Malheur à celui qui arrive par le scandale ?

par Jean-Marc Bourdin

Notre époque vit un étrange renversement, comme si de nombreux faits convergeaient pour donner raison aux prophètes de malheur. Prophètes qui, au demeurant, ont toujours annoncé les dangers dans l’espoir d’une prise de conscience qui permettrait de les éviter. D’un certain point de vue, la maîtrise de risques que l’on cartographie pour mieux les mettre sous contrôle, aujourd’hui dans les entreprises comme dans les organismes publics, se présente comme un point d’équilibre contemporain. Hans Jonas et son « principe responsabilité » ainsi que Jean-Pierre Dupuy en tant que promoteur du « catastrophisme éclairé » ont conceptualisé pour la planète ce que les risk managers, contrôleurs internes et autres auditeurs répertorient et tentent de contenir dans toutes les organisations. Quant aux particuliers, ils sont assurés d’office par des organismes publics de sécurité sociale ou incités à le faire par des mutuelles ou des sociétés d’assurance. Et des conseils les appellent à la vigilance pour limiter les risques : alimentation, tabagie, alcool, phénomènes météorologiques, pollution atmosphérique…

Malgré (ou peut-être paradoxalement en raison de) ces efforts prudentiels censés nous rassurer sur la persévérance de nos êtres qui se répandent partout, l’avenir est en train de changer de statut : un temps lieu du progrès indéfini des sciences et techniques, de l’économie marchande et des droits de l’homme, il semble être devenu celui des périls mortels de l’humanité, entre retour de la guerre et des états de violence, menaces écologiques multiples et technologies du trans- ou du post-humain.

Ce retournement de tendance apparaît d’un coup inéluctable quand les gouvernants, les banquiers et les militaires s’ingénient à multiplier et aggraver tout d’un coup les risques dont ils devraient limiter la fréquence et la gravité. Et il vient de trouver son incarnation en la personne de Donald Trump qui, tout à la fois, prétend protéger sa population contre toutes les autres mais entend aussi l’exposer à tous les risques par ses initiatives. Le milliardaire a fait du scandale sa marque de fabrique, comme ces artistes de l’avant-garde qui cherchent délibérément à se faire rejeter d’abord pour ensuite gagner la reconnaissance, voire la postérité. Issu de la téléréalité, il sait que la provocation la plus outrancière déclenche la polémique, laquelle confère et renforce désormais la notoriété de la manière la plus facile : elle n’exige ni la perfection, ni l’excellence pour se faire remarquer ; il suffit de se planter là comme obstacle à la bienséance. Le mépris de la vérité est présenté comme le comble du réalisme. Jusqu’à présent, tout cela était cantonné à la virtualité d’un spectacle télévisuel. Voici que, par un coup du sort permis par le processus de sélection du président des États-Unis, l’outrance devient le principe de l’action publique. Dans un pays qui s’est construit par l’intégration continue de migrants et fut fondé par des Puritains expulsés de Grande-Bretagne, est décrétée l’exclusion de l’étranger, le proche mexicain comme le lointain réfugié en provenance de pays musulmans en guerre. La contrée de la liberté de la presse a conduit à sa tête un président qui fustige les médias accusés de lui être hostiles. Le test ultime de la capacité de résistance de la démocratie en Amérique est en train de se mettre en place : les associations commencent à interpeller le pouvoir judiciaire sur ce qui leur paraît être des abus de pouvoir ; le droit va-t-il alors encore être en mesure de contenir la force ?

