non pas seulement en partant de leurs ressemblances, mais aussi en assumant leurs différences. Leurs ressemblances, on les connaît : les arts, le parti pris (même tardif) du règlement des conflits par le dialogue, l’attention proclamée aux plus faibles, bref une même source chrétienne (quoi qu’on en dise).
    Mais alors pourquoi éprouve-t-on tant de difficultés à en réussir la transformation politique ? Parce que précisément les fondamentaux politiques de ces pays ne sont pas les mêmes. L’Histoire est à mon avis, en effet et paradoxalement, surtout celle des « métamorphoses de quelques invariants ».

    De ce point de vue, déterminée aussi par sa géographie, l’Allemagne veut la puissance, la suprématie, une position centrale, hégémonique, établie sur un rapport déséquilibré à son profit avec des pays satellites qui seraient, dans tous les sens du terme, sa clientèle. Elle n’est certes pas condamnée à la répétition du délire hitlérien, mais elle est néanmoins, en un mot, au moins depuis Guillaume, un Empire.
    L’Angleterre et l’Italie, dont tu ne parles pas ici, et aussi les Pays-Bas, sont des pays de pirates et/ou de mercenaires (excuse le raccourci, et c’est un fils d’Italiens que le dit) : leur objectif est celui de marchands, ce qui n’a rien de répréhensible, mais qui ne fonde pas, on le voit, un projet d’intégration politique achevée.
    La Belgique n’est pas une nation, et donc son Etat se réduit à une administration. De ce point de vue, on le voit aussi, la Belgique est la plus facilement disponible pour l’Europe, n’étant finalement pas grand-chose elle-même, en tout cas en tant qu’Etat.
    Quant à la France, depuis Chrétien de Troyes, elle est et reste le pays de la chevalerie : c’est la grandiloquence, les projets industriels délestés de toute rigueur économique, mais aussi l’attention aux pauvres, le désintéressement, le service de l’intérêt général (fût-il autre que strictement celui de ses nationaux). Bref, la France c’est la grandeur sans la puissance, car décidément son plus grand bien n’est pas de ce monde. Fille ainée de l’Eglise, elle est et reste, à sa grande surprise sans doute.

    Or je pense qu’on peut se parler quand même, échanger aussi, et même construire une maison commune, mais pas ou plus en faisant l’économie d’une analyse de fond (dont je n’ai dessiné ici qu’une esquisse, assez grossière j’en conviens).

    Amitié

    Thierry

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  2. Repartir d’une volonté à deux éventuellement élargie à plusieurs, voilà qui semble un bon chemin.
    Peu de pays de l’est dans ton paysage. Faut-il abandonner la pologne ou lui proposer un nouvel arrimage ?

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    1. A elle de voir : le carré initial est ouvert à tous et n’exclut personne a priori. L’essentiel est de ne pas donner un pouvoir de blocage à un Etat aux intérêts par trop divergents et à l’ancrage démocratique incertain. A mon sens, le gouvernement polonais actuel n’est pas partant pour. Par ailleurs, la Pologne n’est pas dans la zone euro.

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  3. Belle analyse de géopolitique mimétique inédite et originale !
    Tu invites sous nos yeux une nouvelle discipline d’analyse et de proposition politique opérante et prospectiviste !
    Je vote pour toi
    JV

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  4. Par gros temps il faut réduire la voilure et votre proposition peut séduire mais il convient aussi de considérer la taille optimale de toute construction humaine. De toute façon on ne va pas de l’avant en faisant marche arrière.
    Un article paru en janvier 2016 dans la désormais célèbre « Revue des Deux Mondes » signé par le Président Giscard d’Estaing me parait digne d’intérêt. Il sépare dans la construction européenne la zone de libre-échange et la zone Euro qui implique une intégration politique et fiscale sans lesquelles cela ne peut fonctionner. Les arguments sont pertinents et témoignent d’une sagesse certaine.
    Je vous conseille de lire cet article.

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    1. J’ai longtemps pensé comme VGE, mais je ne suis plus certain aujourd’hui que la seule concentration sur la zone euro suffira à prendre des et définir des projets ambitieux. D’où l’idée d’un noyau dur au sein de la zone euro pour créer l’entraînement nécessaire à une intégration politique, sociale, fiscale et écologique. Au final, le résultat sera probablement le même. Ma proposition porte sur une modalité quasi-institutionnelle : entre le couple franco-allemand et une zone euro dont chaque membre aurait le même poids, il y a peut-être une tierce possibilité, d’autant plus importante à trouver que l’euro est aujourd’hui plus l’héritier du Mark qu’une unité de compte synthétisant de manière harmonieuse le panier des monnaies auxquelles il s’est substitué.

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      1. Le siècle actuel a vu la création de l’Euro qui peut paraître être la monnaie commune et malheureusement unique d’une grande partie de l’Europe. Pour paraphraser le ministre américain Mac Namara ( qui parlait du Dollars ) l’Euro est notre monnaie mais aussi notre problème. Il est certain que l’Allemagne est et sera l’ultime bénéficiaire continental de l’action de la banque centrale sise à Francfort.
        Les nations n’ont pas assimilé les cataclysmes humains et populaires du siècle dernier se contentant du « plus jamais ça » quelque peu angélique.

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