Le bilan des conséquences possibles à moyen et long terme des premiers messages émis est impressionnant : elles semblent être ignorées au profit d’une communication politique immédiate. Ainsi de l’interdiction du territoire imposée aux ressortissants de sept pays musulmans : elle condamne la possibilité d’un rapprochement avec l’Iran, pourtant indispensable à la lutte contre Daech, et oblige les interprètes irakiens, plus tous ceux qui ont lutté aux côtés des Américains, à abandonner tout rêve d’émancipation aux États-Unis pour eux-mêmes et pour leur famille ; leurs émules potentiels réfléchiront dans l’avenir à deux fois pour s’engager dans de pareilles aventures. Quant aux mesures protectionnistes censées lutter contre le chômage dans un pays de plein-emploi mais de bas salaires, elles ne vont probablement pas augmenter l’emploi ni les salaires, mais elles vont à coup sûr diminuer le pouvoir d’achat à la fois par la taxation des produits importés et par la substitution de produits made in USA fabriqués à des coûts plus élevés. Enfin, le retrait ainsi amorcé des échanges internationaux devrait avoir pour conséquence la limitation accélérée de la place du dollar dans les transactions entre économies nationales au profit de l’euro et du yuan : or la place du dollar en tant que devise internationale dominante est ce qui permet au pays de ne pas avoir à assumer ses déficits commercial et budgétaire. Bref « America first » peut-être, mais une Amérique qui se prive des moyens historiques de sa puissance militaire, économique et monétaire tout en détruisant les conditions du consensus national en croyant les renforcer. La déception risque d’être immense.

Face à ces tendances déprimantes, rappelons-nous néanmoins les propos quasi-testamentaires de René Girard, que sa pensée apocalyptique a fait ranger, à tort, dans la catégorie des prophètes de malheur : « L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde : elle fonde une espérance. Qui voit tout à coup la réalité n’est pas dans le désespoir absolu de l’impensé moderne, mais retrouve un monde où les choses ont un sens. L’espérance n’est possible que si nous osons penser les périls de l’heure. À condition de s’opposer à la fois aux nihilistes, pour qui tout n’est que langage, et aux « réalistes », qui dénient à l’intelligence la capacité de toucher la vérité : les gouvernants, les banquiers, les militaires qui prétendent nous sauver, alors qu’ils nous enfoncent chaque jour un peu plus dans la dévastation. (Achever Clausewitz, p. 16) » Des gouvernants, banquiers et militaires sont clairement associés à la tête de l’exécutif américain et leur « réalisme » n’augure rien de bon. Quant aux nihilistes pour qui tout n’est que langage, ils sont aussi les propagandistes de la « post-vérité » relativiste dont ce blogue proposait récemment une analyse.

L’heure a-t-elle sonné ? Comment finira la mandature de Donald Trump ? Un impeachment, mécanisme d’expulsion légale par les membres du Congrès (quasi-unanime puisque les deux-tiers des sénateurs doivent voter la destitution) redonnant aux Républicains, via leur vice-président, ce que le candidat qui avait phagocyté leurs primaires leur avait soufflé ? Voire un assassinat commandité par des services secrets effarés par les conséquences sur les intérêts à moyen et long terme de la Nation étatsunienne de la politique étrangère menée, ou par un consortium d’entreprises américaines dont la prospérité serait durablement compromise par les mesures actuellement décrétées ?

Quoi qu’il en soit, une question plus importante demeure à ce jour sans réponse : qui viendra susciter l’espérance et « penser les périls de l’heure » dans le respect de la vérité ?

Jean-Marc Bourdin, le 5 février 2017

3 réflexions sur « Malheur à celui qui arrive par le scandale ? »

  1. Moi, je trouve que l’espérance est très présente dans cet article : on a un sombre tableau, d’accord, mais à la fin, il y a une part de rêve, le rédacteur de l’article semble vouloir nous rassurer et en tous cas nous éviter le pire, puisqu’il envisage soit l’empêchement soit un assassinat. Historiquement, les Américains ont montré leur préférence pour la manière forte. Mais qui va s’y coller, étant donné que les gars à cou de taureau et surarmés faits pour le job se trouvent actuellement dans le camp du Président ? A moins qu’il ne les déçoive, et c’est une hypothèse envisagée aussi par cet article. Décidément optimiste !

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